Véritable témoin mais également actrice de l’ascension du nazisme, Leni Riefenstahl (1902-2003) a sans cesse voulu minimiser son rôle auprès d’Hitler. Après la Seconde Guerre mondiale, la cinéaste allemande a mêlé mensonges et ambiguïtés. L’image d’une femme libre, indépendante, courageuse et talentueuse devait perdurer à tout prix.

Artiste glorifiée pendant le IIIème Reich, Leni Riefenstahl est restée une référence pour des réalisateurs comme Stanley Kubrick ou James Cameron. Le Time Magazine a même classé son film « Olympia » (1938) comme l’un des plus grands longs métrages du XXème siècle. La légende est pourtant noire et intrinsèquement liée aux crimes nazis.

Entretien avec Frédéric Sallée, Professeur agrégé d’histoire et docteur en histoire contemporaine de l’université Grenoble-Alpes.

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Passionnée de cinéma, de sport, danseuse, actrice, femme, était-il logique que Leni Riefenstahl soit remarquée par les élites allemandes ?

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Être remarquée par les élites allemandes, dans le cas précis de Leni Riefenstahl relève de deux réalités : celle du talent artistique amalgamée à celle de l’intérêt public.

Le talent de Leni Riefenstahl est réel, au-delà du caractère éminemment destructeur et morbide de son œuvre. L’Allemagne nazie représente une incarnation de la modernité, politique comme technique, dans une Europe se jugeant elle-même comme déliquescente. A ce titre, les moyens cinématographiques dont disposent Riefenstahl sont colossaux. La mise à disposition des studios de l’UFA constitue un accélérateur du talent de la réalisatrice.

Aussi, Riefenstahl devient un outil dans la mise en avant et l’intérêt du parti, donc de l’État. Elle devient l’arbre féminin qui cache la forêt machiste nazie. Magda Goebbels, épouse et mère-modèle d’un côté, Leni Riefenstahl, femme libre, accomplie et supposée autodidacte de l’autre. Dans le même temps, Herman Goering dépeint la réalité de la femme allemande.

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Dès 1933, Leni Riefenstahl réalise des films de propagande nazie. Ces derniers se démarquent-ils des autres productions ? La personnalité de Leni Riefenstahl (apparence, discours) est-elle savamment orchestrée par elle-même ?

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Incontestablement, il y a une patte Riefenstahl, rendue possible par les moyens colossaux mis à sa disposition. Le plus criant réside dans la mise en scène des congrès de Nuremberg, réunion annuelle du parti nazi à chaque mois de septembre. Le stade de Nuremberg devient alors un gigantesque plateau de cinéma à ciel ouvert qui permet à Riefenstahl de tester l’esthétique qu’elle reproduira ensuite dans ses films.

Pour autant, la personnalité de Riefenstahl peut aussi se retourner contre elle. Elle apparaît comme actrice dans le film « Tiefland » et sa prestation désincarnée transpire à l’écran. Fatiguée, amaigrie et les traits émaciés, elle ne laisse pas dans la mémoire collective la même impression de dynamisme qu’elle pouvait donner à voir lors de ses années de danseuse, durant sa vingtaine.
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Quelles étaient les relations entre Leni Riefenstahl et Adolf Hitler ?

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Il y a dans la relation Riefenstahl/Hitler un mélange de lieux communs et d’unicité. On retrouve dans les premiers temps (1932) une admiration quasi divine de la jeune femme pour le chef politique en construction. Comme beaucoup de femmes, elle décrit une attraction magnétique pour le charisme d’Hitler. Dans le même temps, Hitler nourrit à son égard une attirance qu’on ne lui connait que chez peu de femmes. S’il ne semble pas y avoir de même lien amoureux que l’on retrouvera plus tard avec Eva Braun, ce qui unit Riefenstahl et Hitler dépasse amplement le simple cadre professionnel ou « fonctionnel » du nazisme. Là où tout est vertical dans le nazisme, il semble y avoir une forme d’horizontalité dans les premiers temps de la relation Riefenstahl/Hitler. Mais cela ne dure qu’un temps. A partir de 1936, Riefenstahl, si elle est toujours en admiration devant le Führer, ne devient que le prolongement technique, artistique et mécanique du cerveau d’Hitler qui ne verra en elle qu’une femme de plus au service de l’État. Riefenstahl semble également avoir séduit (ou pour le moins intéressé et intrigué) Joseph Goebbels, grâce au portrait qu’il fait d’elle dans son Journal : quelqu’un de charmant et ayant de la conversation.

