“Dans un café, lorsque vous êtes assis à une table, il est impoli de venir vous déranger. Au comptoir, il est impoli de ne pas vous déranger.”
Jean-Marie Gourio a toujours eu la passion pour les relations humaines, toujours eu l’amour des bons mots prononcés et entendus par-ci par-là. Après être passé par Hara-Kiri et Charlie Hebdo, Jean-Marie Gourio a su continuer à faire rire et à nous émouvoir jusqu’à nos jours. Infatigable conteur, il prépare actuellement avec son complice Jean-Michel Ribes un nouveau spectacle des “Brèves de comptoir” au Théâtre de l’Atelier (à partir du 9 novembre 2021). Le professeur Choron, Cavanna, Jean Carmet, Palace, la disparition progressive des comptoirs, l’attentat terroriste de Charlie Hebdo,… Entretien avec Jean-Marie Gourio, pilier (de bar).
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Fils d’un ancien combattant d’Indochine décédé de tuberculose alors que vous n’aviez que 5 ans, vous vous engagez à 16 ans et demi dans l’armée. Cependant, vous n’êtes pas resté longtemps sous les drapeaux. Ce n’était pas pour vous ?
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Non. J’ai été viré du lycée pour mauvais comportement. Ma mère m’avait déjà menacé de rejoindre les enfants de troupe. Etant pupille de la Nation, je me voyais entrer dans l’armée comme dans un destin naturel. Je me suis engagé et j’ai été stationné à Angers dans le Génie. J’ai ensuite décidé de passer le bac en candidat libre à l’Académie de Créteil pour devenir professeur de dessin. J’ai fini au rattrapage et j’ai dû passer en commission. Les examinateurs ont remarqué que j’avais un emploi et que j’étais courageux. Pour cela, j’ai été apprécié et on m’a autorisé à avoir le bac. J’ai ensuite pu étudier à la Sorbonne.
En tant que pupille de la Nation, j’avais des entrées prioritaires pour travailler dans l’administration. Je suis entré aux Chèques postaux à Montparnasse. Je me levais très tôt le matin, je commençais à 5H du matin. Les journées étaient très longues et difficiles. Je me suis mis en colocation à Vitry-sur-Seine, dans la banlieue parisienne. Une de mes colocatrices était une copine de Daniel Tallet qui travaillait comme maquettiste chez Hara-Kiri. J’ai demandé à ce dernier s’il n’y avait pas quelque chose pour moi car je n’en pouvais plus de travailler aux Chèques postaux. J’ai attendu et un jour, on m’a proposé un poste d’homme à tout faire dans la cave d’Hara-Kiri rue des Trois-portes. Au sous-sol, j’entendais rire le professeur Choron, François Cavanna ou Cabu dans la salle de rédaction installée plus haut. Ils étaient littéralement au-dessus de ma tête. Je n’avais qu’une envie : les rejoindre.
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Vous intégrez l’équipe d’Hara-Kiri en 1976. Vous êtes impressionné par la rigueur de ces anarchistes. C’est pour vous « une folie organisée ».
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C’était clairement des bosseurs, des personnes rigoureuses. Ils avaient cette force de travail.
Le professeur Choron me prévenait : « Tu peux aller faire la fête, être mis en garde à vue au poste de police par contre,, tu es présent à la réunion de demain matin. » Avec cette équipe de fous, j’ai appris la rigueur et j’adorais ça. Je suis devenu important par mon travail.
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Travailler avec des personnalités comme le professeur Choron, François Cavanna, Cabu, Wolinski ou encore Roland Topor, c’était enrichissant ou parfois déstabilisant d’être entouré de personnalités aussi douées ?
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J’étais clairement inconscient. J’avais un culot fou, je picolais beaucoup avec eux. Je n’étais pas déstabilisé, j’étais ébloui. Le professeur Choron, ayant été sergent durant la guerre d’Indochine, m’a pris sous son aile lorsqu’il a appris que mon père avait combattu là-bas. Il était même persuadé qu’il l’avait connu.
