Véritable précurseur de la mode, Yves Saint Laurent (1936-2008) a toujours étonné voire séduit son monde. Amoureux des cultures du monde entier, le couturier originaire d’Oran est le premier à faire défiler des mannequins asiatiques et africaines. Si un mot pouvait qualifier le parcours d’Yves Saint Laurent, libre serait sans nul doute le plus pertinent.
De 1976 jusqu’aux dernières années de la vie du créateur, Christophe Girard va l’accompagner. Secrétaire général de la maison Saint Laurent à partir de 1978 puis directeur général adjoint en 1997, il va connaître les gloires mais aussi le crépuscule lorsque la santé du couturier se dégrade considérablement.
Entretien avec Christophe Girard, auteur du livre « La Vie selon Saint Laurent » et témoin d’une vie de mode.
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Vous avez le connu le monde de la mode et celui de la politique. Au-delà des rencontres, qu’est-ce qui a fait qu’Yves Saint Laurent se démarquait des autres ?
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Lorsque je l’ai rencontré en 1976, j’étais alors jeune étudiant à Tokyo. Pour gagner un peu d’argent, je faisais alors le mannequin et de la vente pour une boutique Yves Saint Laurent Rive gauche homme qui venait d’ouvrir.
J’avais été invité chez Castel Tokyo qui organisait une fête en son honneur. Saint Laurent m’a tout de suite dit que j’étais très bien habillé. Je portais justement une veste Rive gauche.
J’ai tout de suite vu l’immense couturier et artiste qu’il était. Il n’avait alors que 40 ans. J’ai consacré 22 ans de ma vie dans le monde d’Yves Saint Laurent. Dans une vie vous n’avez qu’une seule fois la chance de rencontrer une telle personnalité.
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Bien que profondément timide, Yves Saint Laurent possédait en effet un grand charisme. Etait-ce une personnalité complexe ?
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Lorsque je l’ai connu, Saint Laurent était encore en forme. Sa santé s’est ensuite dégradée à la fin des années 70. C’était quelqu’un qui consommait des drogues mais surtout Saint Laurent était profondément mélancolique. Pierre Bergé disait souvent que son compagnon était né avec une dépression nerveuse. Malgré les succès et la gloire, rien ne rendait heureux Yves Saint Laurent. Le bonheur n’arrive jamais sur commande. Saint Laurent s’ennuyait très facilement. Je pense que lorsqu’on atteint un tel niveau d’exigence, de lucidité et de sensibilité, tout doit sembler terne.
Cependant, Saint Laurent aimait l’audace. Il a posé nu pour la promotion de son premier parfum homme devant l’objectif de Jean-Loup Sieff. Saint Laurent s’est aussi inspiré pour ses créations de vêtements traditionnels africains et asiatiques. De nos jours, les wokistes seraient vent debout devant cette source d’inspiration.
Bien qu’il était en couple avec Pierre Bergé, Yves Saint Laurent s’était enfermé dans une forme de célibat. Heureusement, il a fait le métier qu’il aimait. Yves Saint Laurent Pierre Bergé ont également pu fonder une maison qui portait son nom.
Lors d’un retour de Marrakech où il allait fréquemment se reposer, il m’a rendu visite dans mon bureau Il était furieux car il avait pu voir de nombreuses contrefaçons de parfum Dior et Chanel dans le souk mais pas de Saint Laurent ! Pour lui, être contrefait, même grossièrement, prouvait qu’on était populaire. Il aimait voir son nom partout.
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Vous intégrez dans votre livre des correspondances. Est-ce l’intime qui permet de mieux les comprendre ?
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Comme nous nous voyions tous les jours, Yves Saint Laurent se confiait de temps en temps. Il se plaignait souvent. Les relations avec son compagnon Pierre Bergé pouvaient être tumultueuses. Lors de telles tensions, on se rabiboche souvent sur le dos de celui à qui on a confié son mécontentement. Yves Saint Laurent me demandait parfois d’apaiser leurs disputes. J’ai rapidement compris à mes dépens qu’il ne fallait en aucun cas se mêler des affaires conjugales de ses patrons. Je n’étais pas le fils du couple.
Cependant, lors de confessions, je ne sais pas si Yves Saint Laurent me confiait finalement beaucoup de secrets.
