Après « La Campagne à la mer », voici « La Mer à la campagne » (Editions Dupuis) – une façon pour le dessinateur Emmanuel Guibert de proposer du neuf avec du vieux puisque cette balade graphique reprend certains dessins mais s’enrichit également de nouveaux textes et peintures. La Normandie est dans ce tome 3 de la série Légendes est un véritable personnage. Tantôt gris mais coloré, tantôt ensoleillé mais grave, le bocage est énigmatique sous le trait d’Emmanuel Guibert.
Après un échange sur la saga « La Guerre d’Alan », entretien avec un artiste devenu depuis peu immortel sous la coupole de l’Institut de France.
.
.
.
.
Ce nouveau livre fait bien entendu écho à « La Campagne à la mer » même sur la couverture. Il est aussi le tome 3 des Légendes. Quelle est l’originalité de « La Mer à la campagne » ?
.
.
.
.
« La Campagne à la mer » est sorti il y a 22 ans mais le livre, depuis, s’est épuisé. Au moment d’imaginer une nouvelle édition chez Aire Libre, je l’ai remanié. La quasi-totalité des dessins du premier livre est maintenue mais avec un ajout important d’images et de textes. « La Mer à la campagne » est à la fois une réédition et un nouveau livre.
Avec mon ami Frédéric Lemercier, nous avons réfléchi à une nouvelle maquette, exercice comme d’habitude très stimulant et agréable. L’ordonnancement des dessins a changé, il y a plus d’espace. « La Mer à la campagne » s’est enrichi.
.
.
.
.
La sélection des dessins a-t-il été épineuse ?
.
.
.
.
Avec Frédéric, nous sommes rompus à l’exercice. Il tient à la fois du jugement dernier (dessins élus, dessins rejetés) et de l’agence matrimoniale (recherche des couples les mieux assortis). On y met beaucoup de sérieux, et la proportion de rigolade destinée à équilibrer ce sérieux. Certains dessins, bien qu’on les aime, ne trouvent pas leur place. D’autres, qui semblent plus fragiles, s’intègrent bien dans un assemblage et s’en trouvent valorisés. L’intuition et le goût marchent à fond les manettes, c’est très amusant.
La partie la plus fastidieuse consiste à scanner tous mes carnets de dessins aux formats très variés. Un travail long et répétitif pour lequel il faut aussi bien s’entourer. Je l’ai fait avec le graphiste et auteur de bandes dessinées Roman Gigou et cette phase aride a été un autre bon moment de camaraderie.
.
.
.
.
En quoi la Normandie est-elle un véritable personnage ?
J’y passe tous mes étés depuis une trentaine d’années, ce sont les paysages que j’aurai le plus dessinés dans ma vie, le plus sillonnés à pied ou en vélo. Mon amour pour le Pays de Caux ne s’épuise pas. Je découvre toujours plus de plages, de chemins, de jardins et je fais régulièrement des rencontres marquantes.
La quantité de peintres et d’écrivains, au XIXe et XXe siècle, qui ont arpenté ce pays pour en rendre compte est impossible à inventorier. C’est une des preuves qu’il y a bien là un contexte particulièrement favorable à l’observation et à l’inspiration. Pas toujours à la pratique ! Il m’est arrivé souvent de m’installer en toute confiance dans un coin de nature pour y peindre et d’en être chassé par une douche intempestive dix minutes plus tard. C’est pour ça que je travaille léger, avec des moyens qui ne craignent pas les agressions, et même en intègrent les effets.
.
.
.
.
Le livre s’accroche aux couleurs, aux gestes de douceur et à la nature. Les croquis ont-ils pour but de capturer les émotions ?
Le croquis tente en effet de découper un morceau de réel pour pouvoir le rapporter et l’acclimater chez soi. Qu’il reste vivant et évocateur loin de son motif. C’est un carottage, un prélèvement. Je dessine ce que je vois. Et puis, j’aime m’occuper en m’absorbant. Ces dessins ont vocation à me faire passer de bons moments, puis à partager ces bons moments en les publiant.
.
.
.
.
Lothar est un personnage majeur et pourtant il n’est pas dessiné. Fait-il partie du Pays de Caux ?
.
.
.
.
J’ai rédigé le portrait de Lothar, un ami allemand, rencontré sur un chemin proche de ma maison normande. Il a été un rejeton de la toute fin de la Seconde Guerre mondiale, a connu la présence des troupes d’occupation dans l’Allemagne d’après-1945, la guerre froide, la construction du mur de Berlin. Il me racontait son passé. J’ai eu l’idée de retranscrire par écrit ce récit de vie, comme il m’est arrivé de le faire avec d’autres, mais de manière assez ramassée, dans un court texte destiné à lui rendre hommage et à perpétuer sa mémoire. Je comprends avant tout l’Histoire par le biais des témoignages.
.
.
.
.
Y’a-t-il pour vous un dessin plus émouvant que les autres ?
.
.
.
.
Non. J’ai évidemment une certaine émotion à revoir le portrait des personnes disparues, mais cela concerne aussi les arbres, les animaux, tout ce qui est passé, a changé, et demeure pour un temps sur ces dessins fragiles qui disparaîtront aussi.
La Normandie est un pays qui varie sans cesse. Les temps géologiques se lisent à livre ouvert sur les plages. Au fil des ans, l’érosion détache d’énormes blocs de rocher des falaises. Les lumières normandes qui jouent dessus révèlent des silhouettes, des accidents, des boursoufflures qui ressemblent à des cerveaux ou des intestins. Les forêts du littoral sont très poétiques à arpenter, on y respire la mer autant que l’humus. Ce qu’il reste du bocage est d’une domesticité charmante, en grand contraste avec la sauvagerie des plages. Le lin est une des plantes les plus gracieuses à regarder croître et fleurir. Le paysage souffre, aussi, la vitalité y dispute à l’agonie permanente, des espèces animales désertent, s’éteignent, beaucoup d’insectes se sont tus, il y a moins d’alouettes pour faire le point fixe et grisoller dans le ciel. Certains épisodes caniculaires fulgurants ont raison de beaucoup d’arbres. La fréquentation attentive des paysages qu’autorise le dessin permet de se sentir proche de tous ces phénomènes.
.
.
.
.
Y’aura-t-il un tome 4 ?
.
.
.
.
Sans doute. Tant que l’éditeur est partant, je continue. Je n’en ai pas encore choisi le thème. On n’en a jamais fini avec les associations du dessin et de l’écriture. La combinatoire est infinie.
.
.
.
.