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Le professeur Choron vous parlait souvent de ses années de guerre en Indochine ? [« Vous me croirez si vous voulez » – Les mémoires du Professeur Choron avec Jean-Marie Gourio – Nouvelles Editions Wombat 2018]
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Lorsque Choron buvait, il me racontait en effet ses histoires d’Indochine. De la folie des blessés de guerre dans les hôpitaux où, soignés par des religieuses, leur mettaient des mains aux fesses. Choron a été témoin d’une violence folle. Le chaos régnait en Indochine. Il a été jusqu’à vendre des pneus de l’armée française à l’ennemi. Choron s’est échappé de cette violence et est devenu anarchiste. Il n’avait aucune moral. Cependant, comme beaucoup de personnes de sa génération et de la mienne, il avait appris l’aventure avec l’armée et ce fut capital pour la réussite d’Hara-Kiri. Choron était un voyou comme nous autres. Il était devenu le responsable de distributions de journaux. Choron a géré cela comme un vrai meneur d’hommes. Ses équipes devaient être des anciens de l’armée et il fallait boire.
Paris était un monde de bars et c’est dans cet univers que l’on pouvait faire des rencontres avec d’autres aventuriers et que l’on pouvait sortir de son milieu d’ouvrier. Certains ont ainsi eu une appétence pour l’écriture, la peinture ou la musique. Comme son père, Cavanna était maçon. Sur les échafaudages, l’été, il crevait de chaud donc il descendait au bar. C’est là qu’il a rencontré du monde. Comme Gérard Depardieu, Cavanna n’avait pas fait l’école. Ce sont des autodidactes qui se sont passionnés pour le milieu de la culture. Cavanna avait une admiration immense pour l’école républicaine. Moi-même, je me sens extrêmement reconnaissant envers l’éducation nationale. Grâce à elle, j’ai pu devenir écrivain. Les jeunes de banlieue doivent apprendre à avoir l’affection républicaine. C’est ainsi que l’on peut avoir l’amour des choses et l’envie d’aller plus loin. Choron admirait Cavanna et sa passion pour les bibliothèques et les instituteurs.
Cavanna aurait pu devenir un grand écrivain mais avait la passion pour la presse. Il aimait l’imprimerie ou encore l’odeur du journal. Cavanna a même écrit un livre avec Robert Doisneau qui s’intitule « Les Doigts pleins d’encre » (2013). Le titre résume sa passion pour la presse. Dans le milieu très bourgeois de l’édition, Cavanna restait un fils de maçon.
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Toutes ces personnes (notamment Bibi Poirier) ont inspiré les brèves de comptoir…
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Comme moi, Bibi était homme à tout faire chez Hara-Kiri. Dans les années 70-80, il était le dernier livreur de lait à venir à Paris avec son cheval. Vivant à Villeneuve Saint-Georges, il garait son cheval le long du trottoir pendant qu’il buvait des coups dans un bar. A chaque fois, Bibi devenait la vedette du bar. Toutes ces personnes avaient des réflexions extraordinaires. Le bar permettait les rencontres et les échanges. L’homme à tout faire d’Hara-Kiri, Jean-Pierre Gaillet, était si drôle que lorsqu’il allait dans un bar on lui payait à manger et à boire. Il était si populaire – c’était comme le fou du roi. Tant qu’il faisait rire, il avait le gîte et le couvert.
Le comptoir c’est aussi le lieu de la solidarité. On pouvait se confier et quelqu’un qui ne vous connaissait que depuis quelques instants pouvait se montrer généreux et être prêt à casser sa tirelire. Enfant, je crois me souvenir que je m’agrippais à la béquille de mon père. J’ai eu ce souvenir il y a peu. J’allais avec lui au café. Encore de nos jours, j’observe ceux qui sont les plus paumés, les plus brisés au comptoir et je viens à côté. Je ne dis rien mais je forme une sorte de protection. Personne ne viendra embêter ce paumé. C’était comme donner de l’énergie.
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Ce monde a disparu selon vous ?
