Pendant plus d’un siècle, dès les premiers jours de la IIIe République (1870) à la dernière décolonisation (1980- Les Nouvelles-Hébrides), la propagande coloniale a accompagné la vie des Français. Expositions universelles, affiches, manuels scolaires, cartes de postales, jeux de société… tout a été réalisé dans le but de valoriser et de servir l’Empire français. Dès 1920, une Agence économique des colonies est créée afin de dynamiser cette conquête de l’opinion. L’image a été inlassablement un vecteur essentiel du message de l’Empire français, portant un regard paternaliste et autoritaire sur ceux que l’on appelait les « indigènes » de l’Indochine à Madagascar. 

Le livre « Colonisation & propagande – Le Pouvoir de l’image » est un livre d’études à la fois pertinent et riche en documentation. Ecrit par Nicolas Bancel, Pascal Blanchard, Sandrine Lemaire, Alain Mabanckou et Dominic Thomas, il analyse, décode et replace dans son contexte l’incroyable fonctionnement de l’empire colonial français (le régime de Vichy compris).

Entretien avec Pascal Blanchard, historien, chercheur-associé au CRHIM à l’Université de Lausanne.

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Bien que régime démocratique, la IIIe République utilise-t-elle l’expansion coloniale comme nouvelle arme de puissance ?

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Après la défaite de 1870, la IIIe République naissante a besoin de trouver une nouvelle forme de nationalisme et d’expansion territoriale. L’Empire est une compensation essentielle après la perte de l’Alsace-Lorraine et la défaite. La IIIe République va être capable de d’agrandir la nation, en moins d’un quart de siècle, hors des territoires de la métropole et sur tous les continents. L’essor de l’Empire colonial se fait donc dans un contexte particulier et en lien immédiat avec l’affirmation de la République.

En outre, la IIIe République hérite d’un passé, d’une histoire et de terres impériales. La France a annexé l’Algérie depuis 1830. Elle prolonge également la politique issue de l’Empire de Napoléon III auprès des pays arabes et en Océanie ou en Asie, et hérite également des « vielles colonies » issues de l’avant-1763. Rester une grande nation à travers cet empire et aussi reconstituer la puissance d’une armée défaite par les Prussiens, sont alors deux moteurs de l’expansion coloniale dans le dernier quart du XIXe siècle. En outre, la le dernier tiers du XIXe siècle est marquée par l’expansion coloniale de nombreux pays européens, qui sont alors en concurrence avec la France et notamment en Afrique.

La IIIe République lance à la fin des années 1870 la troisième phase coloniale de la France. Cette dimension s’intègre en outre dans les valeurs du régime. La France se justifie en affirmant apporter les « valeurs universelles » dans le reste du monde. L’expansion coloniale serait finalement une continuité des actions de la Révolution française. En 1889, lors de l’Exposition universelle et la commémoration du centenaire de la prise de la Bastille, l’Empire est omniprésent au pied de la Tour Eiffel et se présente comme grandiose auprès des visiteurs.

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Pour quelles raisons l’Algérie, « Perle de l’Empire », est-elle la colonie la plus représentée par la propagande ?

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L’Algérie est le territoire géographiquement le plus proche de la France. Le Maroc et la Tunisie n’intègrent l’Empire qu’à la fin du XIXe siècle (1881) ou au début du XXe siècle (à la veille de la Grande guerre). L’Algérie est en outre un territoire où des députés nombreux sont élus, avec une vie politique intense. La notion de la départementalisation est cependant abstraite pour la population française de l’époque, l’Algérie est d’abord perçue comme la plus importante des colonies (comme le montrent les espaces qui lui sont réservés dans les expositions universelles). Après 1870, des Alsaciens-lorrains, des Italiens, des Maltais ou encore des Espagnols s’installent dans les régions de Constantine et d’Oran. L’Algérie est surtout pensée comme un territoire colonial majeur et complémentaire avec les conquêtes en Afrique de l’Ouest, mais aussi comme la pierre angulaire de la politique méditerranéenne de la France.

La « Perle de l’Empire » symbolise parfaitement pour la presse le nouveau destin de la France. Les Antilles tout comme l’île de la Réunion ou les établissements d’Océanie sont jugées trop lointains. L’Indochine n’est pas totalement « pacifiée ». L’Afrique subsaharienne est encore en construction. Bien que balbutiante, la propagande, les journalistes et les écrivains mettent davantage en lumière l’Algérie car c’est là où il y a des victoires et des épopées militaires (notamment au Sahara). Enfin, c’est d’Algérie que sont venus les Turcos lors du conflit de 1870 ou que des troupes ont été mobilisées, comme pour l’expédition du Mexique.  

