Pratique confidentielle et réprouvée au XIXème siècle, la boxe attire des milliers de spectateurs, met en jeu des sommes d’argent colossales et présente de véritables vedettes quelques années avant la Grande Guerre. Torses nus, sang et sueur sur le ring ont finalement trouvé leur grand public. La boxe, véritable spectacle sportif, est depuis un rendez-vous incontournable. Quelle est cette étincelle qui a permis une telle popularité et comment ce show venu d’Outre-manche s’est-il organisé ?

Entretien avec Sylvain Ville, maître de conférences à l’Université Picardie Jules Verne et auteur du livre « Le Théâtre de la boxe : Naissance d’un spectacle sportif« .

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Comment le Prize fighting a-t-il peu à peu été éclipsé par la boxe de combat ?

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Apparaissant en Angleterre au cours du XVIIIe siècle et connaissant son apogée au XIXe, le prize fighting est un combat à mains nues, clandestin, relativement peu règlementé (notamment parce que les règles fluctuent d’une rencontre à l’autre), et dont l’enjeu est une somme d’argent appelée « bourse ». De nombreux paris sont également réalisés autour de ces combats, dont l’organisation est assurée par un « teneur de paris » (individu essentiel dans la mesure où son autorité est supérieure à celle de l’arbitre : en cas de litige, c’est le teneur de paris qui a le dernier mot sur un combat).  Les combats de prize fighting se caractérisent par un haut niveau de violence : il n’est pas rare que l’on puisse frapper avec la paume de la main voire saisir son adversaire.

Le prize fighting est très populaire dans la deuxième moitié du XIXe siècle. Toutefois, à partir des années 1880, il est progressivement éclipsé par la « boxe ». Cette dernière reprend certains éléments du prize fighting mais y ajoute des règles supplémentaires, qui se veulent plus stabilisées et dans lesquelles on valorise davantage les aspects techniques et stylistiques. Cette boxe se subdivise elle-même en deux modalités de pratique : une boxe amateur où l’on s’affronte pour des objets honorifiques (médailles etc.) et une boxe professionnelle, davantage mise en spectacle et qui propose des bourses (rappelant ainsi le prize fighting). Durant les deux dernières décennies du XIXe siècle, ces deux modalités de boxe sont soutenues par des organisations sportives et par divers promoteurs, elles sont encouragées et tolérées par les autorités. Elles supplantent alors le prize fighting dont les rares combats donnent lieu à des arrestations (les combattants exécutant même de courtes peines de prisons), et qui est donc progressivement abandonné.

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A partir de quand la boxe fut- elle jugée comme sport plutôt que spectacle ?

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C’est sans doute là une des questions les plus difficiles. Dès sa naissance, la boxe est pensée et structurée à la fois comme sport et comme spectacle. On peut même dire que la boxe prend plusieurs formes au moment de sa constitution. Prenons l’exemple de la France : dans les années 1890, deux formes de boxe coexistent : ce que j’appelle une « boxe spectacle » et une « boxe sportive ». La première se déroule dans les music-halls ou les cirques de la capitale (les Folies Bergère, le Nouveau-Cirque, le Casino de Paris etc.) et prend la forme d’un numéro. Des « troupes » (on emploie alors ce mot) de boxeurs répètent alors le même « match » chaque soir comme on le fait pour un numéro de clowns ou de jonglerie. Ces représentations de boxe connaissent visiblement un certain succès, comme en attestent la fréquence de leurs programmations mais également leur couverture médiatique dans la rubrique « spectacle » de la presse généraliste (il est effectivement notable que ces numéros sont quasiment ignorés par la presse sportive). Au même moment, la boxe s’organise aussi comme un « sport ». Elle est de plus en plus présente dans les clubs de boxe française et plusieurs tentatives sont faites pour créer une fédération (qui voit finalement le jour en 1903). Dans le cas de cette « boxe sportive », la pratique est plus réglementée, comprenant par exemple des catégories de poids, des précisions sur les tenues des boxeurs, des coups autorisés ou non etc. Ici, on valorise des aspects techniques et stylistiques qui débouchent sur la proclamation d’un vainqueur et d’un vaincu.