Il m’envoyait des notes pour la préparation de communiqués. Il ne confiait pas ses écrits à Pierre Bergé. Je n’ai jamais trahi sa confiance. Sauf peut-être une fois. L’un de ses amis m’avait confié une enveloppe pour lui. Je compris qu’elle contenait de la cocaïne à l’intérieur. Pierre Bergé étant absent car en voyage, je pris la décision rapidement de jeter le contenu dans une bouche d’égout non loin de la maison de couture. Un tel dilemme me terrifiait. Yves Saint Laurent attendait certes sa dose « magique » mais en lui donnant, j’aurais trahi la confiance de Pierre Bergé et finalement la confiance des deux. Je ne voulais en aucun cas devenir un passeur et entrer dans cet univers. Yves Saint Laurent fut fou de rage mais je ne regrette rien.
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Vous devenez secrétaire général de la maison Yves Saint Laurent en 1978. Avez-vous connu l’âge d’or ?
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En 1989, le rachat des parfums et cosmétique Yves Saint Laurent détenu par la société américaine Charles of the Ritz (groupe pharmaceutique SQUIBB) fut une étape déterminante. Pierre Bergé devenait ainsi du groupe Yves Saint Laurent réunissant parfums, mode et accessoires. C’est à cette époque que je suis devenu secrétaire général et sorte chef de cabinet de Pierre Bergé.
J’ai en effet connu les plus grands moments de gloire de la maison Yves Saint Laurent. Qu’importaient les responsabilités, du métier le plus simple aux plus grandes responsabilités, nous étions tous et toutes très fiers. La cantine au-dessous des ateliers de couture était le lieu commun de tous les employés. Pierre Bergé y venait de temps en temps déjeuner avec nous. Les chauffeurs, les responsables financiers, les attachés de presse, les ouvriers et ouvrières s’y retrouvaient le temps du repas. La maison Yves Saint Laurent était comme une famille.
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Yves Saint Laurent s’installait 2 fois par an à Marrakech. Est-ce un lieu qui reflétait parfaitement l’identité d’Yves Saint Laurent ?
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Sa jeunesse en Algérie semble avoir été volontairement une période effacée. Yves Saint Laurent ne semblait pas gardé que de bons souvenirs de son temps là-bas. Lorsque récemment un mécène algérien a racheté sa maison natale, la fondation YSL s’est tenue à distance.
Le Maroc plus tard était devenu un refuge heureux pour Yves Saint Laurent. Je ne me suis rendu que deux fois à Marrakech pour le voir. Pour Saint Laurent, ses jardins étaient ses paradis. Il utilisait ce temps pour dessiner.
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Etait-ce un véritable spectacle de le voir dessiner ?
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Saint Laurent dessinait avant tout dans le silence mais je le sollicitais beaucoup pour des dédicaces de catalogues d’expositions ou des fameux posters Love. Lorsqu’il appréciait beaucoup la personne en demande, il lui arrivait d’ajouter un petit dessin. J’assistais à de la magie devant moi. Sa main créait du beau.
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Yves Saint Laurent suivait-il de près la politique comme Pierre Bergé ?
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Pas vraiment. Il n’aimait pas le conservatisme ou la pensée bourgeoise mais cela ne l’empêchait pas de se rendre à des fêtes dans de grands hôtels particuliers ou des châteaux.
Pierre Bergé était par contre un passionné de politique et de pouvoir. Sa mère, institutrice, profondément de gauche, lui avait transmis ce goût de l’engagement.
Mais le couple Bergé-Saint Laurent avaient parfois des positions conservatrices. Ils désapprouvaient par exemple mes participations à la Gay pride. Le couturier n’avait pas beaucoup de sympathie pour le travestissement.
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Yves Saint Laurent était-il un passionné des femmes ?
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Dès son enfance, il a adoré sa mère et ses sœurs. Sa vie a été consacrée à la beauté des femmes. Il a innové en les libérant par « le vestiaire masculin ».
La mode masculine l’intéressait beaucoup moins. Les tenues d’Yves Saint Laurent étaient d’ailleurs très classique. On le sait peu mais il aimait porter du Newman lors des moments de détente.
