En 1979, Temps X devient le premier magazine télévisé de science-fiction en France. Les extraterrestres, les nouvelles technologies comme Internet, le cinéma sont traités par deux étranges présentateurs en combinaison spatiale. Par leur style, leur rhétorique, les frères jumeaux, Igor et Grichka Bogdanoff, vont fasciner, intriguer même amuser tout au long des années. Leur impressionnante transformation physique et leurs déboires judiciaires vont également susciter un certain intérêt. Les frères Bogdanoff ne quitteront jamais le paysage télévisuel et garderont une grande popularité jusqu’à la fin de leur vie. Les jumeaux meurent des suites du Covid-19 à quelques jours d’intervalle. Grichka s’éteint le 28 décembre 2021- Igor décède à son tour le 3 janvier 2022.
Pourtant, le mystère subsiste. Qui étaient vraiment les frères Bogdanoff ?
Entretien avec Maud Guillaumin, journaliste et autrice du livre « C’était les Bogdanoff« .
En 2019, vous avez écrit « Le Mystère Bogdanoff ». Qu’est-ce qui vous intéressait chez ces frères jumeaux férus de science ?
En tant que journaliste politique, j’ai été d’abord intriguée par leur popularité. Présente lors d’un salon du livre, j’ai vu une immense file d’attente. Je me demandais qui était cette star que tout le monde voulait voir. Était-ce Amélie Nothomb ? Michel Houellebecq ? Il s’agissait en fait des frères Bogdanoff. Je pouvais constater que le public était ravi de pouvoir échanger avec eux. Journaliste à France soir lorsqu’en 2008 les Bogdanoff présentaient leur émission produite par DJ Mosey, fils du président Sarkozy et Laurent Juppé, fils d’Alain, j’étais déjà consciente que l’Elysée avait insisté pour que cette émission puisse se faire. La galaxie des frères Bogdanoff grâce à de forts politiques.
Selon les frères, la famille Bogdanoff aurait connu des histoires incroyables. La grand-mère d’Igor et de Grichka aurait notamment caché des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale dans sa demeure du Gers. Le mystère est-il déjà une tradition dans la famille Bogdanoff ?
La mythomanie était en effet une tradition familiale. Cependant, cette histoire pendant la guerre m’a été confirmée par plusieurs personnes. J’ai pu notamment interviewer Monique David, la marraine de 96 ans des frères Bogdanoff, à ce sujet. Elle décéda malheureusement juste avant la publication du livre. La marraine a été une grande amie de
la grand-mère et a assisté au mariage de Maya, la mère des Bogdanoff, avec Youra, le père.
C’est Monique David qui m’a parlé du sauvetage de ces Juifs pendant la guerre afin d’illustrer le courage de la grand-mère, Berthie de Colloredo.
J’ai ensuite demandé à Igor et à Grichka pourquoi ils n’avaient pas voulu révéler cette histoire. Je pense qu’ils ne se sont pas intéressés à cette mémoire familiale, bien qu’elle soit belle, car il s’agit d’un épisode réel. Les frères Bodganoff aimaient se concentrer avant tout sur les mythes plutôt que la réalité. Selon moi, ils préféraient se concentrer sur des histoires qui les mettaient en lumière.
Le fait que les frères Bogdanoff aient souffert de ne pas avoir été aimés durant leur enfance, peut-il expliquer leur envie d’être sous les projecteurs ?
Igor et Grichka ont en effet été séparés car leur mère, trop pauvre, ne pouvait plus s’occuper d’eux. Ils ont également souffert de l’absence de leur père. Pour pallier ce manque, les frères ont fait croire qu’ils étaient issus d’une famille bien née. Pourtant, leur père, Youra, avait seulement été garçon de ferme et avait connu des conditions de vie très difficiles. Ses fils vont cependant pendant des années raconter autre chose pour se glorifier. Même si la famille a une certaine tradition de mythomanie, il semble que Youra ait souffert de ces mensonges racontés à la télévision par ses fils.
La famille Bogdanoff c’est la série « Dallas » dans le Gers.
Les frères Bogdanoff formaient-ils un seul et même esprit ?
Grichka était certes le leader car toujours dans le calcul mais Igor était le plus terrien, le plus sportif et le plus sociable. Ce dernier avait le besoin de briller et de renforcer ce côté conte de fées.
