Aspect monstrueux avec sa chevelure serpentine mais surtout pour ses yeux qui sèment la mort, Méduse, la gorgone, a traversé les millénaires jusqu’à nous. Figure parfois androgyne ou parfois érotique, l’antagoniste de Persée, reste dangereuse malgré la décapitation. Sa tête tranchée fait même l’exploit de changer en pierre le monstre marin qui devait engloutir Andromède.
Au-delà du mythe, la figure de Méduse a sans cesse inspiré les artistes. De Crésilas à Alberto Giacometti. La créature est même devenue un symbole féministe tout en étant présente dans les jeux vidéo et le cinéma.
Pour nous éclairer sur cette gorgone à la fois mortelle et éternelle, nous avons échangé avec Alexis Merle du Bourg, historien et co-commissaire de l’exposition « Sous le regard de Méduse – De la Grèce antique aux arts numériques » (ouverte jusqu’au 17 septembre 2023) aux Beaux arts de Caen.
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Figure à la fois féminine, masculine, animale et monstrueuse, la Gorgone provient-elle de croyances très archaïques ?
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Son ancienneté est extrême puisqu’elle est déjà présente à l’aube de la civilisation grecque au VIIIème siècle. La Gorgone est citée à la fois dans l’Iliade et l’Odyssée d’Homère.
Au départ du mythe, il y a, en effet, une androgynie de la figure puisqu’elle apparaît souvent barbue dans les représentations les plus anciennes. La gorgone est multiple et diverse. Son apparence s’apparente à celle de l’ogre. Les hellénistes pensent même que Gorgo n’est pas un nom, mais un son de grognement voire le bruit de la déglutition. La Gorgone serait par conséquent associée à la peur primitive de la dévoration.
Dans les civilisations plus anciennes telles que celles de l’Égypte ou du Moyen-Orient, des créatures proches de la Gorgone sont déjà mentionnées. Gilgamesh affronte ainsi un terrible géant-démon, Humbaba. Or, le mythe narre la décapitation du monstre. Persée et Méduse font peut-être écho à cette histoire bien plus ancienne.
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Méduse ne peut être regardée sous peine de mort. Est-elle un avertissement voire une personnification de l’horreur ?
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Dans les récits d’Homère, Gorgo ne pétrifie pas ses victimes. Elle détruit l’être par la terreur. La peur entrave la capacité de se mouvoir, tétanise ce qui se rapproche de l’effet de la pétrification.
Dans l’Odyssée, Gorgo est gardienne du monde infernal. Lorsqu’Ulysse « convoque » les Enfers, les fait venir jusqu’à lui (on parle en grec de Nekyia), il craint tout de même de rencontrer Gorgo. Même le roi d’Ithaque, connu pour tout entreprendre, doit faire marche arrière face à un tel péril.
Gorgo orne également l’Égide, attribut de la toute-puissance de Zeus cédé à sa fille Athéna. Il s’agit d’une peau de chèvre qui au départ sert de vêtement et devient ensuite un bouclier. Quiconque voyait l’Égide succombait instantanément. Elle est à la fois une arme défensive et offensive. Athéna est toutefois perçue comme une déesse bienfaitrice, civilisatrice. Elle va pourtant être associée à la figure de Gorgo, créature de la férocité pure.
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Une telle créature peut-elle être une métaphore de la noyade ?
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La civilisation grecque étant essentiellement tournée vers la mer, certains anthropologues prétendent, en effet, que Gorgo serait une métaphore visuelle du visage dilaté d’un noyé, d’un visage en putréfaction. Le faciès même de la mort en quelque sorte.
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Pour quelles raisons le mythe de Méduse lié à celui de Persée a-t-il été plus populaire que celui de Gorgo ?
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Méduse étant particulièrement spectaculaire et redoutable dans le mythe, elle accroit la dimension héroïque à Persée. Malgré le succès de Méduse, Gorgo ne disparaît jamais pourtant. Les créatures fusionnent entre elles. Elles se superposent. Au fil des siècles, Gorgo va perdre sa pilosité masculine, mais elle n’est jamais oubliée du monde grec.
Alors que les autres personnages des vases grecs sont représentés de profil, le monstre est invariablement dessiné de face. Ce caractère exceptionnel souligne que Gorgo est d’une autre nature. Elle est une personnification de l’altérité.
