A la lecture de « A mourir entre les bras de ma nourrice » (éditions Glénat), on sent une force graphique de la part de Raphaël Pavard.

Le trait, l’architecture urbaine, les paysages, les couleurs… Tout est réfléchi afin de servir l’intrigue. Roman noir, portrait de femme, « A mourir entre les bras de ma nourrice » est écrit au plus proche de la réalité par les scénaristes Mark Eacersall et Henri Scala. Fatoumata, mère seule contre tous, arrivera-t-elle à sauver sa famille ?

Entretien avec Raphaël Pavard, dessinateur passionné par le cinéma.

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Le dessin a-t-il été une évidence ? La bande dessinée ?

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J’ai toujours su que je ferais de la BD, même si le chemin s’est révélé quelque peu tortueux. Mon père dessinait beaucoup lui-même et m’a sans doute transmis le virus, du moins il l’a encouragé. Je dessinais donc très tôt, et beaucoup, comme tous les enfants. La différence, peut-être, est que je n’ai jamais arrêté en grandissant. Ça a même empiré… Le jeu s’est transformé rapidement en passion dévorante, voire en obsession vitale, au fil des ans ! Je dessine partout tout le temps, je remplis des carnets par dizaines, invente des milliers de visages, dessine dans ma tête, parfois sans crayons, en remuant les doigts dans le vide… Quant à la BD proprement dite, je me suis dit assez rapidement qu’il faudrait que je raconte mes propres histoires, ou que je donne vie à ces décors et ces personnages qui apparaissent dans mes carnets. Pour le moment, je travaille avec des scénaristes, mais j’espère illustrer et investir bientôt mon propre univers. Le langage BD m’intéresse aussi parce que j’adore le cinéma (de Michael Mann à Miyazaki, en passant par Spielberg et Sergio Leone) et qu’avec une simple feuille, un crayon et de l’imagination, on peut en quelque sorte s’improviser réalisateur de n’importe quel genre …sans contrainte de budget ni de casting !
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Comment transposez-vous le style de Paul Gauguin en bande dessinée?

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Gauguin est l’un de mes peintres préférés, je ne peux pas le nier, et encore moins son influence sur ma conception des couleurs. Ceci dit, je n’ai jamais cherché à copier son style ni même à lui rendre hommage. Je tâche cependant d’appliquer certaines de ses découvertes à mes mises en couleurs : faire passer l’émotion par la couleur et la vibration de la couleur, sans faire primer le réalisme. Faire confiance à l’intention, à ma subjectivité. J’improvise totalement, je ne pense pas mes couleurs à l’avance, et néanmoins, je ne veux à aucun prix compartimenter artificiellement les étapes : finaliser un crayonné propre, puis un encrage précis, et enfin une sage colorisation, comme le font trop d’illustrateurs. Je n’aime pas « l’illustration »! Je veux tout mélanger, quitte à me tromper, revenir en arrière, remettre du trait sur de la couleur, charger avec de la pâte, forcer un contraste etc. Il y a chez Gauguin de la puissance, de la poésie et du mystère confondus, de l’exotisme au fond de la Bretagne, de la couleur dans la couleur, de la couleur dans les bruns et les ombres. J’essaie de tendre vers ce cocktail, oui.
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Quelle fut l’idée graphique de “A mourir entre les bras de ma nourrice”?

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L’histoire elle-même était réaliste, du moins son cadre, ses acteurs, la drogue, la vie en cité, la police. Les scénaristes ne voulaient pas en rajouter une couche avec un traitement documentaire. Il fallait provoquer quelque chose, pour ne pas tomber dans une esthétique et un ton « Zone Interdite », quelque chose qui aurait vite été soit ennuyeux, soit caricatural. Alors ils m’ont conseillé, avec mon éditeur, d’y aller à fond dans ce que je sais faire : réinventer les couleurs, oser, trouver des tronches, de l’expressivité assez brute, de la poésie dans le béton, en gardant cet aspect vif de mes carnets, carnets de voyages et de croquis divers. Mes scénaristes avaient jeté un œil aux extraits que je mets parfois sur Instagram, et ils s’étaient dit qu’une technique assez enlevée, nerveuse par moments, expressionniste ou fauve ailleurs, pourrait coller sur ce genre de récit. On était assez loin d’un style polar, avec des masses de noir…
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Vous adoptez un dessin urbain – l’environnement semble capturer les personnages. Avez-vous fait des recherches ? Y a-t-il une ambiance américaine ?
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Dessiner la ville, ou plutôt une ville française d’aujourd’hui a été au départ un challenge. Je dessine beaucoup de grandes architectures, mais elles sont la plupart du temps imaginaires : des palais baroques, des châteaux en ruine etc. Pour Nourrice, l’action se passe en théorie du côté de Grenoble, dans une cité. Le scénario prévoyait normalement d’identifier clairement les quartiers et bâtiments de la ville, pour conforter le réalisme du récit à la première personne. Je me suis toutefois assez vite rendu compte que l’immersion serait plus efficace en trafiquant légèrement ces repères, disons à la façon de Scorsese exagérant les dimensions de son ring pour « Raging Bull » (1980). Autant faire un roman photo sinon.