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Zoos humains, manuels scolaires, cartes postales,… L’intérêt de l’opinion publique française pour les colonies se développent-ils avant tout avec l’intérêt des différences ?

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A la fin du XIXe siècle, la propagande n’est pas encore moderne, structurée, cohérente et institutionnalisée. Elle est avant tout économique et le fruit du discours de quelques organismes et structures à l’influence réduite. Le « parti colonial », conglomérat d’intérêts de l’Empire regroupant des députés, des publicistes et des responsables économiques, comprend que l’opinion publique a besoin d’être convaincue. Il faut « vendre » l’empire. Les colonies seront bénéfiques à la France dans un temps plus long que court, il faut préparer l’avenir, ces conquêtes seront « rentables ». Le président du conseil Jules Ferry est alors critiqué pour sa politique expansionniste (en Indochine ou en Tunisie) au regard de l’absence d’intérêts immédiats. En outre la droite monarchiste, bonapartiste et nationaliste s’oppose à ces conquêtes lointaines, qui éloignent de la revanche face à l’Allemagne. Il est donc indispensable de promouvoir l’idée d’empire dans l’opinon.

En mars 1894, le ministère des colonies est créé et les premières expositions coloniales sont organisées, la toute première à Lyon cette année-là (1894), puis à Bordeaux, Rouen et les pavillons coloniaux omniprésents lors de l’exposition universelle en 1900. L’Office colonial est lui aussi fondé en 1899 afin d’organiser la propagande qui permet la cohérence entre l’Empire et les valeurs de la République, mais aussi valorise les intérêts économiques des colonies alors que les conquêtes se succèdent et que la surface de l’empire s’est multiplié par sept en un quart de siècle. La propagande s’organise, se structure et surtout devient un action de l’Etat, aux côtés des comités et associations coloniales.

Marianne devient la figure tutélaire de la libération des « peuples indigènes ». L’esclavage a certes été aboli en 1848 mais la France doit préserver les colonies, et l’on passe d’un temps colonial à l’autre. La République n’envahit pas elle libère. Le débat entre les personnalités de gauche Georges Clemenceau et Jules Ferry met finalement en opposition la morale et l’intérêt. La propagande a pour objectif de contrecarrer le discours des adversaires de la République, et la grande presse va promouvoir ces conquêtes lointaines auprès de leurs lecteurs.

Avec le début de la colonisation, la République récupère à peu plus d’un million de kilomètres carré[1]. 60 ans plus tard (en 1931), au moment de l’apogée de l’Empire, c’est 12,3 millions de km2. Le récit  de ces conquêtes devient un fil conducteur du « destin français ». L’actualité et la littérature vont narrer les exploits et les conquêtes des Français dans le monde entier. 

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En quoi l’enfant est-il la cible principale ?

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Car c’est lui qui pourra atteindre plus facilement le reste de la famille. Les parents découvent les manuels d’histoire et de géographique et les enfants font la leçon au foyer. De plus, les visites aux expositions coloniales et universelles sont encouragées afin de les émerveiller face aux richesses de l’Empire. Par la bande dessinée, les cartes et les jouets, la propagande glorifie les colonies car ce sont les lieux de l’aventure. Dès l’école, le nationalisme républicain doit être présent. Enfin, les enfants sont les colonisateurs de demain, soit en partant aux colonies, soit en soutenant l’entreprise coloniale. 

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Avec les cartes postales et les affiches, la nudité est également présente. L’« indigène » est-il utilisé pour dépasser les tabous de la société ?

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La nudité est en effet omniprésente dans les images de propagande ou les images dans la presse, les cartes potales ou la peinture. Les romans coloniaux, quant à eux, traitent dans leur grande majorité d’histoires de sexe et d’amour qui se terminent (toujours) mal. Le cinéma fera de même avec des films comme « Pépé le moko » (1937). Le métissage est certes un interdit moral mais aller aux colonies c’est être motivé de partir dans un territoire où la sexualité est présente, voire omniprésente à travers la prostitution, c’est même un éléments de la « promesse coloniale ». Les affiches de recrutement dans l’armée appuient sur ce point : la jeune femme se mêle aux paysages exotiques.