Méduse est, le plus souvent, représentée en tant que figure frontale. Par conséquent, elle conserve un caractère majeur de Gorgo.
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Personnage pourtant négatif, Méduse est représentée partout tout au long de l’Antiquité. Pourquoi un tel succès ?
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Méduse est, en effet, une figure funeste. Cependant, elle est réversible. Méduse possède ainsi une puissante fonction apotropaïque (elle conjure le sort et détourne les influences maléfiques). Avant même la Grèce classique, on retrouve des figures de Gorgone sur les bâtiments religieux et peut-être civils : fronton, acrotères faîtiers (sur les toits), etc. Dans l’univers domestique, Méduse devient au fil du temps une gardienne du foyer. De même, son sang peut certes être mortel, mais il a également le pouvoir de ressusciter les morts. Méduse présente bien deux visages opposés : Elle peut être à la fois funeste et protectrice.
La créature est également liée au monde de l’esprit et de l’art. Nous la retrouvons d’ailleurs fréquemment pendant la Renaissance.
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Malgré la décapitation, la tête de Méduse reste vive. Est-ce une malédiction ?
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La tête de Méduse est très souvent représentée comme tourmentée. C’est un être tragique qui n’est ni mort ni vivant. Sous cet aspect funeste, Méduse continue de vivre au-delà de la mort. Décapitée, la créature est comme figée dans un cri d’horreur.
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Est-elle un personnage hypersexualisé ?
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La Gorgone connaît une première transformation cruciale autour du Vème siècle avant Jésus-Christ. Auparavant représentée avec des caractères masculins, Gorgo se féminise (on parle du type de la « Belle gorgone ») et embellit. Son visage devient harmonieux, très régulier.
La Gorgone, désormais, suscite à la fois l’horreur et la séduction. Avec l’essor du Christianisme, sa chevelure serpentine sera notamment perçue comme une figure de séduction dangereuse pour l’homme.
Dans la peinture académique du XIXème siècle, la Gorgone va être liée souvent à la nudité. Dans l’institution du Salon, le public était très friand de ce type de représentation. Les artistes, en érotisant Méduse, répondaient aussi à cette attente.
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Dans le monde médiéval, Méduse devient une opposée de Persée en étant perçue comme une fille du diable ? Est-elle la mauvaise femme ?
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Au Moyen Âge, la figure est assez ambiguë. Diabolique, elle symbolise également la richesse matérielle, éventuellement corruptrice. Dans certains écrits, Méduse est une fille de roi ou une princesse convoitée pour sa beauté et ses biens. Elle peut aussi être représentée sous les traits d’une paysanne maniant une faucille évoquant celle que Persée utilise contre elle dans le mythe grec. Le Moyen Âge est un temps où l’imagination figurative et interprétative est débordante. Les récits antiques sont modelés, « reformulés » sous de multiples aspects, souvent très éloignés du mythe originel.
Méduse ne disparaît pas au Moyen Âge et reprend son essor lors de la Renaissance.
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Quel est son lien avec l’héraldique ?
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L’héraldique est, notamment, un moyen d’identification du guerrier sur le champ de bataille. De tels symboles – on parle d’épisèmes – existent déjà durant l’Antiquité grecque. Dès Homère, les grands héros tels qu’Achille et Agamemnon sont décrits avec le visage terrifiant de Gorgo sur leur bouclier. La Gorgone va apparaître à nouveau sur des boucliers lors de la Renaissance où l’Antiquité et le monde nouveau se rencontrent.
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Quel est le lien entre Méduse et Léonard de Vinci ?
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La contribution de Léonard est, hélas, perdue. Pendant la Renaissance, le grand artiste et historiographe Giorgio Vasari écrit dans sa vie du maître que Vinci aurait reproduit par deux fois Méduse. Léonard aurait d’abord voulu traduire l’effet de terreur produit par le visage de Méduse. Selon Vasari, il se serait inspiré pour cela de divers cadavres de créatures répugnantes entassés dans son atelier.
Vasari parle d’une seconde Méduse acquise par les Médicis et qui disparaît dès le XVIème siècle.