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« Triumph des Willens » (1935) est considéré comme l’un des premiers films nazis. Est-il également projeté (et admiré) à l’étranger ?
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Si « Le triomphe de la volonté » est resté dans l’imaginaire collectif comme l’alpha de la filmographie de propagande nazie, il est en réalité réalisé dans la continuité d’une première production deux ans auparavant La victoire de la foi (Il faut comprendre par « victoire » la réalisation messianique de l’accession nazie au pouvoir en 1933). Le triomphe de la volonté n’est pas construit dans une dimension internationale de publicité nazie. La projection (et par extension l’admiration ou le rejet) à l’étranger de l’œuvre de Riefenstahl réside davantage dans « Olympia » tourné à l’été 1936 à l’occasion des Jeux Olympiques de Berlin. Le budget colossal de près de deux milliards de marks permet d’offrir une production inégalée jusque-là, à la démesure de toute production intellectuelle nazie.

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« Olympia » tourmente le public puisque le film est un instrument politique à la gloire nazie (même si, ironie de l’Histoire, il montre la victoire du coureur Jesse Owens) et il est en même temps une œuvre admirée pour sa technicité. Est-ce un documentaire au service de l’Allemagne qui a su survivre à la Seconde Guerre mondiale ?
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La question est complexe, comme l’ensemble de la postérité des œuvres de Riefenstahl. Elle pose la délicate et récurrente problématique de la distinction de l’œuvre et de l’artiste, du fond et de la forme. La postérité d’Olympia est réelle car il s’agit d’une prouesse technique. Chacun peut trouver à voir dans l’œuvre ce qu’il est venu chercher. Comme dans toute production culturelle, celui qui veut y voir un propos politique y décèlera la tribune, celui qui s’attache à l’esthétique y verra une prouesse artistique. L’Allemagne doit composer avec le poids Riefenstahl là où la France supporte l’héritage célinien. Le tourment d’Olympia fait écho aux réflexions sur la postérité de « Voyage au bout de la nuit » (1932).
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A-t-il été question que Leni Riefenstahl remplace Joseph Goebbels au Ministère de la Propagande ?

