Des paysages idylliques, des couleurs fortes qu’elles arrivent à être émouvantes, des véhicules grandioses, des corps sensuels… et pourtant la peinture de l’artiste américain Edward Hopper (1882-1967) montre un monde de silence et de tristesse. Le cadre et les personnages sont posés et pourtant rien ne semble vouloir s’exposer.

Longtemps incompris, Edward Hopper sort de l’ombre depuis peu. Il fait à présent partie des artistes populaires du Nouveau monde tels que Jackson Pollock ou encore Andy Warhol. Mais que disent tous ces tableaux ? Quelle est cette Amérique qui est dépeinte ? Que disent-ils de leur créateur ?

Entretien avec Thierry Grillet, Directeur des Affaires culturelles à la Bibliothèque Nationale de France et auteur du livre « Edward Hopper« .

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“Nous sommes tous des peintures d’Edward Hopper à présent.” a-t-on lu sur les réseaux sociaux lors des différents confinements. Edward Hopper, peintre sourd, est-il l’artiste qui a le mieux illustré la solitude selon vous ?

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Le confinement (en particulier à Paris) a en effet créé les conditions nécessaires à la reconstitution des paysages et des ambiances imaginés par Hopper : Des femmes et des hommes, seuls ou en couple, ont dû s’enfermer dans des appartements dans l’attente de jours meilleurs. Le monde du confinement a plongé des milliards de personnes dans la solitude et dans un espace sans bruits – environnement typique des peintures d’Edward Hopper. Dans ses tableaux, les villes sont certes riches mais également vides et mutiques.

Edward Hopper dépeint des couples dans un espace restreint – une chambre, un hall d’hôtel ou un bureau- et qui n’interagissent pas. Il souffrait d’une grande surdité – handicap qui pourrait expliquer son manque de communication. Hopper a de plus une vision pessimiste du genre humain et des relations interpersonnelles.

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Edward Hopper est-il esthétiquement un bon peintre ?

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Il a été beaucoup critiqué pour son style pictural. Hopper est un peintre qui s’inscrit dans une tradition américaine. Dans « De la Démocratie en Amérique » (1835-1840), Alexis de Tocqueville souligne bien que les arts et les artistes du vieux monde et du nouveau monde sont diamétralement opposés. En Europe, nous avons une conception aristocratique et extraordinaire de l’artiste. Il faut que cela soit grandiose voire génial. En Amérique, les artistes sont conçus et intégrés dans une construction démocratique. Il n’y a par exemple pas des romanciers mais des nouvellistes. L’image est moins la peinture que l’illustration.

Par conséquent, lorsqu’Hopper revient de Paris, où il a résidé dans le Temple baptiste rue de Lille, il s’engage dans le monde de la publicité. Son travail va alors se concentrer sur le business, la vie à la campagne ou encore le yachting. Hopper est un peintre qui ancre son art dans l’illustration. Pour être démocratique, cette dernière doit être parfaitement lisible pour le lecteur. Cette « ligne claire » devient la marque distinctive d’Hopper. Il est certes un peintre transparent mais en aucun cas un mauvais peintre. Cette lisibilité réserve tout de même une part de mystère. « Nighthawks » (1942) en est la preuve. La scène a une profondeur de surface. Cette conjonction de la lisibilité et de l’énigme fait de Hopper un peintre exceptionnel.

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Edward Hopper, ce grand peintre américain, est-il finalement un fils de l’Europe ? Francophile, admirateur de Baudelaire, de Watteau et de Caillebotte, passionné par Paris et le Musée du Louvre, il reste tout de même “aveugle” face aux peintres avant-gardistes. Pour quelles raisons ?

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La revendication de la nouveauté, de l’autonomie et de l’originalité n’intéresse pas le jeune Edward Hopper. Malgré la rencontre avec d’autres artistes de son époque au domicile de la collectionneuse américaine Gertrude Stein, il s’intéresse uniquement aux œuvres qui remplissent les salles du Louvre. Hopper va s’inspirer de l’art classique français – en particulier les impressionnistes puis la peinture du XVIIIème siècle. Le message des tableaux de Watteau est clair : la vie doit être un spectacle. Rembrandt et sa lumière séminale vont également être une grande influence pour Hopper.

Son séjour à Paris a été une parenthèse enchantée. Cependant, Hopper n’a jamais voulu revenir en Europe et n’a jamais été nostalgique du passé.

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En tant qu’illustrateur de publicité pour différentes sociétés américaines (et bien qu’il détestait son travail) Edward Hopper réussit-il à présenter des œuvres originales ?

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Les œuvres d’illustration de Hopper assurent et assument leur fonction. Il y a un goût certain pour les angles de vue. Le regard de Hopper est déjà celui d’un peintre. Dans le journal The Morse Dial, au lendemain de la Première Guerre mondiale, il y a un goût pour la construction diagonale et pour la menace (avec la vague). Les illustrations sont des images martiales avec l’éloge de la force.

Hopper se plaît également dans le travail graphique afin de construire une atmosphère. Le tableau « Gas » (1940) puise probablement son inspiration du travail d’illustrateur.