Or, ces deux formes de boxe coexistent difficilement jusqu’en 1907. A cette date, sous l’action de plusieurs promoteurs, une unification progressive des deux formes de boxe est engendrée. Cette unification se consolide progressivement et, dès 1908-1909, la boxe est un « spectacle sportif » au sens plein du mot, c’est-à-dire une pratique puisant à la fois dans le registre du sport et dans celui du spectacle. Les soirées de boxe se déroulent dans les grandes salles de spectacle de Paris et sont organisées comme des spectacles incluant des ouvreurs/ouvreuses, des tarifs différenciés, des entr’actes mais également des numéros divers. En même temps, la boxe telle qu’elle est proposée s’appuie sur des règles sportives (elles-mêmes édictées par la fédération), met en jeu des titres etc. Des événements sensationnels, mêlant « sport » et « spectacle » sont proposés : un boxeur qui combat plusieurs adversaires successivement ; des matches entre boxeurs de poids différents ou encore des reconstitutions de combats ayant eu lieu à l’étranger. Ce fonctionnement se poursuit les années et les décennies durant.

Selon les périodes, c’est tantôt la codification par le sport ou tantôt celle par le spectacle qui prend le dessus. Avant la Première Guerre mondiale, et surtout avant 1912, on peut dire que c’est surtout la dimension spectaculaire qui domine. La tendance s’inverse progressivement à cette date, et plus encore dans les années 1920. Sans pour autant que la dimension spectaculaire ne soit abandonnée.

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La boxe jouit-elle d’une popularité dans toutes les sociétés (elle serait à la fois pour les classes aisées et les classes populaires) ? – proches des théâtres et lieu d’apparat pour des personnalités comme Tristan Bernard ou André Antoine.

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Il est vrai que cette activité qui au départ attire qu’une poignée de pratiquants et de spectateurs va en l’espace de quelques années attirer des centaines de milliers de personnes dont l’élite politique, financière et intellectuelle du pays. On peut dire de la boxe qu’elle est alors un spectacle doublement populaire : elle attire les classes populaires mais également toutes les autres classes sociales. Sur ce dernier point, c’est notamment le cas lors des grands combats où les prix des places sont très variables, allant de 4 ou 5 F (ce qui est déjà cher) à plus de 100 F.  Lors de ces événements, au premier rang, autour du ring, se trouvent les classes possédantes et intellectuelles de Paris. Les écrivains appartenant à différents courants (naturaliste, réaliste…), les actrices de Music-Hall (Mistinguett, la belle Otéro), les médecins (Jean-Baptiste Charcot, Paul Poirier, Pierre Sébileau) ou encore les industriels (Le Marquis de Dion, Clément-Bayard, Armand Peugeot) vont s’y presser.  Parmi ces élites, quatre écrivains occupent même une position privilégiée : André Antoine, Tristan Bernard, Romain Coolus et Charles-Henry Hirsch. Tous sont particulièrement assidus et donnent volontiers leurs pronostics ou leurs avis sur les rencontres.

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Musée National du Sport

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D’où provient la savate ?

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J’ai assez peu travaillé spécifiquement sur la boxe française (cette dimension ayant déjà été étudié par un collègue, Jean-François Loudcher). Je l’ai surtout abordé dans ses relations avec la boxe anglaise, à la fin du XIXe siècle et au tout début du XXe siècle.

La différence essentielle entre ces deux pratiques est visible dans leur appellation : la boxe anglaise est anglaise tandis que la boxe française provient de France. Par conséquent, elles n’ont pas la même histoire et n’ont pas connu le même processus de codification. Les différences sont nombreuses et touchent tant à la pratique même qu’à l’organisation de ces activités. Par exemple, pendant longtemps, en boxe française, dès que l’adversaire est touché le combat s’interrompt, selon un fonctionnement similaire à celui de l’escrime. La boxe anglaise, elle, ne s’arrête pas au toucher, et propose des « combats » plus violents et davantage mis en scène. De même, en boxe française, les seuls professionnels sont les professeurs qui dispensent des leçons (comme on donne des leçons d’escrime ou de tennis). En boxe anglaise, les professionnels sont des personnes qui gagnent des bourses en combattant, bourses elles-mêmes constituées d’un apport personnel de chaque boxeur et d’une somme (plus élevée) fournie par un organisateur.