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Si la question apparaît tentante au regard du poids de Riefenstahl auprès d’Hitler, elle ne s’est en réalité jamais posée. Goebbels faisant partie du premier cercle, son remplacement ne s’est jamais posé, bien au contraire. Chemin faisant vers la guerre, le poids de Goebbels se renforce. L’unique rivalité réelle au sein de l’appareil d’Etat réside entre Goebbels et Alfred Rosenberg qui incarne l’ «idéologue » et phagocyte les questions culturelles, par le biais de structures comme les Chambres de culture. Une dernière figure n’est pas à minorer, celle du Dr Robert Ley, à la tête de l’organisation Kdf (Kraft durch Freude, « La Force par la Joie »).
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Vêtu d’un uniforme militaire, Leni Riefenstahl suit comme correspondante les troupes allemandes en Pologne en 1939. Que révèlent les images filmées ?
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Le « moment polonais » de la vie de Riefenstahl est sans conteste l’intervalle le plus troublant. Supposé être l’acmé de la puissance militaire du Reich, l’invasion de la Pologne offre un terrain de jeu propice à l’expression artistique de la cinéaste. Or, elle fut témoin d’un massacre de Juifs à Konskie, en septembre 1939. La tuerie ne résulte pas d’une mise en application du génocide, encore non effectif à cette date, mais d’une directive de Riefenstahl elle-même sur la nécessité de ne pas voir cette population (ici, les Juifs) dans le champ de la caméra. S’il n’y a pas d’ordre de Riefenstahl de tuer, la conséquence de la décision de la cinéaste reste la mort, mettant en avant l’incapacité permanente des nazis de dissocier la vision du monde de ses outils de mise en lumière, à l’image du cinéma. La part du discernement n’est pas une vertu du nazisme. La part d’ombre de Riefenstahl ne s’en trouve que renforcée, parfois malgré elle, souvent en conscience.
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Des tziganes ont participé au tournage de « Tiefland » (1940-1944) en tant que figurants. Ils seront ensuite envoyés au camp d’Auschwitz. Le film est-il à l’image des autres productions allemandes réalisées pendant la guerre ?
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« Tiefland » est un cas particulier. A la différence des autres productions allemandes pendant la guerre, le sujet n’est pas directement le conflit, bien que tourné durant la période. Il s’agit d’une adaptation d’un opéra d’Eugen Albert. L’idée de Riefenstahl était de raviver une certaine forme de romantisme allemand, souhaitant replacer la Kultur allemande sur la carte de l’Europe. Ainsi, le film dénote par une longue introduction empruntant les codes du cinéma muet noir et blanc alors que le temps est à l’expression viriliste de la couleur et de la furie des sons. Il sort aussi des codes classiques aperçus jusque-là par le vide qui entoure la production. Nous sommes loin des années Olympia et le manque de figurants et de moyens est criant à l’image. Le film est resté à la postérité comme l’exemple parfait de médiocrité humaniste de Riefenstahl sur l’exploitation des Sintis et des Romas, véritable mannequins vivants voués à disparaître après avoir été utilisé. Elle fut jugée pour cela dans les années 1980.
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Le cas Leni Riefenstahl a-t-il été débattu lors de l’épuration allemande orchestrée par les Alliés à la fin des années 40 ?
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Le cas Riefenstahl fut débattu jusqu’au crépuscule de sa vie. Dès la fin de la guerre, elle dut répondre de ses actes lors des procès dits de « dénazification » menés à son endroit jusqu’en 1952. Les charges retenues contre elles furent minimes, la qualifiant tout au plus de « sympathisante ». En tant qu’artiste, elle ne fut pas considérée comme partie prenante de l’entreprise mortifère nazie quand, dans le même temps, d’autres personnalités du milieu « littéraire », à l’image du patron de presse du très antisémite journal Der Stürmer, Julius Streicher, fut condamné à mort et exécuté lors des procès de Nuremberg.

Le cas Riefenstahl restera débattu éternellement. « Quelle est ma faute ? » continuait-elle à clamer en 1993. Ce rapport intime au nazisme a joué tantôt en sa défaveur mais tantôt à son avantage pour la placer hors de la sphère du pouvoir, de la prise de décision. Mais cela revient à oublier que dans le nazisme, l’intimité n’existe pas ou qu’elle n’existe plus. Tout est nazisme, plus rien n’est intime. Dès lors, être dans l’intimité revient à être en première ligne.
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Les différentes œuvres de Leni Riefenstahl réalisées après la guerre notamment en Afrique font-ils écho aux images nazies ?
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Après la guerre, Leni Riefenstahl entreprend la propre réécriture de son histoire personnelle. Ses œuvres africaines participent à cette entreprise. Elle filme la présentation d’une racialisation des différentes sociétés africaines dans un but non seulement artistique mais également dans une perspective typiquement nazie de darwinisme social appliqué. Mais filmer les Noubas, populations du Sud Soudan, ne suffit pas à redorer la figure de Riefenstahl, devenue persona non grata de l’industrie cinématographique. Bien sûr, il est surprenant de la voir réaliser des productions lors des Jeux olympiques de Munich en 1972 ou de Montréal en 1976. Mais le retentissement de ces œuvres reste minime au regard de la mise au ban de Riefenstahl par les diffuseurs cinématographiques. La publication d’un livre photographique Le dernier des Nouba en 1973 est un coup d’épée dans l’eau pour tenter de mettre en évidence la beauté des corps, écho à l’esthétique du corps nazi filmée dans les années 1930. Il faut donc intégrer la lecture de l’œuvre de Riefenstahl dans un tout indissociable, où la production des années 1970 n’est pas une modification radicale de la pensée artistique de Riefenstahl mais le prolongement d’un parcours esthétique entamé dès les années 1930.

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