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Oui et d’ailleurs c’est un véritable problème pour la gauche puisqu’elle est actuellement à la recherche d’un nouveau prolétariat. Ce milieu a disparu. Les petits prolétaires travaillent à présent au Parc Astérix ou chez Euro Disney. Par exemple, dans le nord de la France, il y avait une vraie fierté d’être mineur. Avec les nouveaux emplois de prolétaires, cette fierté a disparu.
Il y a eu une perte d’honneur de l’ouvrier. Il n’est même plus présent dans les bars. Comment voulez-vous que des ouvriers puissent venir dans un bar parisien lorsque le verre de vin est à 8€ ? Il y a 30 ans, c’était le prix d’un menu ouvrier. Avec la pandémie, le comptoir a disparu avec les terrasses. Seuls des touristes peuvent accepter de payer des verres aussi chers. La France est devenue un grand parc d’attractions.
De plus, avec la crise sanitaire, le télétravail s’est imposé pour un grand nombre d’entre nous. Ce fut un coup donné à la sueur du travailleur et du commerçant. Les gens ne se voient plus, ne se rencontrent plus. Les mails ont tout remplacé.
J’ai quitté la rédaction des Guignols de l’info lorsque les autres auteurs ont arrêté d’aller déjeuner au bistrot. Ils avaient décidé d’aller à la cantine de Canal +. Selon moi, le choix de manger au bureau plutôt qu’à l’extérieur c’était le début de la fin de la chaîne. Les distributeurs de boissons ont disparu au profit de fontaines à eau. Jean-Marie Messier puis Vincent Bolloré ont ensuite achevé Canal +.
Le bistrot c’était un lieu de liberté et d’interactions. Nous sommes à présent dehors dedans…
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Avec « Brèves de comptoir », l’absurdité et la belle phrase viennent-elles de l’alcool ou seulement du fait de se rassembler ?
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C’est le moment du temps perdu. Que ce soit avec le café ou avec l’alcool. Le matin, avant d’aller au travail ou après avoir installé ses affaires au marché, le bar était l’endroit de tranquillité. Avec l’alcool, la timidité et la crainte disparaissent et cela nous permet de nous lier avec les uns et les autres. Le café c’est bien mais vous ne pouvez pas en prendre 8 et donc à un moment, vous partez. L’alcool vous permet de rester plus longtemps au bistrot. Pour mes brèves, je m’installais au coin du bar en virage avec un verre à la main, près des distributeurs de cacahuètes et du bottin. J’écoutais les conservations et je prenais des notes. Je n’y participais pas car si je le faisais, je buvais et je me mêlais aux discussions. Il fallait laisser les gens discuter entre eux. C’était comme voir des hirondelles sur un fil électrique. Comme un ornithologue, je regardais ces petits oiseaux parler entre eux. J’avais en face de moi, des personnes qui disaient des phrases si poétiques et ils ne s’en rendaient pas compte. Même les silences sont intéressants. Brusquement, un client entre ou quelqu’un demande l’heure. Les mots sont alors plus savoureux. Ils apparaissent.
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Il y a celui qui transposait les « Brèves de comptoir » dans la série « Palace » c’était Jean Carmet. Était-ce pour vous le représentant idéal pour vous ?
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Jean Carmet incarnait littéralement la France douce et poétique. Il était comme le vin de Loire, calme comme la Loire qui s’écoule. Les fous furieux se calmaient lorsqu’il était présent. Jean Carmet, le poète, vous prenait dans ses bras et tout allait mieux. Pour lui, le vin ce n’était pas de l’alcool c’était de l’eau. C’est d’ailleurs Jean Carmet qui a sauvé Gérard Depardieu. L’ours avait besoin du petit oiseau Carmet pour se calmer. Avec Jean, Gérard reprenait confiance. Il avait trouvé son paratonnerre (!).
Il m’arrivait de boire ou de manger avec Jean Carmet. Au bout de deux heures, nous nous interrogions de quels sujets nous avions parlé. Et finalement ce n’était pas important. Notre joie c’était de nous retrouver et d’avoir le plaisir d’être ensemble. Au cours d’un déjeuner ou d’une soirée, Jean pouvait être votre père, votre frère, votre grand-père mais aussi votre fils. Au fil des heures, il changeait d’attitude et de comportement. Tantôt il nous protégeait, tantôt il fallait le protéger.