Les Bogdanoff étaient deux personnes différentes mais ils ne sont jamais jalousés. S’il y
avait des disputes, c’était uniquement pour de petites histoires d’argent. Ils ont toujours fait corps. Pour cela, c’était un duo impressionnant. Lorsque j’écrivais le livre, il était parfois difficile pour moi de les différencier. Leur personnage médiatique était véritablement une hydre à deux têtes. Je les rencontrai toujours rassemblés.
Igor et Grichka ont longtemps vécu ensemble. Une des épouses d’Igor, Amélie de Bourbon-Parme, a avoué que son beau-frère était très présent et qu’il fallait l’accepter ainsi. Les frères ne se séparaient que pour des week-ends ou des petites vacances. Pour leurs conjointes respectives, ces moments étaient de vrais moments d’évasion.
Qu’est-ce qui a poussé les frères Bogdanoff à s’intéresser à la science-fiction ?
C’est d’abord les romans d’aventure qu’ils lisaient chez leur grand-mère qui les ont beaucoup intéressés. Jeunes dans les années 60, les Bogdanoff ont découvert des livres comme « Soleil vert » de Harry Harrison. Il y avait aussi toujours un lien avec la science. Dans les histoires de science-fiction, vous avez souvent un savant ou un mathématicien. Mais au départ, les frères Bogdanoff n’imaginaient pourtant pas faire de la science. Ils ont étudié la science politique.
Le philosophe Roland Barthes a écrit dans la Revue littéraire que « Les frères Bogdanoff ont fait de la science-fiction un être harmonieusement jumeau, où c’est le voyage lui-même qui est hospitalier ». Igor et Grichka utilisent-ils la science-fiction pour contenter leur grande imagination (ils s’interrogeaient notamment sur l’aspect qu’aurait leur château du Gers dans 1 000 ans) ?
Les frères Bogdanoff ont toujours été fascinés par le temps long. Ils se référençaient souvent à la mémoire car pour eux elle permettait de continuer à exister. Pour des personnes qui travestissaient souvent les faits, c’est paradoxal… Pour les frères Bogdanoff, le château dans le Gers était rempli d’âmes. Il y avait chez eux un aspect mystique alors qu’Igor et Grichka se prétendaient pourtant scientifiques. En mêlant ainsi de telles extrémités, leurs livres ont pu être des succès populaires.
Le succès de Temps X s’explique-t-il par un certain exotisme ? Le nom Bogdanoff rappelle la culture russe. Les jumeaux pouvaient également faire penser à des clones. Même si Igor et Grichka s’exprimaient avec un langage soutenu, ils ont su faire rêver les téléspectateurs avec leur émission.
Le succès de Temps X s’explique en effet par la création d’un langage parallèle. Les tenues rappelaient celles des astronautes. Le plateau télé faisait penser à un véritable vaisseau spatial en mouvement. De 7 à 20 ans, les téléspectateurs étaient fascinés devant une telle émission. Laurent Juppé a avoué que Temps X l’avait beaucoup marqué. Les frères Bogdanoff ont dans les années 80 par exemple présenté le réseau Internet en faisant rêver. Avec ce discours à deux voix et non rébarbatif, qu’on croit ou non à leurs histoires, les téléspectateurs avaient envie d’y croire. Frédéric Beigbeder a même fait une apparition dans Temps X alors qu’il était un garçon à la chevelure blonde.
Les frères Bogdanoff ont-ils été trop loin en voulant à tout prix prouver qu’ils étaient de véritables scientifiques ?
Sur la quatrième de couverture d’un de leurs livres, Igor et Grichka ont prétendu être docteurs en mathématiques et en astrophysique. Ils ne pouvaient pourtant prétendre à de tels titres. En les attaquant, de véritables scientifiques les ont forcés à faire face à la
réalité. Les frères Bogdanoff ne pouvaient pas comprendre que même s’ils avaient présenté une émission de télévision sur les sciences, ils ne pouvaient se présenter comme des docteurs en sciences. Au fur et à mesure, Igor et Grichka ont cru qu’ils avaient suffisamment de connaissances pour être perçus comme de vrais spécialistes. Certes ils ont enseigné au sein de l’Université privée Megatrend à Belgrade mais c’est par l’intermédiaire de personnes peu fréquentables. Ils ont été invités et rémunérés en Serbie non pas pour leurs idées dites « scientifiques » mais parce qu’ils étaient avant tout des vedettes de télévision.
Qui étaient les frères Bogdanoff sur le plan politique ?
