« Se rappeler qu’un tableau […] est essentiellement une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées. » ainsi déclare le peintre Maurice Denis, membre essentiel du groupe les Nabis ( » prophètes » en hébreu). Les artistes Paul Sérusier, Pierre Bonnard, Ker-Xavier Roussel, Félix Vallotton ou encore Paul-Henri Ranson voulaient se détacher du courant des Impressionnistes (jugés trop sensibles à leur impression) pour mieux se concentrer sur leurs émotions.
Selon les Nabis, ce qui guide l’œil du peintre, ce n’est pas la nature mais bien l’esprit de l’artiste.
Maurice Denis se veut être le héraut du groupe. « Le Nabi aux belles icônes » se démarque par sa sensibilité chrétienne et son amour des femmes. Muses, ces dernières prennent toutes les formes et allégories. En les représentant, Maurice Denis admire davantage l’œuvre de Dieu…
Entretien avec Fabienne Stahl, Attachée de conservation du patrimoine au Musée Départemental Maurice Denis à Saint-Germain-en-Laye et auteure du livre « Maurice Denis – Femmes aimées« .
.
.
.
.
Quel est votre lien avec le peintre Maurice Denis ?
.
.
.
.
J’ai d’abord rencontré l’œuvre de cet artiste par l’art sacré durant mes études à l’université. J’ai pu ainsi travailler sur un fonds d’archives privées ayant appartenu à un des élèves de Maurice Denis, Robert Gall. A cette occasion, je me suis rendue au Musée Maurice Denis à Saint Germain-en-Laye afin d’étudier leur correspondance. J’ai eu un coup de foudre pour l’endroit. J’ai finalement rencontré l’esprit du lieu.
.
.
.
.
.
.
.
.
Le courant des Nabis est-il une rupture totale ?
.
.
.
.
La rupture est surtout avec le naturalisme et le réalisme.
Quant à l’impressionnisme, les Nabis s’inscrivent à leur suite, mais ils veulent traduire leurs émotions plutôt que leurs impressions à travers leurs œuvres et ne veulent pas limiter la peinture à une fenêtre ouverte sur le monde. Leur art se veut essentiellement le reflet de leur intériorité. Sacha Guitry disait : « je suis contre les femmes… tout contre ! ».
Nous pourrions tout à fait utiliser une formule équivalente pour les Nabis par rapport aux impressionnistes.
.
.
.
.
En quoi « Madame Ranson » est-elle japonisante avec son portrait au chat ?
.
.
.
.
France est l’épouse de l’aîné du groupe des Nabis, Paul Ranson. A l’âge de 21 ans, Maurice Denis réalise ce portrait. Les Nabis commencent alors à organiser des expositions de groupe.
Même si à l’époque ce portrait est moins populaire qu’un autre de Madame Ranson, ce tableau est pour le Musée Maurice Denis « notre » Joconde. Par son format vertical, l’œuvre est clairement d’inspiration japonaise : la composition tout en hauteur évoque en effet un kakemono. Madame Ranson a également une silhouette serpentine qui rappelle le style oriental. Le modèle est idéalisé et les gestes sont exagérés.
Le tableau montre un seul plan au même titre que les estampes japonaises. Il s’agit d’un double portrait : celui de Madame Ranson et celui de son chat, Sauzillon, son animal adoré.
.
.
.
.
.
En quoi la rencontre avec Marthe Meurier est capitale pour sa carrière de peintre ?
.
.
.
.
Marthe n’est pas le premier élan amoureux de Maurice Denis. Ils ont probablement fait connaissance à la paroisse. Marthe était l’élève du pianiste et ami de Maurice, Raphaël Lemeunier. Très tôt, elle tombe amoureuse du peintre. Marthe écrit un poème où elle révèle sa passion secrète. Maurice Denis prendra plus de temps pour prendre conscience de son inclination. Puis, Marthe devient le motif premier de l’inspiration artistique du peintre.
En 1919, elle décède à l’âge – elle n’a pas 48 ans. Marthe est omniprésente dans son art.
.
.
.
.
Maurice Denis est surnommé « le Nabi aux belles icônes ». Est-ce avant tout un peintre de femmes ou un peintre du sacré ?
.
.
.
.
Il s’agit d’un peintre porté par une foi extrêmement ardente. Qu’il s’agisse d’un paysage, d’une scène mythologique ou familière, cette croyance est omniprésente. A l’été 1893, lors du voyage des noces avec Marthe, Maurice Denis écrit dans son journal qu’il prend conscience de la nature de l’amour de Dieu dans la rencontre des corps. Brusquement, avec l’amour charnel, il intériorise sa foi.