Malgré leurs différences, ces pratiques ne sont pas sans lien. Elles sont clairement concurrentes mais la forme prise par leurs relations est multiple et mouvante : des professeurs de boxe française peuvent en même temps soutenir occasionnellement la boxe anglaise (en invitant des champions anglais dans leurs clubs par exemple) en raison du succès qu’elle connaît, et condamner la mise en spectacle qui l’accompagne. Les relations sont donc complexes et ambiguës.

Pour autant, globalement, on peut dire que la boxe française est davantage dominante à la fin du XIXe et au début du XXe siècle. La tendance s’inverse vers 1907-1908 au moment où la boxe se constitue comme spectacle sportif. Mais cette inversion se fait progressivement, des pratiquants peuvent parfois investir les deux pratiques. Ainsi, à l’instar de son manager François Descamps, au début de sa carrière, Georges Carpentier lance des défis en boxe française et en boxe anglaise avant de définitivement s’orienter vers cette dernière.

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En quoi la boxe est-elle devenue une arme contre l’intellectualisme au début du XXème siècle ?

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Dès ses premiers succès, la boxe a attiré l’attention des intellectuels et des élites lettrées. Mais cette attention est aussi suscitée et encouragée à la fois par les journalistes et par les organisateurs de spectacles de boxe (qui sont parfois les mêmes individus, la plupart des grands organisateurs étant aussi publicistes). Ainsi, au début du XXe siècle, la presse publie des numéros spéciaux dans lesquels des artistes expliquent leur fascination pour ce nouveau sport (c’est le cas de La Vie au grand air en 1914 par exemple). De même, un autre périodique, Ring, propose justement de faire commenter l’actualité de la boxe par une série d’écrivains (André Antoine par exemple). Dans leurs textes, ils avancent des arguments variés pour illustrer l’intérêt de la boxe : elle permettrait de lutter contre la « dégénérescence de la race » ; elle lutterait contre ce qu’ils jugent être une intellectualisation à outrance de la société ; elle renforcerait une « culture de l’honneur » et inculquerait des valeurs morales modernes ; elle serait bénéfique à la santé etc. Autant de thématiques que partagent les écrivains comme les organisateurs ou les journalistes, et qui contribuent de fait à légitimer la pratique. Par conséquent, les usages intellectuels (et surtout littéraires) de la boxe sont essentiels dans la construction d’un marché des spectacles de boxe : ils constituent des ressources culturelles importantes insérées dans une activité économique rentable.

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L’argent a bien souvent été préféré à la médaille. A partir de quand la boxe est-elle devenue le lieu des milieux crapuleux ?

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            Ce serait une erreur de penser que l’argent est arrivé récemment dans le milieu sportif. Dès la fin du XIXème siècle, il s’intègre dans de nombreuses activités sportives, cyclisme et boxe en tête. On peine parfois à mesurer l’ampleur des sommes mises en jeu. Avant 1914, les recettes des combats de boxe dépassent à plusieurs reprises les 80 000 F. C’est là un montant considérable. En 1909, le Cirque de Paris, qui est l’une des plus grandes salles de spectacle de Paris et aussi l’une des plus rentables, fait 1/3 de sa recette annuelle grâce à deux combats de boxe. Ces sommes sont mêmes l’objet de convoitises de la part du monde du spectacle : un journaliste, comparant les 30 000 F de recette du gala de l’association des directeurs de théâtre au 85 000 F du match Jeannette vs Mc Vey, s’exclame même « en matière de recette, deux coups de poing sur la gueule profitent plus qu’un gala de tous les directeurs ». Les recettes pouvant être élevées, quelques boxeurs perçoivent des sommes astronomiques : avant 1914, Jack Johnson, champion de monde d’origine américaine, gagne 150 000 francs pour un combat (au moment où le revenu annuel moyen d’un français de l’époque est alors de 1 300 francs). Autrement dit, en un combat, le géant de Galveston touchait 115 ans de revenu annuel moyen (!).

