Des millénaires nous séparent de l’Egypte ancienne et pourtant notre fascination pour l’architecture, les mythes mais aussi l’art qui a prospéré le long du Nil et au-delà ne faiblit pas. Lieu de découverte et de redécouverte, ce foyer de civilisation est aussi un espace qui fait écho à nos propres interrogations. Des siècles auparavant, le culte du corps était déjà présent tout comme la question de l’alimentation. Parfois liés au religieux, ces deux aspects reposent également sur des questions de santé et d’apparat. L’Egypte ancienne a encore tant à nous raconter...

Entretien avec Youri Volokhine, Maître d’enseignement et de recherche en Histoire des religions à l’Université de Genève.

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Quelle était la place du corps et de son hygiène au sein de l’Egypte ancienne ?

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L’essentiel de nos informations sur l’hygiène découle des indications ponctuellement liées à la pureté sacerdotale, c’est-à-dire aux règles, assez strictes parfois, concernant l’accès au temple. De façon générale, les prêtres, certains étant d’ailleurs nommés les « purs » (ouâb, en ancien égyptien), doivent veiller tant à leur alimentation (plutôt frugale) qu’à leur propreté corporelle (ce qui implique notamment le rasage de la tête voire du corps). Le développement important de la pratique magico-médicale montre une attention toute particulière à tous les signes émanant du corps, et atteste d’une certaine science du diagnostic, qui demeure néanmoins inextricablement liée à la pensée religieuse, faisant des maux des manifestations de puissances divines. La forme humaine est d’ailleurs conçue comme une réplique de celle du démiurge, et le monde se conçoit donc dans une norme anthropomorphe. Pour ce qui est des aspects sociaux du corps, on ignore formellement l’existence d’une discipline pédagogique telle celle des Grecs, mais tout laisse supposer que l’exercice physique était favorisé, notamment dans l’élite et le monde de la cour royale, par le biais des activités cynégétiques.

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Les représentations graphiques présentent des peaux différentes (clairs, plus sombres,…). Ces couleurs sont-elles plus des symboles plutôt que du réalisme ?

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De manière générale, une répartition entre couleurs claires et foncées s’observe dans les représentations respectives des femmes et des hommes, dès l’Ancien Empire. La peau masculine va du brun clair au rougeâtre, celle de la femme de l’ocre au jaune. On a pu supposer que cette différence chromatique reflétait une réalité sociale (l’homme, plus appelé aux travaux à l’extérieur serait plus bronzé ), mais rien ne le confirme. On constate d’ailleurs que dans l’écriture hiéroglyphique, le signe du visage humain de face est traditionnellement coloré en jaune, alors que celui de la tête de profil est généralement peint en rouge. Il s’agit donc d’une variation chromatique sans signifiant genré ou ethnique particulier. En revanche, les Egyptiens marquent effectivement la différence des couleurs de peaux selon les groupes ethniques qu’ils envisagent traditionnellement ; de cette manière, les populations africaines (Nubie, Soudan) ont la peau figurée en noir dans les scènes polychromes, détail qui s’ajoute aux autres marques ethniques conventionnelles (chevelure, traits faciaux, vêtements, etc.). La notion de « réalisme » doit donc s’envisager dans le cadre d’usages régis par des normes iconographiques prédéterminées.

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La minceur était-elle une règle ? Le corps gros était-il accepté ?

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L’iconographie laisse nettement entrevoir des modèles de « perfection » corporelle, en tous cas une tenue du corps et une sveltesse qui sied à l’élite. Néanmoins, on peut parfois insister sur des détails corporels pour signaler notamment l’opulence (plis de graisse sur le ventre, poitrine rebondie chez les hommes).

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Connait-on des cas d’anorexie ?

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Ce que l’on nomme dans le vocabulaire médical contemporain « anorexie mentale » est un trouble psycho-pathologique qui ne semble pas attesté dans notre documentation égyptologique. Néanmoins, la maigreur sévère est mal vue, soit que l’on choisisse de caractériser une famine par la représentation de personnes décharnées, ou alors que l’on insiste dans les textes sur les ravages de la faim en temps de disette ou de guerre.
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Le corps musclé est-il glorifié dans la représentation des pharaons ?

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L’iconographie valorise le corps du roi, en le présentant très volontiers de manière massive, et insistant sur les lignes de forces dessinant volontiers des jambes musclées, des pieds et poings massifs, et un port de tête altier. Autant que l’on puisse en être certain, la stature puissante du roi renvoie à sa fonction de protecteur de l’Egypte et de vainqueur des ennemis. Par ailleurs, on sait aussi souligner par les textes et les images la force et l’habileté du souverain, reflet possible d’une certaine réalité, en l’occurrence l’habileté à la chasse, au tir à l’attelage d’Amenhotep II, que les égyptologues aiment nommer « le roi sportif ». Un roi guerrier au corps puissant n’est cependant pas le seul modèle connu par l’iconographie, qui sait aussi insister sur d’autres aspects du charisme royal.  Bien plus de rondeurs enrobent parfois certains souverains du Nouvel Empire, et, avec Akhénaton, le corps royal se plie à une symbolique parfois androgyne, rappelant possiblement la plénitude du dieu Aton « père et mère » de l’humanité.

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Y’avait-il de la diététique ?

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Les préceptes de vie connus par la littérature « sapientiale » insistent souvent sur la sobriété. Etre goinfre est mal vu, et la retenue alimentaire est valorisée.

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La momification est-elle une façon de diviniser le corps terrestre ?

