« Drôle de drame » (1937), « Le Quai des brumes » (1938), « Le Jour se lève » (1939), « Les Enfants du paradis » (1945), « Les Tricheurs » (1958),… On ne compte les chefs d’œuvre cinématographiques réalisés par le cinéaste Marcel Carné. Associé au poète Jacques Prévert, il a même su imposer une marque, un style, un ton. Pourtant, l’histoire du cinéma a pu être cruelle envers Marcel Carné. Cible des cinéastes de la Nouvelle vague, il fut à un moment de sa vie écarté voire méprisé. Marcel Carné reste pourtant encore de nos jours une véritable référence pour tous les artistes.
Entretien avec Philippe Morrisson, auteur du livre « Marcel Carné, ciné-reporter 1929-1934 » et créateur des sites internet https://www.marcel-carne.com/ et https://www.la-belle-equipe.fr/.
Y’a-t-il un style cinématographique propre à Marcel Carné ?
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Marcel Carné reste évidemment associé au style du Réalisme Poétique dont son film « Le Quai des Brumes » reste emblématique de ce courant.
Lui préférait le terme de Fantastique Social, d’après un article fameux des années 20 de Pierre Mac Orlan.
C’est-à-dire des films en prise avec la réalité, avec la vie quotidienne des gens de la rue, des ouvriers, mais vu sous le prisme d’une certaine poésie teintée de noirceur, de mélancolie.
Ce sont souvent des histoires d’amour qui sont prises dans l’engrenage de la fatalité et qui souvent se terminent mal.
Mais, Marcel Carné n’est pas le seul à avoir fait ce genre de films dans les années 30.
Je pense à certains films de Renoir « (La Nuit du Carrefour »), de Duvivier bien sûr (« Pépé le Moko ») mais aussi Pierre Chenal (« Le Dernier Tournant »), Christian-Jaque (« L’Enfer des Anges ») etc.
Marcel Carné ne s’est pas laissé enfermé dans ce style comme le prouve la suite de sa carrière.
Il a côtoyé le cinéma fantastique avec « Les Visiteurs du soir » (et plus tard avec Juliette ou « La Clef des Songes » et « La Merveilleuse Visite »), le cinéma plus naturaliste avec « La Marie du Port », ‘L’Air de Paris », mais aussi des films plus centré sur la jeunesse et ses problèmes comme « Les Tricheurs », « Terrain Vague », « Les Jeunes Loups ».
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Son cinéma est-il avant tout une lettre d’amour pour le Paris populaire et sa banlieue ?
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Oui je pense que l’on peut dire cela. Marcel Carné a été profondément attaché à Paris. Il y a toujours vécu. Il a toujours été fidèle à ses origines populaires.
Son père était ébéniste rue du faubourg Saint-Antoine, et ils habitaient dans le quartier des Batignolles, à l’époque un quartier très populaire.
D’ailleurs, dans une majeure partie de ses films, les rôles principaux sont des personnages
du peuple, on trouve peu de personnages de bourgeois dans ses films.
Paris est une ville qui a été très importante pour lui.
L’action dans ses films met souvent en valeur un quartier (de Paris), ou si c’est une ville de province (comme Lyon dans « Thérèse Raquin »- 1953), il s’agit toujours d’un quartier populaire, là où Carné se sent à l’aise.
Il raconte qu’il avait été marqué adolescent par un spectacle de Music-Hall avec Mistinguett dont le décor était le Canal de l’Ourcq (qu’il ne connaissait pas à l’époque) et qui deviendra un lieu qu’il a filmé plusieurs fois, « Les Portes de la Nuit » notamment.
Espérons qu’un jour une grande exposition sera organisée à Paris pour lui rendre hommage.
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Qu’a apporté Jacques Prévert à Marcel Carné ?
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Jacques Prévert est sans doute l’homme, l’artiste que Carné aurait voulu être.