            Aussi, dès ces moment-là, il existe des soupçons de malversations financières, de dopage ou de matchs truqués. Deux sortes d’affaires sont alors particulièrement courantes : le fait de proposer un match insincère (les boxeurs se sont accordés au préalable et ne combattent pas sincèrement) et l’usurpation des titres sportifs. En effet, puisque les organisations sportives peinent encore à faire reconnaître et appliquer les titres, il n’est pas rare que des boxeurs se pare librement des qualifications les plus diverses. A Genève, Georges Carpentier sera d’ailleurs mêlé dans une affaire où son adversaire s’est présenté sous une fausse identité et des faux titres. Mais, concernant le trucage, dans mon livre, c’est le cas de Primo Carnera, boxeur poids lourds de la fin des années 20 devenant champion du monde en 1933, qui m’a le plus intéressé. Son manager, Léon Sée, entreprend de truquer l’intégralité de ses combats afin que Carnera puisse jouir d’un palmarès vierge de toute défaite. Un an après le titre mondial, Sée avoue qu’il avait truqué une grande partie des combats. Grâce notamment à ses archives privées, cet épisode permet de voir comment se constitue, dans les faits, une mécanique du chiqué.

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Peut-on parler d’hooliganisme dans le milieu de la boxe du début du XXème siècle ?

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En étudiant les annuaires touristiques de Paris du début du XXe siècle, j’ai pu constater que l’on promettait que le spectacle ne se déroulerait pas seulement sur le ring mais également dans la salle. Même s’il est difficile de déterminer la véracité des faits, la description de l’ambiance des combats de boxe est similaire à celle que l’on donne à propos des music-halls une dizaines d’années auparavant. La violence ne règne pas vraiment mais il y a un caractère désordonné et grivois qui est rapporté par un grand nombre de commentateurs. Ainsi, grâce à diverses sources indirectes mais aussi grâce aux films disponibles, on sait qu’il y avait beaucoup de cris, de commentaires en tout genre et globalement beaucoup de bruit.

Cette similarité entre le comportement des spectateurs lors des combats de boxe et des spectacles de music-hall n’est pas étonnante. Elle résulte de l’histoire de la boxe et de ses connexions avec le spectacle. Les principaux organisateurs de boxe sont, je l’ai dit, journalistes mais ils entretiennent aussi souvent des liens étroits avec le monde du spectacle. Pour ne prendre qu’un exemple, Théodore Vienne, l’un des principaux promoteurs de la boxe jusqu’en 1920 est aussi le directeur et le propriétaire de la Grande Roue de Paris (établissement qui comprend une salle de bal, un théâtre etc.). Surtout, il faut également noter que les combats se déroulent dans les grandes salles de spectacle de Paris, c’est-à-dire dans les mêmes lieux que les numéros de music-hall : le Moulin Rouge, les Folies Bergères, L’Elysée Montmartre, le Casino de Paris, le Cirque de Paris etc. Beaucoup de ces salles se trouvent au nord et au nord-ouest de la capitale à l’exception de la Grande Roue qui est dans le XVème arrondissement. Elles sont sollicitées car elles sont connues, très grandes, bien situées à Paris et aménageables (la piste est mobile et le ring est au milieu du public). De fait, s’opère un transfert entre le comportement adopté dans ces salles lors des numéros de music-hall et l’attitude des spectateurs de combats de boxe dans ces mêmes salles.

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La boxe au Royaume-Uni et en France est-elle également appréciée pour son côté violent (corps musclé et sang sur le ring) mais aussi pour son côté exotique (« nègres », Américains, Australiens,…) ?