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La momification accorde au corps du défunt un statut de dignité particulière. L’emmaillotage, l’onction du corps, la séparation d’avec les éléments putrescibles, l’ajout de matières précieuses (or, etc.), tout ceci participe d’un processus de ritualisation du corps qui achèvera de transformer la personne qui en bénéficie en un nouvel être conçu « tout comme » Osiris, le dieu qui préside au monde de l’Au-delà. Ce corps terrestre n’existe plus, un autre l’a remplacé, et n’est plus visible, enfoui qu’il est dans la tombe.

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La nudité pouvait-elle s’apparenter au divin ?

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En premier lieu, il faut souligner que les usages de la nudité dans l’iconographie sont assez larges, concernant hommes, femmes, enfants, et divinités. Plusieurs idées principales sont à souligner. En premier lieu, les travailleurs les plus simples, ouvriers ou pêcheurs, peuvent être représentés dans le plus simple appareil. Ce n’est pas le cas des autres classes sociales, dotées par l’iconographie de vêtements simples et conventionnels (pagnes, etc.), pas toujours révélateurs de la réalité de l’habillement (il peut faire froid en Egypte !). La nudité est par ailleurs signe de l’enfance, et c’est ainsi qu’elle est systématique dans leur représentation. Dans l’iconographie divine, les données sont sensiblement différentes. Si la nudité peut clairement être signe de l’enfance, elle est aussi, et surtout, l’apanage de certaines déesses, soit qu’on les envisage dans leur fonction maternelle, comme Nout donnant naissance au dieu solaire, soit qu’elle soit prisée par les déesses importées du Proche-Orient, tels Qadesh ou Astarté. Cette nudité des entités divines, renvoie certainement à l’idée du renouvellement de la vie, ou à ce que l’on pourrait qualifier de « vitalité sexuelle ». De même, on représente en érection certains dieux, ce qui exprime une chaîne d’idées comparables, menant à l’idée de perpétuation de la vie.
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Quelle est la partie du corps qui était érotique ?

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On peut déduire d’abord de l’iconographie, qui aime à représenter des danseuses ou servantes dénudées – que certains voient plus comme des prêtresses que des courtisanes (ce qui est souvent difficile à délimiter) – un goût pour des corps jeunes et fins, voire graciles. Les seins féminins sont objets de l’attention, ainsi que la chevelure, dont le tressage apparaît comme un apprêt requis. L’attention au domaine du cutané, soutenu par le fait que le mot « peau » signifie simultanément « aspect », oriente vers un goût pour ce qui est lisse, pour l’épilé, ou le doux. Une littérature connue sous le nom de « chants d’amour » célèbre les joutes amoureuses, et se faisant mentionne l’attrait de telle ou telle partie du corps. Par ailleurs, la chevelure féminine est visiblement liée à l’idée de séduction, les tresses et la coiffure renvoyant à des attributs hathoriques, déesse qui préside à « l’érotisme ». Les représentations dites « érotiques » se répartissent en plusieurs genres, qui ne témoignent pas tous des mêmes idées : l’obscène est connu, en fonction de caricature, ou alors d’exacerbation de moments festifs.

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L’alcool était-il très présent ?

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Vin et bière sont des boissons très courantes. L’ivresse est dotée parfois d’une connotation positive lorsqu’elle est envisagée comme ressource rituelle. Un mythe affirme que la déesse lionne Sekhmet, massacrant l’humanité, l’épargna finalement à la suite de son ivresse (le sang ayant été changé en liquide alcoolique), devenant à cette occasion la belle et favorable Hathor. Ainsi, pour célébrer celle-ci, de même que d’autres déesses participant au même cycle mythique, on s’enivre volontiers pendant de grandes célébrations festives, réjouissance apparemment très prisée par la population (si l’on en croit notamment Hérodote). Par ailleurs, les textes moraux, au contraire, peuvent mettre en garde la jeunesse contre les lieux de boissons et de perditions, l’un allant avec l’autre.

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La viande de porc était-elle populaire ou déjà dénigrée ?

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La viande de porc est en fait une nourriture très courante, mais n’est pas particulièrement valorisée car il s’agit de la viande populaire par excellence, moins prestigieuse que la viande de bovidés par exemple. Dès lors, elle ne figure pas dans les mises en valeurs que sont les représentations d’offrandes funéraires, domaine où cette viande ne convient pas. Des moments du calendrier festif prévoyaient cependant l’abattage des porcs, lors de rites probablement lunaires. Sous cet aspect, l’animal lui-même est dénigré, et avec l’âne, est une bête volontiers prise en mauvaise part ; sa goinfrerie l’amenant à manger l’immangeable est illustrée dans le mythe par le fait qu’il y incarne notamment une forme séthienne, mangeant l’œil d’Horus.

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Les aliments exotiques (d’Europe, d’Asie, du Sud de l’Afrique) étaient-ils recherchés ?

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L’importation de vins, notamment venant du Levant, est attestée dès les plus hautes époques, signe d’un attrait pour un certains luxe dépassant le nécessaire. Ce que l’on ramène des expéditions est plutôt de l’ordre du trophée que du garde-manger, et la riche vallée du Nil suffisait largement à nourrir ses habitants.

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Bien manger, plaisir terrestre, était-il promis après la mort ?

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Si quelques souhaits émis à l’occasion dans la littérature funéraire affirment que l’on souhait, dans l’Au-delà, bénéficier des mêmes plaisirs que sur terre, la poursuite de l’existence, mais sous une autre forme, implique plutôt un changement très général d’état. De là, on lit aussi, dans cette même littérature, que l’on n’y aura plus besoin ni « d’eau, d’air » ni de « pain et de bière » (chapitre 175 du Livre des Morts), mais qu’on sera rassasié par la présence divine d’Osiris.

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