De plus, la « sauvagerie » est associée à la nudité. Alors qu’au Maghreb, les populations musulmanes s’habillent, les affiches et les cartes postales montrent des Mauresques aux seins nus. La représentation de la nudité est avant tout pour décrire les territoires de l’Afrique subsaharienne, comme « sauvages » et encore proche de la nature, comme en Polynésie. En Indochine, l’exotisme est également omniprésent, mais la nudité est plus érotisée, plus mise en scène.

La nudité mêle le « sauvage » et le sexuel. L’érotisme des cartes postales est par conséquent justifié – une femme blanche totalement nue ne peut être représentée sur une carte postale (sauf si c’est un dessin) vendue librement (c’est une atteinte au mœurs, une image pornographique), alors qu’une « indigène » dévêtue est un grand classique de la carte postale coloniale — il n’y a aucun problème à diffuser une image de mondes coloniaux emplis de jeunes femmes dénudées. Les cartes postales sont envoyées sans enveloppe et par conséquent vues aux yeux de tous. Tous les corps sont montrés. 

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Sauvage ou docile, l’« indigène » est-il toujours perçu comme inférieur dans la propagande ?

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Il peut être laid ou beau. Dans l’exotisme, il n’y a pas de règle absolue. Les corps des femmes peuvent être sublimés tout comme le « soldat indigène » pendant la guerre. Cependant, il y a un facteur de distanciation : L’« indigène » est différent de la femme ou de l’homme blanc. Les stigmates simplifiés sont présents à l’exception des élus. Les députés d’outre-mer utilisent les codes occidentaux tels que le costume. La propagande coloniale n’est pas monolithe. Elle s’adapte selon les discours qu’il faut diffuser. 

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L’arrivée au pouvoir du Front populaire a-t-elle eu des conséquences sur la propagande de l’empire ?

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La propagande organisée par l’Agence économique des colonies est très peu impactée avec l’arrivée du Front populaire au pouvoir. A droite comme à gauche, on ne souhaite pas la disparition de l’Empire, tout au plus la gauche socialiste propose des « réformes » outre-mer, alors que le PCF a revendiqué dans les années 20 le soutien aux revendications anticoloniales, au Maroc comme en Syrie, avant de revenir à des positions plus en retrait au milieu des années 1930.

L’Exposition internationale de 1937 est préparée par le gouvernement de Léon Blum mais reste très proche de celles organisées auparavant en matière de mise en exergue du domaine coloniale. Les zoos humains sont alors remplacés par de l’artisanat mais depuis 1935, ce genre d’exhibitions était déjà terminé, la propagande coloniale repose désormais sur d’autres registres, plus économique. Pour l’exposition de 1931, le maréchal Lyautey va jusqu’à organiser des féeries coloniales la nuit. En une journée, le visiteur peut faire le tour du monde. Mais déjà en 1931, il refuse les exhibitions les plus racistes, les plus méprisantes. La propagande se modernise, s’euphémise, pour être plus efficace.

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L’Union française (1946-1957) est-elle une période plus modérée dans la production de propagande coloniale ou prend-elle avant tout part aux guerres coloniales ?

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Oui le « sauvage » a disparu, c’est désormais un « indigène » qui est montré, en rupture avec l’avant-Seconde Guerre mondiale, des populations sur le voie du progrès. Le racisme doit être banni a^rèsle conflit. De plus, les troupes indigènes ont participé à la libération de la France. En outre, la rance est sans cesse sous la pression des Etats-Unis et de l’URSS, et elle doit faire la preuve que dans l’Union française le « progrès » et les « réformes » sont à l’oeuvre. Enfin, il fat masquer la guerre, la rendre invisible, comme la répression en Algérie, à Madagascar, en Syrie,au Cameroun ou en Indochine.

En outre, la propagande coloniale va continuer à s’attacher à la question économique. La France construit des ponts, des routes, des ports et des écoles. L’image de la guerre est mise de côté. La propagande a alors pour vertu de faire oublier les tensions et de souligner les vertus de la paix des territoires.

Pourtant, une autre propagande continue de survivre : les campagnes de recrutement militaires. Le soldat français est valorisé tandis que le Vietminh et le Fellagha sont dénigrés. Par conséquent, les deux propagandes se contredisent, et se diffusent en même temps.

Très vite, le coût humain et financier devient trop pesant (notamment en Indochine). Chaque habitant de l’Empire ne peut avoir les mêmes droits. Certains commencent à expliquer que la France doit quitter les colonies. L’image de guerre en Indochine, à Madagascar puis en Algérie dans la presse va venir troubler les esprits. Elle est présente sur les couvertures de Paris Match ou aux actualités internationales. La propagande coloniale française ne peut rivaliser. Elle devient inefficace.