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Dès sa genèse, la boxe est, comme le cyclisme, un sport internationalisé. La plupart des promoteurs de boxe ayant déjà une expérience dans les courses de vélo, ils utilisent les moyens déjà présents en cyclisme pour amener en France des boxeurs étrangers. Trois pays sont particulièrement privilégiés avant 1914 : l’Angleterre, l’Australie et les Etats-Unis. Plusieurs raisons, non exclusivement sportives, peuvent l’expliquer. D’abord, des échanges ont déjà eu lieu avec ces nations, notamment autour du cyclisme. De plus, les coûts de transports, notamment entre la France et l’Angleterre, sont réguliers et assez bons marchés. Surtout, le franc est stable et fort. Ainsi, avant la Première Guerre mondiale, il est très avantageux pour les boxeurs de ces trois pays de venir combattre en France où ils sont payés en livres sterling ou en dollars. En outre, la faible reconnaissance des titres sportifs leur permet d’être surévalué sportivement. Beaucoup de boxeurs anglais puis américains sont présentés comme des champions et prétendent ainsi à des bourses inaccessibles dans leurs pays respectifs, bourses que les organisateurs peuvent leur offrir en raison des succès des spectacles de boxe à Paris. A l’inverse, mais dans une moindre mesure, pour les boxeurs français, boxer dans ces pays est souvent synonyme de consécration : un boxeur ayant une belle carrière tente de se faire connaître internationalement en boxant à l’étranger.

Musée National du Sport

De plus, Paris constitue également une scène pugilistique privilégiée pour les athlètes noirs (américains, anglais et australiens). Dans leurs pays respectifs, ceux-ci rencontrent de grandes difficultés pour boxer (les matches « blanc » contre « noir » sont régulièrement interdits) et ils bénéficient d’une notoriété moindre. A Paris, même s’ils ont à souffrir d’actes de racisme (notamment les moins bons sportivement ou ceux qui font trop parler d’eux en dehors du ring), ils peuvent atteindre le rang de véritables vedettes. Tels sont les cas de Joe Jeannette ou de Sam McVey tous deux adulés par le public de Paris et percevant des sommes d’argent extrêmement importantes.

            Toutefois, ces différents échanges entre pays ne sont pas gravés dans le marbre. Ils dépendent bien de conditions sociales et économiques spécifiques. Après la guerre, ces conditions sont profondément modifiées (le franc est instable ; une génération de promoteurs est vieillissante tandis que de nombreux boxeurs français sont morts sur le front etc.). De ce fait, les circulations des boxeurs se modifient et la Belgique notamment devient un partenaire privilégié (les boxeurs belges se produisent de plus en plus en France tandis que Bruxelles, Gand ou Anvers sont des scènes de plus en plus reconnues). Les conditions économiques structurent donc les circuits de consécration des boxeurs. En résumé, ces échanges entre la France et l’étranger permettent de mettre en valeur l’imbrication des facteurs sportifs et non-sportifs dans le marché des spectacles de boxe.

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Que pensent les femmes de la boxe ? (elles sont interdites en tant que spectatrices jusqu’en 1907)

