Grand récit d’aventure, récit initiatique, histoire scientifique et historique,… « Oliphant » est une bande dessinée qui est tout cela à la fois. Portée par des couleurs intrigantes, une narration soignée et un dessin énigmatique, l’œuvre est une véritable réussite sur tous les plans.

Lors de la Grande Guerre, le brise-glace Golden Age navigue à travers les glaces de la mer de Weddell (Antarctique). Face aux conditions naturelles extrêmes, l’équipage doit quitter le navire et pour survivre a l’obligation de parcourir plus de 1500 kilomètres à pied afin de rejoindre une terre amicale. C’est une (autre) guerre qu’il faut mener.

Parmi les rescapés, le personnage Arcadi, le fils adoptif du capitaine Oliphant, intrigue par son calme et sa force à communiquer avec l’environnement polaire. Est-il celui qui permettre aux autres de survivre ou de revivre ?

L’impeccable style de la scénariste Loo Hui Phang s’associe parfaitement avec les images troublantes du dessinateur Benjamin Bachelier. « Oliphant » est un livre qui continue de vivre en nous même après la dernier page…

Entretien avec les auteurs de cette bande dessinée pleine de mystères.

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Loo, vous dites que c’est le dessin de l’artiste qui vous inspire l’histoire. Avec Benjamin, vous imaginiez de la neige, du sang et une baleine déchiquetée ?

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Loo Hui Phang : J’ai en permanence des envies d’histoire mais en effet c’est la rencontre d’un dessin et d’un dessinateur qui fait démarrer le projet. Je voulais raconter ce récit en Antarctique depuis un moment. Et la découverte du travail de Benjamin a été comme une réaction chimique pour moi.

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En plus d’être une œuvre d’aventures et de rite initiatique, « Oliphant » est-il aussi un récit scientifique ?

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Loo Hui Phang : Lorsque vous travaillez sur une histoire proche du réel, vous pouvez tomber facilement dans le piège de vouloir être le plus exact possible. Nous voulions partir vers l’onirique et le fantastique. Mais en faisant des recherches sur l’Antarctique, j’ai découvert des données scientifiques qui sont à la fois très matérielles et très poétiques. Même si tout cela relève d’une certaine complexité, le langage et les termes peuvent s’apparenter à de la poésie, comme la force de Coriolis, la circulation thermoaline, les ondes de Rossby… Cela a fait naître des sensations en moi.

L’aspect scientifique permet de sortir de la narration afin d’ouvrir une autre dimension. On se place ainsi à différents niveaux du récit : nous sommes dans la tête des personnages, dans leurs sensations mais aussi en surplomb avec toutes les connaissances scientifiques du milieu.

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« Oliphant » se déroule en 1914-1916. Alors que la Première Guerre mondiale fait rage à des milliers de kilomètres, est-ce que les hommes de l’expédition sont en conflit contre les éléments naturels ?

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Loo Hui Phang : Terence, le fils de l’industriel qui a financé l’expédition, est en effet en guerre. Il a toujours son revolver sur lui et considère que la civilisation est en conflit avec la nature.

Le capitaine, quant à lui, n’est pas en guerre. Il est dans l’observation et tente de comprendre son environnement.

Certains personnages sont en guerre mais avec leur propre passé.

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Dès le départ, souhaitiez-vous une avalanche de couleurs sur un fond blanc ?

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Loo Hui Phang : En voyant les peintures de Benjamin, je savais que son Antarctique ne serait pas seulement blanc. Avec les aurores boréales et les couchers de soleil, c’est un environnement tout en couleurs.

Benjamin Bachelier : J’ai été comme les membres de l’expédition : je suis entré dans le projet sans savoir que j’allais découvrir de nouvelles choses. En tant que dessinateur, je n’ai pas vraiment d’idées précises de ce que le dessin et les couleurs vont être. A chaque séquence, je découvrais le motif. Il n’y avait ni préméditation ni volonté d’imposer certaines couleurs.

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Y’a-t-il eu une certaine improvisation dans le dessin ?

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Benjamin Bachelier : J’ai été porté à la fois par le récit de Loo et à la fois par une certaine improvisation. J’ai par conséquent proposé des pages avec un certain souffle qui permettaient de se détacher de l’histoire. Il n’y a jamais eu aucun effort. Les manchots empereur et le chien sans tête ont été dessinés sans difficulté. Mon dessin s’est parfaitement intégré au récit de Loo.

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Comment avez-vous imaginé le visage d’Arcadi ?

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Loo Hui Phang : J’ai pensé à David Bowie. Lorsque vous commencez à travailler avec un dessinateur, vous devez vous mettre d’accord sur l’apparence des personnages. Alors que le capitaine du navire a été très rapide à définir, le processus pour Arcadi a été plus long. Il a le visage simple, angulaire et androgyne.