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En 1997, vous devenez Directeur général adjoint de la Maison Saint Laurent. L’année suivante, 300 mannequins défilent au Stade de France lors de la Coupe du monde de football. Avez-vous vécu ce moment comme un triomphe ?
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Pierre Bergé m’avait confié de grandes responsabilités pour cet événement. J’ai notamment travaillé avec Michel Platini. Ancienne mannequin, la cheffe de cabine mannequins de la maison de couture, Nicole Dorier orchestra l’organisation du défilé. Le show était spectaculaire et quelle chance la météo était au rendez-vous. Et pour couronner le tout, l’équipe de France a remporté la coupe du monde. Notre victoire était totale.
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En 2002, Yves Saint-Laurent abandonne définitivement le monde de la haute couture avec une grande rétrospective au Centre Pompidou. Est-ce la meilleure des fins ?
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Sachant son compagnon malade, Pierre Bergé a voulu protéger à la fois l’homme et la marque mythique. François Pinault a racheté la maison en 1999. Yves Saint Laurent ne devait pas souffrir de cette décision.
De nos jours, le luxe privilégie les marques d’accessoire plus que les créateurs de vêtements.
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En 2014, deux films ont eu pour sujet la vie d’Yves Saint Laurent : « Yves Saint Laurent » avec Pierre Niney et « Saint Laurent » avec Gaspard Ulliel. Avez-vous reconnu le créateur de mode ?
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J’ai mis beaucoup de temps à regarder ces deux films. Même si le premier avec Pierre Niney est intéressant, on peut sentir le contrôle de Pierre Bergé. Le film de Bertrand Bonello avec Gaspard Ulliel, quant à lui, s’est beaucoup inspiré du documentaire « Célébration » (2007) d’Olivier Meyrou – documentaire rare car toutes les images sont exclusives du réalisateur. Yves Saint Laurent se montre tel qu’il était : angoissé, sensible, généreux, à la dent dure et parfois drôle.
J’ai enfin vu le « Saint Laurent » de Bonello en 2022 au moment de la mort accidentelle de Gaspard Ulliel. C’est une œuvre intéressante d’un point de vue cinématographique mais avant tout fictionnelle. Gaspard Ulliel est remarquable car il a réussi à incarner Yves Saint Laurent. Il m’avait interrogé pour mieux comprendre la personnalité d’Yves Saint Laurent. Par contre, j’ai trouvé Jérémie Renier en Pierre Bergé et Léa Seydoux qui joue Loulou de la Falaise peu convaincants. Je n’ai pas reconnu les personnages que j’avais côtoyés.
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C’est difficile de réaliser des œuvres sur le monde de la mode ?
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Lorsque les éditions Flammarion m’ont demandé d’écrire sur Yves Saint Laurent. Les premiers mois ont été difficiles. J’ai renoncé car je trouvais mon récit inintéressant et répétitif. Des années plus tard, Muriel Beyer des éditions de l’Observatoire a souhaité que j’écrive sur mes années au sein de la Maison Saint Laurent. J’ai alors eu, avec le recul, beaucoup de plaisir à écrire et raconter cette époque. J’ai intégré mes propres archives. Il s’agit d’un livre qui je l’espère est apprécié par ceux et celles qui ont aimé Saint Laurent. Mais je laisse également des questions sans réponses. Il est important de garder de la place pour l’imagination et le secret.
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Après toutes ces années, qu’est-ce qui vous surprend encore chez Yves Saint Laurent ?
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Je reste impressionné que ce monde-là ait pu exister. Nous vivons à présent dans un regain de violences, de haine de l’autre et de volonté d’effacement.
Yves Saint Laurent et Pierre Bergé ont été des militants actifs du PACS et de la lutte contre le Sida. De par leurs engagements, Saint Laurent a également pris part à la cause du féminisme en libérant le corps de la femme. J’ai eu beaucoup de chance de travailler aux côtés d’Yves Saint Laurent et Pierre Bergé. Après mes années japonaises, je voulais étudier à Sciences po puis tenter l’ENA afin de devenir diplomate. Finalement tout cela aurait été bien plus ennuyeux. L’idée de liberté que m’a transmis Yves Saint Laurent est au plus profond de moi.
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