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La présence des femmes dans ces spectacles de boxe est établie mais elle demeure relativement marginale. Du côté des spectatrices, grâce à la presse mais aussi aux photographies ou aux films des combats, on sait qu’elles sont présentes à partir de 1907. Toutefois, hormis pour celles des premiers rangs, leurs avis sur le match sont rarissimes ou alors leurs commentaires sont rapportés à travers la plume de journalistes masculins et se révèlent certainement profondément modifiés. Parmi les spectatrices des places les plus chères, on trouve soit des vedettes artistiques (comme Mistinguett ou la Belle Otero) soit des femmes présentées comme les « épouses de » grandes personnalités, comme Pierre de Coubertin ou Jean de Castellane. Ceci étant, leur présence n’est pas « qu’établie », elle est aussi utilisée par les journalistes ou les organisateurs, et globalement par tous les défenseurs de la boxe. En effet, selon eux, la présence des femmes constitue une preuve de la faible violence des combats de boxe. L’argument est alors le suivant : puisque les femmes viennent aux matches de boxe et qu’elles les « supportent », il est évident que ces combats ne sont pas si sanglants ni sauvages que l’on veut bien parfois le dire. De même, leur « élégance » (robes de soirées notamment) est régulièrement soulignée pour illustrer la tonalité mondaine ou chic donnée aux grands combats. Toutefois, il arrive aussi que leur présence fasse l’objet de critiques. Les spectatrices sont ainsi régulièrement accusées de voyeurisme (elles viendraient admirer les corps musclés et seraient à l’affût du sang) et sont souvent considérées comme incompétentes (nombre de commentateurs évoquent « leurs voisines » confondant les boxeurs). Enfin, il est rapporté par la presse, comme dans les guides touristiques, que des prostituées sont également présentes. Une telle possibilité est plausible car ces salles de spectacles constituent des lieux fameux de prostitution. Par exemple, même si l’action se passe un peu avant l’essor des spectacles de boxe, dans « Bel-Ami » (1885), Guy de Maupassant décrit bien l’ambiance que l’on retrouve dans le public de ces établissements et rapporte la présence de prostituées.

Du côté des pratiquantes, les choses sont un peu différentes. Avant 1907-1908, parmi les numéros de « boxe spectacle », à plusieurs reprises, des représentations de boxe mettent en jeu des femmes. A l’inverse, dans la « boxe sportive », hormis de rares assauts, on n’en trouve quasiment aucune trace. Autour de 1907, soit dès lors que la boxe prend la forme d’un spectacle sportif, quelques combats de boxe féminine se tiennent à Paris. Ils sont vivement décriés par la presse sportive et par une part des organisateurs. Finalement, en 1912, le « nouveau » règlement de boxe professionnelle édicté par la fédération interdit officiellement « les combats de femme ».

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L’iconographie (affiches) exploite-elle avant tout l’aspect circassien plutôt que le réalisme ?

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L’organisation même des combats est structurée autour des différentes formes d’images. On placarde des affiches dans les rues et dans le métro. Certaines sont même signées par des artistes renommés. Dans la presse, les photographies ou les dessins sont également récurrentes avec les caricatures ou les images en tout genre. Des cartes postales sont aussi vendues à l’effigie des boxeurs. L’Auto (journal ancêtre de L’Equipe) et plus encore la revue La Boxe et les Boxeurs commercialisent des images à collectionner vendues par lot – autant d’aspects que l’on retrouvera dans le football avant la fin du XXème siècle avec les vignettes Panini.

Apparaissant quasiment au même moment, le cinéma va également accompagner la boxe. D’abord, les combats qui se sont déroulés à l’étranger sont projetés à Paris dans divers établissements. Puis, progressivement, les grands combats parisiens sont diffusés dans différentes salles de France, le tout parfois avec un speaker et/ou la présence de certains boxeurs présents pour commenter le film. Autour de 1910, une véritable économie se créé autour de cette boxe au cinéma : des établissements, comme le Biograph Sport, se spécialisent dans ce domaine. De ce fait, les boxeurs, et particulièrement Georges Carpentier pour les Français, s’adaptent à ce nouveau marché et n’hésitent pas à négocier, en amont d’un combat, un pourcentage sur la diffusion des films avec l’organisateur du match.

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En quoi la boxe foraine a-t-elle irrité certains ?