Benjamin Bachelier : Le visage d’Arcadi a en effet nécessité plusieurs croquis avant de trouver la bonne image.

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Le titre « Oliphant » fait-il référence au nom de famille du père et du fils ou à un seul ?

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Loo Hui Phang : Le titre est comme une balle qui ricoche sur plusieurs parois. Le titre « Oliphant » peut faire référence au père, au fils et à l’éléphant mythologique. Née au Laos, je me souviens du drapeau d’avant la révolution, celui du Royaume du Laos arborant un éléphant mythique à trois têtes. Le pays était alors nommé « le royaume du million d’éléphants ». « Oliphant » c’est aussi l’origine : L’Antarctique est un environnement qui n’a pas changé depuis la création de la Terre. Arcadi le raconte : avant l’eau, il y avait la glace.                                    

A la sortie du livre, je me suis également rendu compte que le titre résonait avec mon nom, Loo Hui Phang. C’était déjà arrivé inconsciemment avec un précédent livre, « Cent mille journées de prières » (2012). Le personnage principal, un enfant nommé Louis (Loo Hui – une partie de mon nom), est comme mon double.

Je fais beaucoup confiance à mon inconscient. J’aime laisser les choses venir.

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Comment avez-vous imaginé le chien sans tête ?

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Loo-Hui Phang : Pour préparer « Oliphant », j’avais rencontré l’écrivain spécialiste du Pôle Nord, Emmanuel Hussenet. Il m’a raconté, qu’à 26 ans, lors de sa première expédition, il voulait retrouver l’état premier de survie. Emmanuel est parti sans rien. A part un fusil et les rations de survie, il voulait ne rien avoir avec lui (pas de chien, pas de musique, pas de livre). L’univers polaire est perturbant car rien ne rappelle l’humanité. Sans stimulation, l’esprit se vide et se remplit de visions et d’hallucinations. Emmanuel a même eu peur pour sa santé mentale. A présent, pour chaque expédition, il emmène avec lui des livres et de la musique pour éviter de basculer dans la folie.

En écrivant le scénario d’« Oliphant », j’ai imaginé ce qui pourrait venir à moi dans un tel environnement. J’ai alors pensé à ce chien sans tête. Dans « Cent mille journée de prières » (2011), il y avait déjà un chien. C’est un animal qui me fait peur. Le chien symbolise pour moi la somme de toutes mes craintes. Dans une des scènes, Arcadi est comme dévoré par le chien sans tête, puis renaît. Le chien sans tête est à la fois un monstre et une créature qui veille sur l’expédition.

Benjamin Bachelier : En lisant le scénario, je n’ai pas été surpris par ce chien sans tête. C’est un objet graphique inconscient qui raconte beaucoup de choses. « Oliphant » est jalonné d’un pur plaisir de dessin. Au même titre que la tempête de la mer de glace, je me suis laissé aller à dessiner les séquences du chien sans tête.

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Que représente la nudité dans « Oliphant » ?

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Loo Hui Phang : C’est une impossibilité en Antarctique. La nudité est la vulnérabilité absolue dans un environnement aussi glacial. A tel point qu’elle devient un fantasme. Les hommes rêvent de femmes nues sur la banquise.

A la fin de l’histoire, le fait que les hommes soient nus et pourtant ne souffrant pas du froid s’ajoute au mystère. La protection d’Arcadi sur les autres est telle qu’il a réussi à les transporter dans un endroit énigmatique.

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Quelle est la part du tatouage de Snark ?

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Loo Hui Phang : Snark porte une histoire en lui. Le lecteur doit la reconstituer tel un puzzle à partir de ses fragments. Snark porte un tatouage maori. Pour moi, les lignes sont comme brisées et ressemblent à des ondes sonores. C’est une référence à la pochette de l’album « Unknown Pleasures » (1979) de Joy Division : les lignes sont la fois un paysage et la trascription visuelle du son.

L’Antarctique est également comme un disque qui tourne à l’infini. Arcadi lui-même arrive à lire le son à travers les cristaux de glace. Le tatouage et les signes graphiques créent un effet de résonance pour le lecteur.

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Rêvez-vous d’aller un jour en Antarctique ?

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Benjamin Bachelier : Avant de commencer « Oliphant », j’ai retrouvé dans mes carnets un dessin d’un de mes rêves. Je suis sur un bateau face à l’Antarctique mais nous ne pouvons accoster. Une grande frustration commence alors.

J’ai failli m’approcher de l’Antarctique en me rendant dans une résidence d’artistes sur les îles de Kerguelen mais le projet ne s’est pas réalisé. De nos jours, j’aime penser que ce territoire ne soit qu’un rêve.

Loo Hui Phang : J’ai moins le désir de m’y rendre depuis « Oliphant ». J’ai conscience que l’Antarctique est un territoire très fragile qu’il faut préserver.       

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