«J’ai ma liberté avec mes dessins» déclarait Henri de Toulouse-Lautrec.
Précurseur, à l’origine même de l’art de l’affiche commerciale de Montmartre, ce flamboyant artiste de la fin du XIXème siècle a également profondément marqué l’histoire de la peinture. Explorant le monde des cabarets, du cirque ou des maisons closes de Montmartre, Toulouse-Lautrec a su rompre avec talent avec l’académisme de son époque. Aucun doute il était un grand artiste.
Qu’est-ce que doit Paris à Toulouse-Lautrec?
Cette image d’une vie merveilleuse où on l’on boit, on rit, où le sexe ne connaît pas de limite est tronquée. Ce n’est certainement pas ce que Lautrec a voulu montrer. Il y a aussi les préjugés véhiculés par le cinéma, notamment le film « Moulin rouge » (2001) de Baz Luhrmann qui a notamment une vision baroque très drôle mais totalement illusoire de Montmartre.
Une chose est certaine : cela a réduit la portée de l’œuvre de Lautrec d’être associée à Paris en particulier à Montmartre. Il ne se concentre pas sur les métamorphoses de Paris sous le préfet Haussmann. Lautrec peint finalement pas la ville mais ceux qui la fréquentent. Il a montré ce que Napoléon III et ses acolytes ne voulaient pas que l’on montre: les femmes et Paris ville de plaisir- la décadence pour les élites. En effet, Lautrec n’a jamais voulu peindre les bourgeois se promenant aux Tuileries comme Manet ou Degas. Certes Degas a inventé « le clair obscur social » (termes de Louis Edmond Duranty) mais il garde un œil méprisant envers les couches populaires. Lautrec, quant à lui, n’est pas un peintre social et ne critique pas ce qui l’entoure. Il a au contraire aimé ce Montmartre qui à cette époque n’est pas encore dans Paris. Lautrec l’aristocrate s’est remarquablement intégré à l’esprit libertaire.
Toulouse-Lautrec peint également des portraits de sa famille. Est-ce un témoignage d’amour ou un réflexe aristocratique ?
Je suis parfois embêtée par les monographies je n’ai jamais connu personnellement le cercle familial de Toulouse-Lautrec. Une chose est sûre : sa particularité physique à influer sur ses relation familiales et il a été rejeté par son père. Ce dernier ne voulait notamment pas que son fils signe ses œuvres avec son nom de famille. À la mort de Lautrec, son ami Maurice Joyant demande au père de donner des œuvres afin d’ouvrir un lieu de souvenir. Le père s’exécute avec des mots d’une grande dureté mais d’une grande honnêteté : « Je ne songe pas à me convertir et porter aux nues ce que de mon vivant, je ne pouvais comprendre ».
La mère, la Comtesse Adèle, quant à elle, a adoré et encouragé son fils jusqu’au bout. Henri est clairement l’homme de sa vie.
Toulouse-Lautrec et le Japon c’est un rendez-vous manqué ?
Nous utilisons le terme de Japonisme car ces artistes ne se rendent pas au Japon mais s’en inspirent. Ils ont finalement une lecture ethnocentrée. Le Japon inspire en particulier sur l’aspect stylistique. Contrairement à l’Europe où les artistes se sont attachés à une perspective centrale : ils prennent possession de ce qu’ils regardent, les Japonais ont une perspective axonométrique. Incapables d’être plus forts que la nature, nous devons dans ,ce cas, être à l’intérieur lorsqu’on la peint. Comme pour Degas, Toulouse-Lautrec s’inspire de la perspective axonométrique: des tables sont peintes au premier plan et on retrouve dans ses œuvres l’amour de la ligne. Cependant contrairement à Van Gogh qui est le maître du Japonisme, Lautrec n’en fait pas sa doctrine.
Il est dit qu’il devait aller au Japon mais au vu de son état de santé dégradé, cela était impensable.
Toulouse-Lautrec a-t-il su modeler l’image du chansonnier Aristide Bruant?
C’est un partenariat. Au départ, c’est Lautrec qui profite de la notoriété de Bruant. Ils s’entendent bien mais ne sont pas amis. Bruant était anarchiste. À l’ouverture de son propre cabaret, le chansonnier va comprendre que pour survivre dans le bouillonnant Montmartre il faut se parfaire une image iconique. Lautrec va l’aider en réalisant son affiche. Fort du succès, Bruant va alors s’habiller chaque jour avec la même tenue: le chapeau et le manteau noir et l’écharpe rouge. Lautrec vient juste de créer un monogramme que nous appellerions aujourd’hui un logo. Ce Montmartre avec ses affiches voit purement et simplement la naissance du marketing.