Je ne voulais pas non plus stigmatiser un quartier entier en le recopiant, sinon planter le cadre d’une ville de province (et non comme d’habitude, Marseille ou la banlieue parisienne). Et je voulais pouvoir « jouer » avec mon décor, pour les besoins de l’action, de la dramaturgie, pour le spectaculaire des pleines pages. Alors j’ai passé des heures à étudier Grenoble et Echirolles sur Google Earth, pour en comprendre l’esprit, avant de créer de toutes pièces l’essentiel du décor, c’est-à-dire la cité de Fatou et son appartement. Evidemment, j’ai glané tout au long de la création de l’album des photos et des croquis de mobilier urbain, de tags, de looks. Plein de petits détails pour saupoudrer de réalisme mon terrain de jeu, pour habiller la ville. Mais celle-ci n’existe pas : j’ai inventé chaque immeuble de la cité (quoique l’un d’entre eux soit inspiré de la tour des Horizons, à Rennes, pour son côté organique, cage thoracique). Je les ai déplacés et repositionnés jusqu’à trouver le meilleur emplacement possible pour mes perspectives futures et mes déplacements de personnages. Le plus compliqué a été bien sûr de tout reporter précisément sur un plan, avec les positions de lampadaires et places de parkings, pour ne rien oublier des arrière-plans. Bien sûr, j’aurais pu utiliser un logiciel, ou me contenter de reprendre exactement les projections 3D de Google Earth, mais j’avais besoin de manipuler le décor -de jouer avec (!) Quant à l’appartement de Fatou, je l’ai entièrement construit en Legos, avec tous ses meubles. J’avoue que je me suis pas mal amusé…

L’ambiance est américaine sur certains plans, fatalement. Comment éviter ces clichés d’atmosphères urbaines, d’ambiances nocturnes, quand on est biberonné aux films et séries US ? On peut aussi s’en amuser, ou les reprendre pour le plaisir du dessin, le temps d’une case ou deux. C’est ce que j’ai essayé de faire par endroits (l’intérieur d’une voiture de flic, les basses de hip hop qu’on « entend », les travellings…). Le reste est plus européen, pas nécessairement franco-français en fait.

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Pourquoi avoir montré nue Fatoumata dès le début de l’intrigue ?

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L’album est scandé régulièrement par des pleines pages silencieuses où Fatou se révèle, vulnérable. Avec la pleine page sur Fatoumata nue, nous voulions « frapper un grand coup » dès le début. Le nu de cette femme « normale », sans fard et sans érotisme non plus, dans son intimité. Un vrai corps livré brut, avec des rondeurs, dans une salle de bains très modeste, où il n’y aurait normalement pas la place pour deux personnes. C’est la magie de la BD: on enlève le mur et on regarde vivre un personnage, mais sans voyeurisme, comme dans une maison de poupée. C’est l’heure où Fatou est seule réveillée dans la ville -seule avec ses pensées devant le miroir. Nous voulions faire entrer le plus tôt possible le lecteur dans cette intimité, à la façon d’un documentaire Strip-Tease.
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Que révèle l’appartement de Fatoumata et ses enfants ?

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J’ai tâtonné un certain temps avant de trouver l’appartement. Il est tout en largeur, tout au bout du couloir, tout en haut de l’immeuble. La BD est presque un huis clos, si l’on considère que Fatou évolue (avant le final) dans des cercles concentriques : son appartement / la cité. Il fallait que chaque objet y soit à sa juste place, parce que le lecteur les retrouverait régulièrement, tout comme Fatou, jusqu’à éprouver cet ennui …qui explose soudain. Et comme la petite famille n’a pas d’argent, ces objets et ces quelques pièces dessinent son portrait sans fioritures mais sans pathos non plus. Il y a des jouets par-terre, un peu partout. Des masques africains dans le salon. Dans la cuisine, des fruits, des aimants colorés sur le frigo. Dans les deux petites chambres, des lits qui prennent trop de place et des chaussures bien rangées. On sent l’importance de la mère, son combat quotidien, son amour pour ses filles, sa double culture aussi. On devine les caractères différents des enfants, leurs envies comprimées dans cet espace.
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Pour quelles raisons le vert est-il aussi présent ?

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Le vert est ma couleur préférée… Mais les couleurs dans lesquelles je retombe immanquablement si je peins sans réfléchir, disons ma zone de confort, serait plutôt l’association turquoise-orange. Pour « Nourrice », j’ai cherché à explorer le rose, pour son côté organique aussi bien que sa douceur à contre-emploi dans les scènes de couloir …et les bleus-verts, en cherchant, toujours, à exprimer des choses avec de la vibration, de l’inattendu. Des jaunes citrons, des bleus chauds, du béton vert, des peaux noires qui ne le sont jamais, mais vertes, rougeâtres, violacées… Je ne voulais pas de gris et de bruns comme on s’y attendrait pour une histoire de drogue et de cité. On aurait été dans le cliché ou le misérabilisme, alors que c’est une histoire lumineuse, finalement, avec une femme qui se bat pour survivre, puis pour gagner.

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Quelles sont vos envies graphiques à présent ?

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Eh bien j’ai beau avoir pas mal mélangé les techniques sur « Nourrice » (aquarelle, gouache, acrylique, bic et crayon), et j’ai beau m’être beaucoup amusé avec la mise en scène et les ambiances colorées, je ressens une certaine frustration créative. J’aimerais à la fois gagner en efficacité sur mes prochaines BD, avec un trait toujours très libre, mais peut-être davantage de simplicité sur les oppositions de couleurs, leur nombre peut-être, travailler peut-être en couleur pure. Et en même temps, j’aimerais réussir à donner à mes planches autant de personnalité qu’à mes carnets quotidiens. C’est-à-dire parvenir à raconter des histoires de façon limpide sans rien perdre de mon goût pour l’improvisation, pour la liberté technique : être si possible aussi original et aussi radical que dans mes carnets.
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