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Que représentent les couleurs chez Hopper ?

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Elles sont souvent froides comme en attente de la révélation de la lumière. « 11 am » (1926) montre une femme nue assise sur un fauteuil et qui attend devant la fenêtre. Tout cet intérieur marronasse nous suggère une ambiance neurasthénique. On attend de l’extérieur de la vie. Chez Hopper, les femmes à la fenêtre sont en attente de désir.

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Joséphine Hopper est-elle injustement ignorée ? Était-ce un travail à 2 ?

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Jo s’est effacé au profit d’Edward alors qu’avant leur rencontre, il s’agissait d’une artiste reconnue. C’est avec la rétrospective au jeune musée MOMA en 1933, Hopper devient célèbre. Jo a certes été son modèle mais aussi d’une grande jalousie. Elle n’autorisait pas son mari de peindre d’autres femmes. L’enfer de la vie conjugale a probablement permis à Hopper de représenter des couples certes ensemble mais qui ne communiquent pas et qui ne se regardent pas. Tous les figurants de l’œuvre du peintre sont les représentants de cette humanité qui a été absorbée par elle-même. La pensée est d’ailleurs le cœur des peintures de Hopper. Par leur retrait du monde, les personnages expriment une mélancolie.   

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Quelles sont les femmes dans les œuvres de Hopper ?

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Il y a certes des nues inertes mais également obscènes comme avec le tableau « A Woman in the Sun » (1961). La poitrine de cette femme est puissante comme si l’érotisme devait être un érotisme athlétique. Les nues chez Hopper sont multiples – elles sont fortes, élégantes, sensuelles. Ces personnages sont, semble-t-il, des fantasmes. La lumière joue le rôle du partenaire puisqu’elle caresse et lèche toutes ces femmes. Ces dernières semblent s’offrir à cet intrus qui pénètre les intérieurs.

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Quel était le rapport de Hopper avec la mer ?

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Hopper était lui-même un adepte du yachting à Gloucester (Massachussetts)– paysage typique de la Nouvelle Angleterre. Le peintre a un goût très impressionniste pour le vide. Hopper peint l’espacement – la distance qui le sépare des gens. Lorsqu’il peint la mer, les bateaux sont isolés dans des compositions où la mer et le ciel sont premiers. Les navigateurs semblent perdus dans l’immensité voire menacés. Le vide a toujours intéressé Hopper. Le phare, porteur de signes, est également peint de façon lointaine.

Edward Hopper, étant publicitaire, a une vision presque warholienne avant l’heure. Il aime l’idée de sérialité (phares, maisons, yachts, bars, femmes).

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Les maisons sont-elles des personnages ?

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Elles sont pittoresques car victoriennes. Chaque maison a sa propre personnalité. « House by the Railroad » (1925) a un caractère si unique qu’elle va inspirer Alfred Hitchcock pour la représentation de la maison de la mère de Norman Bates dans le film « Psychose » (1960).

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Hopper était-il un voyeur ?

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Tout à fait. Hopper va certes inspirer de nombreux réalisateurs comme Hitchcock, Wim Wenders ou David Lynch mais lui-même est grandement influencé par le théâtre et le cinéma. En manque d’inspiration, le peintre se rendait au cinéma afin de faire des « cures d’images ». Cependant, il ne peignait pas des scènes de films mais représentait des spectateurs dans les salles de cinéma. Ce qui intéressait Hopper c’était le dispositif voyeuriste que l’on trouvait dans les salles de spectacle. Ces lieux sont les temples du regard où le spectateur n’a que deux choses à faire : attendre et regarder. Cet aspect fascinait Edward Hopper.   

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“Nighthawks” dépeint un monde quasi-éteint – proche du film noir. Est-ce une œuvre qui a su capter un bref instant de la vie newyorkaise (janvier 1942 – Les États-Unis sont en guerre depuis un mois) ?

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Ce tableau illustre le monde tertiaire des Etats-Unis. Malgré l’entrée en guerre, la classe moyenne n’a toujours pas d’éclats. Ces personnages sont plongés dans leur pensée comme s’ils attendaient à être sauvés de leur situation. La classe moyenne retrouvera une certaine énergie uniquement en 1945. Hopper représente dans « Nighthawks » la vacuité et le vide. Toute son œuvre est d’ailleurs l’éloge de l’ennui et la rumination. De nos jours, tous ces sentiments ont quasiment disparu. Nous sommes toujours occupés de quelque chose.

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A l’exception du Museo Nacional de Madrid, les tableaux d’Hopper ne sont pas exposés ailleurs qu’en Amérique du Nord. Est-ce une chasse gardée ?

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Tout est de la faute des collectionneurs européens et asiatiques. Hopper représente un art américain trop illustratif. Jusque dans les années 60, l’art qui intéresse est avant tout européen. Hopper est alors ignoré de tous, musées compris.

De plus, il est l’artiste américain typique jusqu’à devenir un personnage mythologique de l’histoire américaine – au sens de l’espace et non de la politique.

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