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La Françafrique a-t-elle récupéré les rouages de la propagande coloniale ?

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La Françafrique existe déjà avant la fin de l’Empire afin de conserver une influence dans les territoires africains. Cependant, il n’y a pas de continuité dans la propagande. On valorise alors la francophonie (« je parle, nous parlons, ils parlent français » est le thème d’une des première affiches de l’artiste Massacrier) mais aussi le développement et la coopération. La propagande est minimaliste afin de faire oublier la fin d’empire, et d’inscrire dans la normalité la continuité de l’influence française. La Françafrique est à la fois une continuité et une normalisation des relations avec les anciennes colonies, et la « communication gouvernementale » n’a plus besoin d’être omniprésente.

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Les dégradations et les demandes de déboulonnement de statues en France et ailleurs ont-elles inspirées en partie la rédaction de ce livre Colonisation & propagande (Cherche Midi) ?

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Oui en partie mais ce n’était pas le sujet central du livre. Nous nous sommes intéressés, avec Nicolas Bancel et Sandrine Lemaire, à la question de la conservation des images du passé, comme des outils de compréhension de l’histoire, afin de déconstruire et comprendre  ce dernier.

Il est nécessaire de conserver les statues issues de la colonisation afin de traiter notre passé et de donner à voir cette histoire. La question doit être autre : que devons-nous faire de tels monuments ? S’ils doivent perdurer dans notre espace public, ils doivent être commentés. Sur les milliers de monuments en France, un très faible pourcentage a seulement une plaque explicative. Le passant, les Français, doivent comprendre ce qu’ils voient. Ces statues, ces noms de rues et d’avenues ; comprendre pourquoi à une époque on a voulu leur rendre hommage. C’est essentielpour aussi montrer l’importance à une époque de ces enjeux.

Le monument de Victor Schoelcher, homme politique qui a mis en place le décret de l’abolition de l’esclavage en 1848, a été déboulonné et partiellement détruit à Fort-de-France car il représente un jeune noir qui remercie le blanc de sa « liberté » une main posé sur son épaule. Pour certains, ce n’est pas seulement Schoelcher qui a permis cette libération mais également le combat permanent des esclaves. Cette statues est donc perçu comme une « insulte ». Il faut expliquer la mise en place des noms des rues et l’installation de monuments coloniaux dans l’espace public. Il faut aussi comprendre que les allégories et signifiants du passé ne sont pas neutres, qu’il est nécessaire de les expliquer.

L’exemple de la volonté de suppression de l’Avenue Bugeaud et de son changement de nom est bon car il ne touche pas seulement la question coloniale mais la répression contre le mouvement ouvrier français par Bugeaud. Si cette avenue à Paris change de nom, il est nécessaire d’installer, demain, une plaque qui explique une telle décision et l’histoire de Bugeaud. Il faut donner du sens à nos décisions. Il faut conserver les traces du passé. C’est du patrimoine, y compris avec sa force négative, violente et — pour certains —insultante. L’espace public reste un lieu de combat pour la mémoire et les monuments ne sont pas des objets d’histoire mais de commémorations. Par conséquent, il est nécessaire d’avoir une réflexion plus vaste, et j’essaye toujours d’expliquer cela dans toute la France aux élus pour les accompagner dans leur réflexion sur l’espace public.

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Une corde au cou sur la statue du Maréchal Bugeaud à Périgueux en 2020

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Pascal Blanchard, historien, chercheur associé au CRHIM à l’UNIL (Lausanne), codirecteur du Groupe de recherche Achac (Paris), est spécialiste en histoire contemporaine et du « fait colonial », auteur d’une soixantaine de livre, et notamment en 2022 Histoire globale de la France coloniale (Philippe Rey) et, en 2023, Histoire mondiale de l’olympisme, 1896-2024 (Atlande/ Atlantique). Il vient de publier, fin 2023, Mes étoiles noires en images (Editions de La Martinière, avec Lilian Thuram) et Notre france noire. De a à z. (Fayard, avec Alain Mabanckou et Abdourahman A. Waberi). Auteur et/ou réalisateur de nombreux documentaires (dont Décolonisations. Du sang et des larmes pour France 2 en 2020) et commissaire d’une quinzaines d’expositions (dont Zoo Humain. Au temps des exhibitions coloniales à l’AfricaMuseum de Bruxelles/Tervuren en 2022 et Portraits de France au Musée de l’Homme en 2021). Il a présidé la mission pour la présidence de la République française pour le recueil « Portraits de France » sur les immigrations.

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