Son amour pour les femmes est aussi un amour pour la création de Dieu.
.
.
.
.
Mère, compagne, sœurs ou belles-sœurs, amies, modèles, élèves ou simples figures d’inspiration, belles, élégantes, charismatiques, les femmes sont mises en valeur dans les œuvres de Maurice Denis. Est-il amoureux de la figure féminine ?
.
.
.
.
Maurice Denis aimait plaire et conquérir – que ce soit son public, ses amis et ses élèves. Les femmes n’étaient pas non plus indifférentes à son charme et à son humour. Maurice Denis a noué de nombreuses amitiés amoureuses.
.
.
.
.
« Portrait d’Yvonne Lerolle en trois aspects » (1897) – Yvonne Lerolle est-elle célébrée comme une sainte ?
.
.
.
.
Yvonne Lerolle était la fille aînée d’un de ses commanditaires et collectionneurs. Il n’y a aucune ambiguïté entre elle et le peintre. Le tableau montre une sensibilité qui peut provoquer une bascule. Yvonne va d’ailleurs avoir un mariage malheureux avec un homme qui avait d’autres inclinations sentimentales. Ils auront deux enfants ensemble mais le mari sera toujours distancié. Yvonne doit également vivre isolée. Elle finira par mettre fin à ses jours en se jetant dans la Garonne.
Dans le portrait peint par Maurice Denis, Yvonne Lerolle est âgée de 20 ans et s’apprête à se marier. Elle est comme une fleur en bouton pleine de promesse.
.
.
.
.
.
« Zéphyr transporte Psyché sur l’île du bonheur » (1908) – Le bonheur pour Maurice Denis est-il avant tout dénudé ?
.
.
.
.
Dans la peinture de Maurice Denis, il y a toujours un aspect de bonheur comme si les peines, les deuils et les souffrances en étaient exclus. L’artiste a un appétit pour l’amour que ce soit pour l’esprit et le corps. Il y a un grand sens de la volupté chez Maurice Denis. Le quotidien peut même se mêler à l’imaginaire.
.
.
.
.
Malgré les poses détendues et la présence de femmes fortes voire libérées, Maurice Denis est connu pour être un conservateur. Est-ce visible dans ses peintures ?
.
.
.
.
Maurice Denis s’inscrit dans une tradition – celle des artistes italiens tels que Fra Angelico et Raphaël. En tant qu’idéaliste d’une France de temps illustres, il est également sympathisant de l’Action française. Cependant, Maurice Denis n’est pas un antisémite engagé. Lors de la Seconde Guerre mondiale, il n’hésite pas à aider des juifs et des fugitifs. Il va même refuser la collaboration demandée par le régime de Vichy.
.
.
.
.
.
.
.
.
Comment Élisabeth Graterolle inspire Maurice Denis ? (la seconde épouse de Maurice Denis)
.
.
.
.
Maurice Denis ne vit pas le même amour qu’avec Marthe. Cependant, il la retrouve avec Lisbeth – pourtant si différente. Elle est une femme avec un certain caractère et moins docile que sa première épouse. Elle est aussi une femme active (elle chante, est traductrice d’anglais) et qui a su vivre sans homme jusqu’à l’âge 42 ans. Le remariage de Maurice Denis en 1922 a été un second souffle pour lui. Lisbeth a indéniablement su le faire changer. Elle est plus à gauche que son mari et l’a conduit vers une évolution.
La grande surprise pour le couple d’âge mur, est qu’ils auront deux enfants.
.
.
.
.
Qu’est-ce qui vous surprend encore chez Maurice Denis ?
.
.
.
.
C’est surtout moi qui me surprends en face de Maurice Denis. Il arrive toujours à « ouvrir des portes ». Depuis une vingtaine d’années, j’ai sillonné le monde sur les pas de Maurice Denis. Il conduit mon regard et m’ouvre des perspectives sur la vie de tous les jours. Je suis parfois frappée par la beauté d’un arbre ou d’un visage. Maurice Denis suscite de l’enthousiasme.
Il est également intéressant de voir ce que Elisabeth Graterolle et les enfants du peintre ont fait de ses œuvres après sa mort en 1943. Chacun a proposé une vision différente. Une de ses filles a été docteure en théologie et un de ses fils est devenu architecte.
Maurice Denis a également eu un grand nombre de disciples. Il a durablement marqué son époque.
.
.
.
.