Quand on regarde les films qu’ils ont tournés ensemble, on sent une grande osmose des thèmes, de la manière de voir les choses, la vie.
Même s’ils étaient très différents en caractères, ils se complétaient merveilleusement bien.
Carné était introverti et solitaire quand Prévert était tout l’inverse. Et sans doute, parfois, Carné devait-il l’envier ?
Et surtout Prévert savait écrire pour les acteurs et les mettre en valeur. Carné et Prévert aimaient les mêmes acteurs. Prévert a toujours su rester proche du peuple, comme Carné, et ses dialogues et les scénarios qu’il a écrit le prouvent.
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« Le jour se lève » est un bel exemple du réalisme poétique et du fatalisme existentiel cher à Marcel Carné. Le film connaît pourtant un échec commercial.
Est-ce le fait que les spectateurs n’étaient pas habitués aux flash-backs encore peu utilisés au cinéma ?
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C’est quand même un film qui a plutôt bien marché pour l’époque mais il est sorti au début de l’été 1939 et sa carrière n’a pas été celle qu’elle aurait dû l’être à cause de la guerre qui fût déclarée deux mois plus tard. Heureusement, le temps a rattrapé tout ça.
Je ne pense pas que le flashback ait tant gêné les spectateurs. D’abord, le producteur avait demandé à insérer un carton avant le film pour les prévenir.
Dès la fin de la guerre, le film a eu une aura légendaire grâce notamment à un article d’André Bazin consacré à l’importance du décor. Il demeure l’un des plus reconnus du duo Carné-Prévert comme vous le savez. Et c’est sans doute le film emblématique du « réalisme poétique ».
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Que sait-on du projet de science-fiction avorté « Les évadés de l’an 4000 » (1941) ?
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C’était un beau projet d’après une adaptation d’un roman d’anticipation de Jacques Spitz.
Les maquettes des décors réalisés par Andrejew sont les seules choses qui nous restent (en dehors du scénario) et l’on ne peut que regretter que ce film n’ait pas été réalisé.
On voit d’après ses maquettes que Carné avait en tête de recréer l’univers de « Métropolis » (1927) de l’un de ses maîtres Fritz Lang.
Sans doute, le projet était trop ambitieux et on se demande avec quel budget il aurait pu tourner ce film ! Nous étions en 1941 et même si son producteur était la puissante société de production nazi la Continental, il aurait très difficile de mener à bien cet ambitieux projet.
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Le film médiéval « Les Visiteurs du soir » (1942) est-il une métaphore de l’Occupation ?
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Carné s’en est toujours défendu. Mais sans doute, Prévert y a pensé, surtout pour la scène finale avec ce cœur qui bat des amants changés en pierre.
En effet, en 1936, il avait écrit un texte, devenu fameux, « La Crosse en l’Air », dans lequel il fait référence à la guerre civile espagnole et évoque ce cœur, qui bat, des résistants républicains.
Peu de gens avaient lu ce texte à l’époque mais il a dû vouloir s’en inspirer pour clore le film sur une note d’espoir et de résistance.
Après dire que le diable c’est Hitler, le Baron Hughes Pétain etc. c’est sans doute aller un peu trop loin dans l’analyse…
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« Les Enfants du Paradis » (1945) est-il l’œuvre la plus aboutie de Carné selon vous ?
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C’est bien évidemment l’aboutissement de tout ce qu’avait entrepris ce petit bonhomme de 39 ans, qui avait appris le cinéma sur le tas, et qui en moins de dix ans atteignit le sommet du cinéma français voire mondial. Je ne pense qu’on ne se rend pas bien compte de ce que cela signifiait dans l’industrie du cinéma de l’époque. Il était très difficile pour quelqu’un qui n’avait pas une famille fortunée, comme Renoir, de faire son trou dans ce milieu.
Renoir a mis plusieurs films pour être reconnu et devenir célèbre. Carné n’avait pas le droit à l’erreur. Et c’est dès son troisième film, deux ans après avoir débuté derrière la caméra, qu’il devient célèbre avec « Le Quai des Brumes ».