Il est possible que Vasari ait, dans le premier cas, inventé une sorte de « conte exemplaire » qui associe Méduse au génie artistique de Léonard. L’art, chez ce dernier, serait tellement puissant qu’il serait en mesure de reproduire la sidération horrifiée que provoquait Méduse elle-même dans le mythe. Il s’agit d’une mise en scène du triomphe de l’art évalué par l’effet qu’il produit.
Au XVIème et au XVIIème siècles, les artistes vont tenter de recréer cette vision de Méduse par Léonard, de rivaliser avec son exploit artistique et expressif. Nous présentons notamment, dans l’exposition, l’œuvre d’un peintre, sans doute flamand, demeuré anonyme. Elle représente la tête de Méduse gisant décapitée sur le sol, environnée d’un grouillement de serpents. Au début du XIXe siècle, le poète romantique anglais Shelley va consacrer un poème à ce tableau conservé au musée des Offices, à Florence, tableau que l’on pensait alors être un original de Léonard de Vinci. Le poème de Shelley est considéré comme un « manifeste » du rapport névrotique du romantisme à la beauté. Cette peinture, pour Shelley, associe indissociablement le Laid et le Beau à tel point que cette vision produit un effet de séduction vénéneuse sur le spectateur. L’idée du caractère funeste de la beauté va susciter une fascination durable.
Le XIXème siècle va d’ailleurs rendre hommage à « l’horrible beauté » oxymorique de Méduse.
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Le XIXème siècle a-t-il une bonne image de Méduse ?
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Il s’agit d’une époque qui a une image ambivalente de Méduse. Le caractère de séduction funeste est lié à la figure de la Femme fatale. Mais Méduse est, à la fois, une femme-monstre et une victime. Les écrivains du XIXème siècle relisent Ovide avec un œil neuf. Le poète romain relate que Méduse a été violée par Neptune dans le temple de Minerve. Or ce n’est pas l’agresseur qui est puni, mais bien la victime. Suite à ce sacrilège, Méduse est transformée en monstre par Minerve.
Le XIXème siècle va parfois éprouver de la pitié pour ce personnage au destin tragique. Conséquemment, il arrive que Persée se trouve dévalorisé dans sa dimension héroïque. Soulignons que, dès l’Antiquité, l’héroïsme de Persée a été mis en doute parce qu’il est équipé d’armes et de protections (casque d’invisibilité, sandales ailées) qui rendent sa victoire à peu près certaine et qu’en outre il tue Méduse dans son sommeil, ce qui n’a rien de glorieux. Persée apparaît, par conséquent, comme un personnage dont l’action est entachée de lâcheté. On en trouve l’écho dans les « Moralités légendaires » (1887) de Jules Laforgue où l’écrivain ridiculise le héros et rend hommage à Méduse.
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Le cinéma a-t-il décrédibilisé l’image de Méduse en la montrant davantage ?
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Méduse est omniprésente dans la culture populaire du cinéma et des jeux vidéo. L’exposition aurait pu présenter uniquement le personnage sous cet angle.
Méduse étant devenue une créature ludique (on l’utilise pour se faire peur et se divertir de cette frayeur éprouvée sans risque), elle perd sa dimension mythologique de déesse déchue et d’antagoniste majeure.
Néanmoins, le monde contemporain interroge aussi la gravité de cette figure. Méduse est, en particulier, revendiquée par les mouvements néo -féministes et de lutte contre le viol.
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Qu’est-ce qui vous surprend dans le mythe de Méduse ?
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Au départ, c’est la beauté des œuvres elles-mêmes qui a retenu notre attention, puis nous avons été frappés par la durabilité extrême de cette figure – l’exposition permet de parcourir près de 26 siècles d’art ! – qui renait et paraît se réinventer sans cesse. Méduse est un cas unique puisque peu de personnages mythologiques ont perduré à ce degré et sont aujourd’hui aussi présents dans le monde contemporain. Sa plasticité la rend toujours « juste » et adaptée, quelles que soient les circonstances et les époques. Je suis persuadé que le XXIème siècle sera un siècle méduséen. Pour le meilleur et pour le pire…
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Pour en savoir plus : Le catalogue de l’exposition « Sous le regard de Méduse » – In Fine 2023 SOUS LE REGARD DE MÉDUSE – In Fine éditions d’art (infine-editions.fr)