Maître incontesté de l’heroic fantasy, J.R.R. Tolkien (1892-1973) a réussi à décrire un univers immense. Avec ses peuples, ses langues, son environnement et sa mythologie, la Terre du milieu reste un monde (fictif) à explorer et à analyser. La saga du Seigneur des anneaux en est le symbole littéraire. Tolkien a su puiser dans le passé.

On sait désormais que les mythes antiques, de l’Odyssée à l’Atlantide, de la chute de Troie à l’Énéide, ont donné à Tolkien une profondeur historique réaliste à son univers : l’Antiquité y apparaît en tant que la période la plus archaïque de notre histoire, transposée en Terre du Milieu de façon multiple.

Le livre « Tolkien et l’Antiquité – Passé et Antiquités en Terre du milieu » sous la direction de Dimitri Maillard, Docteur en histoire, étudie ce rapprochement. L’univers de Tolkien fascine car il fait également écho à nos temps anciens.

Entretien avec Dimitri Maillard.

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Les représentations de la Terre du Milieu donnent-elles une image trop médiévale des écrits de J.R.R. Tolkien ?

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Si l’impression médiévaliste domine à propos de la Terre du Milieu, c’est qu’elle est pleinement justifiée pour le Seigneur des Anneaux qui est l’œuvre majeure de cet univers. Dans une de ses lettres, Tolkien compare le Troisième Âge à une époque médiévale ; en même temps cette précision est capitale car elle suggère automatiquement que les autres Âges pourraient, selon cette logique, être comparés à d’autres époques comme l’Antiquité ou la Renaissance.

Les représentations de la Terre du Milieu, illustrations, films ou jeux-vidéo, tendent logiquement à donner une représentation médiévaliste de la Terre du Milieu, en particulier dans le domaine militaire ou architectural. Cette logique n’est pas un mal dans la mesure où aucune représentation ne prétend être absolument cohérente vis-à-vis de l’œuvre ou des autres représentations. Les peintres de la Renaissance représentaient eux-mêmes les scènes légendaires de Rome dans des habits modernes, sans que personne ne se soucie de leur invraisemblance : il s’agit d’art.

Dans la série Rings of Power, l’architecture massive de l’île de Númenor et ses teintes bleutées et dorées renvoient à un imaginaire que l’on peut interpréter comme évoquant la Mésopotamie et Babylone. C’est ici un choix intéressant dans la mesure où, pour représenter une époque située avant les événements (médiévalistes) du Seigneur des Anneaux, il est fait ici référence à l’Antiquité. Tolkien lui-même a recouru à ces procédés, pas d’un point de vue visuel mais linguistique, en faisant des emprunts à l’akkadien, au latin ou au vieil anglais pour inscrire ses sociétés fictives dans des atmosphères évoquant des époques de notre monde.

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Le Silmarillion, en tant que récit des origines et des premiers temps d’Arda, s’apparente-t-il à l’Antiquité ?

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Le Silmarillion est l’ouvrage de Tolkien le plus antique par son esprit et par son sujet, qui traite de la création du monde, des conflits des divinités (les Valar), des guerres anciennes des Elfes et des premiers royaumes humains, dans une progression qui rappelle implicitement au lecteur les mythes, les légendes et l’histoire de l’Antiquité gréco-romaine. Ce parallèle est renforcé par l’existence de nombreux points communs, par exemple entre les dieux (Manwë et Zeus, Aulë et Héphaïstos, Mandos et Hadès, Ulmo et Poséidon…), entre la chute de Gondolin et celle de Troie, entre Númenor, l’ancien Gondor, et Rome. De ce fait le Silmarillion (et ses chapitres Akallabêth et Les Anneaux de Pouvoir et le Troisième Âge) dépeignent bien une Antiquité de la Terre du Milieu.

Bien sûr, les histoires de Tolkien puisent dans une multitude d’inspirations, et la mythologie scandinave, l’Ancien Testament, le Kalevala, et l’expérience personnelle de Tolkien pendant la première Guerre Mondiale occupent une part notable.

Cependant, si l’on suit Tolkien, ce passé fictif est aussi notre passé, puisque son entreprise littéraire est de donner une mythologie et une histoire fictives à l’Angleterre. Cette démarche orientée vers le passé utilise le matériau littéraire gréco-romain qui est le mieux à même d’évoquer des époques anciennes.