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La boxe foraine étant illégale et peu règlementée elle se révèle difficile à étudier. Même les archives de la préfecture de police de Paris font peu mention de cette pratique. La boxe foraine rappelle et est parfois assimilée à la « boxe spectacle » dans la mesure où elle prend surtout la forme de « numéros » que l’on répète. Pour autant, elle ne se déroule pas dans les mêmes lieux : elle se tient dans les fêtes foraines et les baraques où des « hercules de foire » se produisent sur un ring. D’après les témoignages dont l’on dispose, des bonimenteurs sont là pour favoriser la dimension spectaculaire et les combats sont exagérés et insincères. Cependant, et parce que cette pratique se présente comme de « la boxe », elle fait l’objet de fortes condamnations de la part des organisateurs comme des dirigeants de la fédération. Ceux-ci voient la boxe foraine comme une forme concurrence à la boxe constituée comme spectacle sportif. S’opère donc une lutte autour de la définition de la pratique. Pour lutter contre la boxe foraine, au cours des années 1920, les dirigeants de la fédération française de boxe sollicitent les préfets pour tenter de la faire interdire dans toutes les grandes villes. Pour ce faire, ils n’hésitent pas à présenter la boxe foraine comme une pratique peu sérieuse, dangereuse (sur le plan de l’organisation) et moralement condamnable. Leur action ne se révèle que partiellement efficace, certaines baraques continuent de telles activités durant toutes les années 1920 et 1930.

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Lors de votre étude, qu’est-ce qui vous a le plus surpris dans ce théâtre de la boxe ?

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Je dirais que j’ai été surtout surpris par deux choses.

La première, c’est l’importance de l’argent et de la dimension « spectacle » dans le monde de la boxe. Je l’ai assez vite perçu mais je dois dire que je ne pensais pas trouver autant d’exemples significatifs. Dès les débuts, les organisateurs ont joué d’une grande ingéniosité pour attirer le public. Ils créent un système d’abonnement ; ils s’accordent avec les compagnies de train ou de taxis pour proposer des places intégrant le coût des transports ; des entractes sont mis en place avec des numéros de diabolo ou autres ; il y a de multiples sondages avant et après le combat ; la médiatisation des combats est énorme (L’Auto consacre une dizaine de « unes » à chaque grand combat) ; on propose des formes variées de combats (des matches au finish (sans limite de rounds), un boxeur qui affronte plusieurs adversaires successivement etc.) ; le cinéma est présent ; la « vedettarisation » est immense : par exemple, une revue lance un concours pour « passer 24 heures » avec Georges Carpentier ; l’usage de l’iconographie (par les cartes postales, la vente de statuettes représentant des boxeurs, par les affiches, les couvertures des magazines ou le cinéma) est systématique ; des réflexions profondes sont prises autour du prix des places selon le type de combats pour attirer le maximum de public etc. etc. Le spectacle est donc omniprésent en boxe au début du XXème siècle, et il contribue véritablement à structurer l’aspect sportif, les deux codifications (par le sport et par le spectacle) devenant même à bien des égards indissociables.

Ma deuxième surprise touche au profil social des boxeurs. C’est sans doute là l’une des choses qui m’a demandé le plus de temps. J’ai essayé de dresser un portrait de groupes de 153 boxeurs professionnels pour lequel j’ai essayé de renseigner leur origine sociale et géographique, leur niveau d’instruction, leur lieu de résidence, leurs métiers (avant, pendant et après la boxe) et leur possibilité d’ascension sociale. J’avais été séduit et convaincu par le propos du sociologue Loïc Wacquant qui souligne que les boxeurs professionnels n’appartiennent pas au sous-prolétariat mais qu’ils se recrutent plutôt dans les fractions stables des classes populaires. Là, l’étude des 153 boxeurs professionnels l’atteste clairement pour la France d’avant 1920. On trouve beaucoup de menuisiers, de cordonniers mais également d’employés (de commerce, du chemin de fer ou autres). Ainsi, beaucoup de boxeurs professionnels appartiennent à la limite entre les classes populaires et les classes moyennes. Ils savent le plus souvent lire et écrire, et exercent leur métier « principal » en journée et s’entraînent à la boxe le soir ou le dimanche. En outre, dans mon échantillon, j’ai même trouvé plus d’individus venant des classes supérieures que de boxeurs issus du sous-prolétariat. Parmi eux figurent quelques surprises : Jean Poësy, boxeur professionnel qui est le beau-frère de Jean Gabin et surtout Hubert Roc (de son vrai nom Hubert Roquigny), boxeur professionnel ayant livré une quarantaine de combats, qui se révèle être le petit-neveu de Gustave Flaubert.

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