L’affiche trouve donc enfin grâce à Lautrec?
Alors que d’autres artistes comme Pissarro méprisent l’affiche, Lautrec y voit une grande liberté. Son style avec son efficacité de la ligne adopte pleinement l’affiche. De plus, Lautrec aimait cette nouveauté artistique qui permettait d’être vu et admiré par un très grand nombre. Le musée restait malgré la multiplicité des salons un lieu confidentiel. L’affiche s’ancrait pleinement dans une vision populaire.
Femmes chics, modestes, buveuses, tristes,… Qui sont ses modèles pour Lautrec?
La femme peinte par Lautrec est avant tout polymorphe et reflète une vraie diversité. Ce qui est sûr c’est qu’elles ne sont pas issues de sa sphère privée. Suzanne Valadon, compagne du peintre pendant deux ans, est une exception.
Je crois assez peu au fait que Toulouse Lautrec ait eu des relations avec ses modèles. Alors qu’elles se déshabillent, le peintre ne les sexualise pas ni ne les diabolise pas. Les femmes nous regardent peu et n’exhibent pas leur corps. Toulouse-Lautrec ne réalise pas de portraits psychologiques. Il a de l’affection pour ses modèles: Les tableaux montrent finalement ces femmes dans leur quotidien. Toulouse-Lautrec respectait ses modèles et les payait. Un coin dans l’atelier était réservé pour qu’elles puissent se déshabiller et se rhabiller.
Le peintre pouvait également réaliser des croquis à l’extérieur et ensuite allait peindre dans son atelier. Rosa la rouge, la première rousse des œuvres de Lautrec, la Goulue et aussi Jeanne Avril n’ont par exemple jamais posé chez le peintre.
Était-ce le meilleur ami de Van Gogh?
Toulouse-Lautrec l’a en tout cas défendu jusqu’à menacer de provoquer un duel… En lisant pendant des mois les témoignages de ceux qui avaient entouré le peintre, je me suis rendue compte que c’était un ami formidable et d’une grande fidélité. Jamais Lautrec ne parlait de son handicap et avait un goût pour l’humour.
Au sujet de Van Gogh: les deux artistes ne s’entendaient pas artistiquement mais Lautrec avait du respect pour l’homme.
En femme, en Japonais, en exhibitionniste sur la plage,… Toulouse-Lautrec voulait-il être à son tour un modèle pour le photographe ?
Il aimait surtout rire. Lors de mes travaux, j’avais en arrière plan sur mon ordinateur la photo où Lautrec, tout sourire, nu à bord d’un navire en face d’Arcachon. Je n’ai pas pu l’intégrer dans mon livre car il n’y avait pas assez de place. Lorsque Lautrec pose c’est devant un ami proche. Il veut avant tout s’amuser, s’échapper. C’est un autre moi.
Toulouse-Lautrec n’a jamais voulu montrer sa souffrance physique. Elle ne l’a pourtant jamais quitté. Par son handicap, le peintre avait constamment peur de tomber. Les photos montrent que Lautrec voulait avant tout s’évader.
Toulouse-Lautrec est-il un artiste plus aimé de nos jours qu’à son époque ?
Le XIXème siècle est un moment unique dans l’histoire puisque c’est le temps des artistes rejetés par les institutions ; ceux que nous aimons aujourd’hui pour avoir cassé les codes. J’ai d’ailleurs commencé ma carrière en réalisant une thèse sur la réception critique de Paul Cézanne. Il est passionnant d’étudier ce que deviennent les artistes après leur mort. L’histoire donne souvent de l’importance aux artistes. Moi-même, comme je les aime, je cherche à les réhabiliter et leur donner de l’importance intellectuellement. Il faut les dépoussiérer de tout ce que l’imaginaire a installé. Il faut parler en premier lieu de la peinture plutôt que de l’homme .
Qu’est ce qui vous a surpris chez Henri de Toulouse-Lautrec?
J’ai aimé sa vision de la femme. Alors qu’il n’y a pas de sensualité, Toulouse-Lautrec apporte une nouveauté artistique . L’histoire de l’art n’a pourtant pas mis en évidence cet aspect du peintre. Avec l’affiche et sa vision des femmes, Toulouse-Lautrec est un artiste audacieux. À l’image de Van Gogh et sa folie, nous retenons surtout de Toulouse-Lautrec son infirmité. Lorsqu’on étudie un artiste, il faut avant tout se pencher sur son art plutôt que sur son aspect et sa psychologie. Il faut se questionner sur nous-mêmes. En tant qu’historienne de l’art, je veux m’éloigner de cette image du XIXème siècle de l’homme torturé et maudit. Cette vision a finalement nuit aux artistes.