Jean Carmet arrivait à nous protéger du reste du monde. On oubliait tout avec lui. Etre avec Jean Carmet c’était comme s’évader.
Il y a des personnes qui sont aujourd’hui décédés que je vois encore vivantes. Le professeur Choron, par exemple, je ne le vois pas dans sa tombe au cimetière Montparnasse mais debout sur une table en train de chanter. Cavanna avait tous les clébards en lui et c’était sa force. Tant qu’il y aura des personnes qui enseigneront le français et la littérature, qui s’occuperont de bibliothèques, il ne mourra jamais. Carmet – il est là avec un verre de vin à la main. Même lorsqu’il est devenu acteur, il est finalement resté un charpentier. Tous ces amis ont diffusé de la chaleur autour d’eux – nous devons faire en sorte que cette chaleur ne disparaisse jamais. Leur cœur d’ouvrier les rendent immortels – ils sont tous increvables.
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Avec Jean-Michel Ribes, vous concevez « Brèves de comptoir », « Merci Bernard » et « Palace ». Est-ce que ce fut votre meilleure collaboration ?
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Je travaillais chez Hara-Kiri, rue des Trois portes. Jean-Michel Ribes vivait à deux pas. Gébé et Wolinski venaient chez lui pour écrire « Merci Bernard ». En les rejoignant, j’ai fait partie de la même bande de copains (Willem, Wolinski, François Cavanna ou encore François Rollin). Finalement, c’était le même travail qu’auparavant. Notre seul instrument de travail c’était notre cerveau. Nous nous réunissions et chacun avait pour objectif de faire rire l’autre. Quoi de plus fantastique que de faire rire ses potes ? Avec Hara-Kiri, Charlie Hebdo ou Merci Bernard, j’ai toujours travaillé ainsi. Je parlais et Ribes prenait des notes. Avec plusieurs stylos à plume, il m’écrit sur des cahiers devenus des œuvres d’art. A la manière de Federico Fellini, Jean-Michel fait même des croquis.
Avec Roland Topor, on travaillait rue du Maître Albert avec du whisky. J’ai toujours aimé travailler en équipe. Avec les Nuls ou les Guignols de l’info, nous étions comme des gosses. Je n’ai jamais été un rubriquard.
Toutes les collaborations se faisaient naturellement. Nous n’avions pas d’horaires. Soit je dormais au journal soit je dormais à la grande prison des femmes. Par manque de places, les policiers me faisaient dormir dans les cellules réservées pour les femmes. C’était tenu par les bonnes sœurs de la Sainte Chapelle. Les policiers les surnommaient les « sœurs glaçons » car ils venaient chercher chez elles de la glace pour le Ricard. Je me souviens même avoir dormi dans une cellule où il y avait un berceau. Des jeunes mères pouvaient être internées. En côtoyant les flics, j’ai découvert leur travail. Ils sont les représentants de l’Etat et agissent pour l’ensemble de la population. Lorsque vous avez une scène de crime avec de la cervelle sur le sol, vous pouvez être certain que quelques heures plus tard, il n’y a plus de traces. Les passants ne se rendront absolument pas compte que durant la nuit, une horreur est arrivée. Ce fut la même chose avec les cellules anti-terrorisme que j’ai pu rencontrées après les attaques de Charlie Hebdo. Ce sont des hommes et des femmes qui sont témoins de la folie et qui travaillent jour et nuit pour empêcher de nouveaux attentats. Le pays tient car la police veille.
Tout cela vous permet de mieux comprendre un monde très musclé et de pouvoir écrire sur le sujet. Il faut parfois prendre des coups. Aux Etats-Unis, vous pouvez remarquer que les plus grands jazzmen ont des têtes de boxeurs.
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Avec le dessinateur Vuillemin, vous publiez la bande dessinée « Hitler= SS ». L’accueil est terrible et le livre a été interdit et censuré dans de nombreux pays européens. Est-ce une déception d’avoir été mal compris ?