En effet, en évoquant le passé de la Terre du Milieu, Tolkien veut parler de l’âge d’or, de la richesse, de l’impérialisme et de la décadence, et parler au fond d’un passé idéal, d’une forme de paradis et de la façon dont il a été perdu et continue d’être recherché, à l’image de la Valinor d’avant les Silmarils, du Beleriand d’avant la guerre, de Númenor d’avant sa chute. En cela, le rapport au passé est le même que celui des humanistes qui rejetaient le Moyen Âge en s’inspirant d’une Antiquité fantasmée. Il est donc important de comprendre que Tolkien ne se cantonne pas à une simple citation de l’Antiquité : celle-ci soutient le discours de l’œuvre sur le temps. Cette dialectique a une origine ancienne chez Tolkien, puisque dans la Chute de Gondolin, un de ses premiers récits, l’inspiration homérique et les exploits héroïques sont le cadre d’un combat de fin du monde, d’où les armes de l’industrie ressortent vainqueurs.

Quand Tolkien publie le Hobbit et le Seigneur des Anneaux, les lecteurs n’ont aucune connaissance des récits du Silmarillion. Mais lorsque le Silmarillion est publié après sa mort, en 1977, les lecteurs découvrent un chapitre d’une histoire passée dont l’atmosphère tranche avec le Seigneur des Anneaux, et accentue l’idée d’un changement d’époque.

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Les dieux s’affrontent-ils dans la Terre du Milieu ?

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Les dieux ne cessent de se faire la guerre en Terre du Milieu : du Silmarillion au Seigneur des Anneaux, les Valar se battent contre Melkor et ses serviteurs, dont le dernier représentant est Sauron. Cependant, alors que les Valar se battent directement aux premiers heures du monde, leur apparition se fait de plus en plus indirecte jusqu’au Seigneur des Anneaux, où leur présence est de plus en plus indéchiffrable par les Hommes qui les ont presque oubliés.

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La géographie de la Terre du Milieu (7ème âge) reflète-t-elle une vision cartographique typique de l’Antiquité ?

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Tolkien livre de nombreuses cartes (réalisées par son fils Christopher) mais, dans le Seigneur des Anneaux, les membres de la Communauté partent sans aucune carte : arrivé au Mordor, Frodo peut seulement se rappeler de celle qu’il avait consultée à Fondcombe.

Les cartes fournies par Tolkien dans le Seigneur des Anneaux ne sont pas commentées : on ne peut savoir s’il s’agit de cartes découvertes et restituées par le narrateur fictif, à partir des archives des Rois du Gondor ou de Fondcombe, ou de cartes qu’il aurait élaborées lui-même.

De ce point de vue, ces représentations de l’espace sont plus proches de certains manuscrits médiévaux que des Anciens, qui ont peu dessiné et encore moins laissé de représentations de l’espace, et qui pour leurs voyages s’appuyaient sur des guides.

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La notion du barbare est-elle transformée en monstre dans l’univers de la Terre du Milieu ?

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Le terme « barbare » (grec βάρβαρος, latin barbarus) renvoie aux peuples étrangers, soit du point de vue des Grecs (qui y incluaient les Romains) soit du point de vue des Romains (qui y incluaient tous les peuples sauf les Grecs). Le terme voit la différence culturelle sous l’angle du défaut en se plaçant du point de vue de la domination culturelle ou politique des Grecs et des Romains.

En tant que spécialiste de philologie anglo-saxonne, Tolkien a travaillé sur ces peuples considérés par les Romains comme « barbares ». Il est sensible au fait que l’histoire se fait par les migrations, les échanges, et les évolutions culturelles, en particulier sous l’angle linguistique. Avec l’exemple des Éothéod et les Rohirrim, dont la venue apporte des changements importants au Gondor, Tolkien aborde le thème du déclin et de l’immigration. Il prend implicitement position contre ceux qui, comme Castamir, s’accrochent à l’idée d’une pureté de la race et entreprennent de déchirer leur pays dans une guerre civile.

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Frodon est-il un petit Ulysse qui fit un long voyage ?