Dès leur enfance dans le Gers, ils ont intégré le racisme de tous les jours. Leur mère Maya étant métisse, Igor et Grichka avaient la peau mate. A leur arrivée à Paris, ils sont dénigrés par les aristocrates russes et français. Ce sont des personnes amusantes mais les frères Bogdanoff sont surtout perçus comme des « basanés ». De plus, la lignée aristocratique de leur grand-mère ne suffisait pas à les faire accepter dans le cercle des Russes blancs. Pour toutes ces raisons, Igor et Grichka vont s’orienter vers la télévision. C’est le moment où l’on sort de l’ORTF.
Malgré les rejets racistes qu’ils ont connu durant leur jeunesse, malgré leur envie d’être des personnalités modernes, les frères Bogdanoff sont restés très à droite. Pour se sentir exister, ils ont toujours voulu maintenir le côté conservateur de leur famille et les deux ont toujours partagé cet avis.
En 2017, les frères Bodganoff ont réussi à être invités au pot d’Emmanuel Macron lorsqu’il fut élu Président de la République. C’est étonnant car peu de monde avait pu être invité. Très people, Emmanuel Macron est de plus un grand nostalgique de la télévision de son enfance. Il a même incité Igor et Grichka à écrire des notes sur la science à la télévision.
Pourquoi les frères Bogdanoff ont toujours démenti à avoir recours à la chirurgie esthétique ?
Le docteur Lantieri, spécialiste de la chirurgie faciale, expliquait que pour le cas des Bogdanoff il y avait une véritable maladie. Le visage de Grichka était encore plus refait que
celui d’Igor. Pour lui, cela n’était jamais assez bien. Les frères Bodganoff avaient peur de la vieillesse et de la mort. De plus, Ils voulaient conserver leur aspect extraordinaire. Cela s’est accentué lorsqu’ils sont devenus des » stars » à la télévision. Des présentateurs comme Thierry Ardisson, Marc-Olivier Fogiel ou Laurent Ruquier n’étaient pas intéressés par leurs livres – il s’agissait bien souvent des mêmes sujets. A partir des années 2000, Igor et Grichka deviennent des curiosités. Au même titre que Lolo Ferrari et son énorme poitrine, les frères Bogdanoff voulaient être encensés. Ils sont tombés dans l’excès.
Leurs livres scientifiques peuvent-ils être perçus comme des travaux sérieux ?
Etant profane, je me suis concentrée sur l’avis des scientifiques. Les frères Bogdanoff font des erreurs rien que sur le kilométrage entre la Terre et la Lune. Il y a peu de rigueur dans leurs travaux. Pour Igor et Grichka, beaucoup de choses étaient des fulgurances. Il faut pourtant être sérieux lorsque vous rédigez des ouvrages scientifiques. Les écrits des frères Bogdanoff étaient trop légers.
En décembre 2021, les frères Bogdanoff, atteints du Covid, sont hospitalisés. Ils ne ressortiront pas vivants de l’établissement. Ont-ils été trop intrépides au cours de leur vie ?
Oui incontestablement. Ils avaient une grande force de vie. Malgré leur âge, Igor et Grichka restaient naturels et modernes. Malgré leur langage suranné, ils employaient des termes de jeunes sans paraître ringards.
Igor et Grichka auraient-ils pu vivre l’un sans l’autre ?
La question se pose. Lorsque j’écrivais le livre, leurs proches avouaient qu’ils s’inquiétaient de cette possibilité. Comment un des frères allait vivre un tel drame ? Comme ils étaient deux, la question de la mort revenait très souvent. Igor et Grichka n’imaginaient pas un tel scénario. Ils étaient trop fusionnels. La vie aurait eu moins de goût. Avec l’absence de l’autre, le survivant serait peut-être revenu sur Terre. La réalité aurait alors été terrible à regarder.
Tout au long de vos recherches, qu’est-ce qui vous a le plus surpris de la part des frères Bogdanoff ?
Leur mythomanie. Malgré leur sympathie et leur aspect doux, il était difficile de leur
montrer la réalité en face. Igor et Grichka pouvaient alors se fermer et devenir même durs. Lorsqu’ils ont été accusés de plagiat, la réponse des frères Bogdanoff a été de prendre les autres pour des idiots. Naturellement, ils se sentaient supérieurs. En 1991, lors de l’émission Ex-Libris présentée par Patrick Poivre d’Arvor, Maître Zylberstein qui défendait le scientifique vietnamien plagié, Trinh Xuan Thuan, les a mis très en colère. Les frères Bogdanoff, les traits tirés, deviennent alors insupportables en niant le bon droit des autres. C’était aussi un aspect d’Igor et de Grichka.