Mais revenons aux « Enfants du Paradis »: C’est un film majeur que les futures générations découvriront sans doute avec la même ferveur et la même admiration.
J’ai toujours considéré ce film comme l’équivalent d’un grand classique de la littérature française, comme un Zola, un Victor Hugo.
« Les Enfants du Paradis » c’est un peu Les Misérables du cinéma français, je parle en termes de renommée et d’ampleur du point de vue de l’histoire.
Il y a ce côté bigger than life toutes proportions gardées et cette histoire d’amour intemporelle mélangés avec des histoires parallèles toutes aussi magnifiques.
On reste ébahi qu’un tel film ait pu être tourné durant la guerre.
J’insiste sur le fait que Carné n’avait pas 40 ans quand le film est sorti.
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Pour quelles raisons les réalisateurs de la Nouvelle Vague (en particulier François Truffaut) ont-ils surtout pris pour cible Marcel Carné?
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Parce qu’il était là avant eux ! et qu’il fallait faire de la place.
Mais j’ai montré dans mon livre « Marcel Carné, ciné-reporter (« La Tour Verte ») » que Carné avait été en quelque sorte le Truffaut de son époque lorsqu’il était journaliste (au début des années 30). Il ne mâchait pas ses mots envers certains réalisateurs ou producteurs. Il pouvait être très virulent comme Truffaut l’a été. Et l’homosexualité de Carné n’a rien arrangé.
On se souvient de ce texte de Truffaut dans Arts où il y fait référence comme l’a montré le beau documentaire diffusé sur Arte l’été dernier. Il écrit notamment que Carné a une « manière de diriger les enfants qui rejoint le sacrilège » et plus loin que cela relève « moins de la critique cinématographique que de la préfecture de police ».
Truffaut s’est rattrapé par la suite mais le mal était fait, et Carné a toujours cette étiquette qui lui colle à la peau dans le milieu du cinéma, malheureusement, celui de quelqu’un qui mettait en images les scénarios de Prévert.
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« Les Tricheurs » est-il un hommage à la jeunesse ?
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Oui bien sûr. Le film est sorti un an avant l’émergence de la Nouvelle Vague et a été un immense succès public, et même un phénomène de société (cf le numéro spécial de L’Express).
C’est le premier film en France qui a montré l’émergence de ce nouveau phénomène de
société, les jeunes, qui en quelque sorte prennent le pouvoir, ces fameux baby boomers.
Les Tricheurs annoncent la Nouvelle Vague, même si Carné filme la jeunesse de manière plus classique bien sûr.
De plus, le film aborde des sujets assez tabous encore, la liberté sexuelle (et même le livre romancé tiré du film va même plus loin en abordant l’avortement par exemple).
Il est intéressant de noter que cette émergence de la la jeunesse est un phénomène mondial. Aux Etats-Unis, le Rock’n’ Roll a explosé en 1956 et la jeunesse a commencé sa mue. En France, il y aura un décalage de quelques années encore, mais le Jazz connaît sa première heure de gloire, à l’image de la bande son du film où l’on retrouve des grands jazzmen de renom.
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L’homosexualité a souvent été abordée dans les films de Marcel Carné. L’identité sexuelle du réalisateur a-t-elle été un obstacle dans sa carrière ?
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Pas à sa carrière, mais c’est clair que les temps étaient beaucoup moins favorables.
Donc il ne pouvait pas mettre des références trop évidentes dans ses films, même s’il l’a fait régulièrement et parfois de manière assez audacieuse ! (CF le personnage de François Périer dans « Hôtel du Nord », donc dès 1938).
Il serait intéressant de faire une étude parallèle entre la carrière de Jean Cocteau et celle de Carné du fait de leur homosexualité. Cocteau a toujours été très accepté par le milieu cinématographique et Carné plus ostracisé.
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