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Tolkien était un marcheur et ses héros sont aussi des pérégrins. Beren, Bilbo, Frodo, Aragorn, Gandalf, sont avant tout des voyageurs et l’histoire porte beaucoup sur les aventures issues de leurs voyages, davantage que sur ce qu’ils font quand ils s’installent. Comme Ulysse, les étapes de leurs périples constituent autant de chapitres du récit. Tous rencontrent des créatures, des magiciennes, font l’expérience d’un au-delà. Comme Ulysse partant d’Ithaque pour Troie, tous ont délaissé le confort pour une guerre qui les dépasse. Pour tous, le retour au foyer signale la fin de l’aventure.

Pourtant, leur histoire est celle d’un aller et retour quand l’Odyssée est seulement l’histoire d’un retour, empêché. Ulysse est un roi, il n’est pas touché par l’envie du voyage et il est attendu par son épouse, son père et son fils : la Télémachie, les premiers chants de l’Odyssée, rapporte même la recherche d’Ulysse par Télémaque. Au contraire, les héros de Tolkien sont des célibataires orphelins que personne n’attend ; la logique familiale est absente et il n’y a pas de scène de « reconnaissance », comme lorsque Ulysse doit prouver à Pénélope qui il est, et lui rappelle la façon dont il a construit leur lit.

Des parallèles existent cependant. Agememnon avait été assassiné à son retour de Troie par sa femme et son amant : Ulysse, méfiant, rentre chez lui déguisé en mendiant alors que les prétendants s’apprêtent à remarier Pénélope et à s’emparer de leur maison. On peut retrouver cette idée lorsque Bilbo découvre à son retour ses biens mis aux enchères par sa famille, et que les Hobbits de la Communauté rentrent dans une Comté transformée. Aragorn fait aussi preuve d’une certaine métis en employant d’autres noms dans sa jeunesse, en se déguisant lorsqu’il entre à Minas Tirith, pour enfin se révéler officiellement au grand jour lorsqu’il revendique le trône du Gondor.

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La Renaissance est-elle un concept qui existe dans la Terre du Milieu ? Y’a-t-il également une notion de futur ou au moins d’avenir ?

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Dans le Retour du Roi, Aragorn restaure une royauté antique éteinte depuis mille ans ; l’événement coïncide avec la chute de Sauron et inaugure un changement d’ère qui est effectivement assimilable à une Renaissance.

Une des forces du Seigneur des Anneaux est que, malgré un récit condensé sur un temps court (trois mois séparent le départ de Fondcombe de la destruction de l’Anneau), le lecteur sent que les protagonistes sont aux prises avec une histoire plus lente, celle du déclin des royaumes des Elfes et de la montée en puissance de Sauron. Ce présent est médiévaliste, c’est un monde féodal où la poudre fait son apparition (chez Sauron et Saruman). C’est un monde fragmenté politiquement, où l’autorité a disparu. Le déclin de la principale autorité, le Gondor, a été causé par Sauron mais aussi par les erreurs des Hommes et initialement par l’orgueil d’Isildur lui-même, qui a souhaité conserver l’Anneau Unique et a ainsi affaibli la royauté.

Le Seigneur des Anneaux appartient donc à un Moyen Âge au sens des humanistes, c’est-à-dire comme un âge intermédiaire qui a suivi la chute de Rome. Númenor a chuté depuis longtemps et la gloire du Gondor est passée : la ville de Minas Tirith est dépeuplée, son ancienne capitale Osgiliath est en ruines, et sans la destruction de l’Anneau le royaume sera vaincu par Sauron. L’action des protagonistes se situe à un moment historique où, en cas de victoire, Aragorn restaurera la royauté et l’ordre juste en Terre du Milieu, mais en cas de défaite, Saruman et Sauron feront régner l’industrie et la tyrannie.

Le bon futur est donc avant tout décrit une restauration du passé, tandis que le changement est vécu comme un déclin ou un mal. La perte de la royauté est vécue comme un manque comparable à la dégradation de l’environnement ou aux mutations sociales causées par l’industrie : le Gondor veut donc revenir à ce qui a fait sa gloire d’antan, tandis que les Hobbits cherchent avant tout à ne rien changer : tous œuvrent à une Renaissance la plus proche de l’identique.

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