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Sous la direction de Cavanna et de Gébé, « Hitler= SS » fut publié dans Hara-Kiri pendant plusieurs années sans qu’il y ait le moindre souci. C’était une époque où l’ambiance était “Hitler connais pas!”. Nous voulions rappeler les horreurs de la guerre.
C’est devenu ensuite un album avec les sketchs compilés. Avec le succès, ce fut même traduit en espagnol. C’est lorsque les dessins de « Hitler=SS » sont ressortis sous la forme d’un petit journal que le scandale est arrivé. Ils étaient affichés dans les kiosques à journaux et donc sur la voie publique. Les passants pouvaient apercevoir des croix gammées, des caricatures de juifs avec de grands nez…. Les associations d’anciens déportés et Charles Pasqua, alors ministre de l’Intérieur, ont porté plainte. Dans Hara-Kiri, les dessins n’étaient pas exposés alors que dans la rue, ils pouvaient portés à confusion. Maître Thierry Lévy nous a défendus mais tout d’abord, il a voulu comprendre notre démarche. Nous avons parlé pendant des heures. « Hitler=SS » est une œuvre qui demandait des explications. Nous nous sommes permis de le réaliser car le Front national était extrêmement minoritaire. Internet n’existait pas heureusement à l’époque. De nos jours, il faut faire attention. Nous ne pouvons pas aller trop loin car nous pouvons facilement être détourné. Se tromper est devenu trop grave.
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Vous écrivez pour Les Guignols de l’info entre 1989 et 1993, époque de la chute du mur de Berlin, de la guerre du Golfe, de la présidence de François Mitterrand… Le rythme était-il soutenu ?
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Oui. C’était une émission quotidienne et en direct. J’écrivais tous les jours pour Les Guignols de l’info tout en continuant d’écrire les Brèves de comptoir et mes bouquins. Nous commencions à 9h du matin. Il fallait finir d’écrire à midi. Les équipes techniques se mettaient à la recherche d’accessoires, à construire des décors. Les imitateurs comme Yves Lecoq venaient ensuite lire nos textes. Les marionnettistes devaient s’intégrer à l’organisation. C’était en effet soutenu. Avec Charlie Hebdo, ce fut également très chargé puisqu’il y avait le journal hebdomadaire mais aussi Charlie mensuel, B.D. avec Dominique Grange et Tardi, les chroniques de cinéma de Jean-Patrick Manchette… C’était toujours la même équipe et le même local. L’énergie était incroyable.
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Le 7 janvier 2015, l’attentat contre Charlie Hebdo est perpétré par les frères Kouachi. C’est une tragédie qui vous frappe en plein cœur – c’est un véritable drame familial pour vous : Vous perdez vos grands amis Wolinski, Cabu, Charb… Vous parlez de « minute de silence à rallonge ». Depuis, vous n’avez cessé d’écrire des romans, de la fable et du théâtre. Vous continuez d’écrire et de produire pour vos copains ?
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Je n’ai jamais pu écrire seul. Comme pour le professeur Choron ou Cavanna, je ne vois pas mes copains morts. Lorsque j’écris, ils sont avec moi. Plus debout certes, mais toujours là, assis à mes côtés. Mes copains sont ma force.
Ma tête a littéralement explosé : toute la violence et la rancœur que j’avais en moi se sont transformées en écriture. J’ai repris l’écriture et j’ai publié « La Baleine du lac d’Annecy« , nouvel opus de la collection Papillon. J’ai ensuite écrit des histoires légères et anarchistes. Je me suis mis à sortir 2 livres par an. J’écrivais un flot continu de jolies choses. Je saignais du cerveau mais ce n’était que des jolies choses. Toute la violence que je ressentais a ainsi été canalisée.
Puis avec Jean-Michel Ribes, j’ai repris un chemin tranquille. Nous avons repris le travail pour écrire du théâtre.
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Avec le confinement et l’accès unique en terrasse, les brèves de comptoir sont momentanément interrompues. La vraie vie reviendra selon vous uniquement avec le café et le verre de vin au comptoir ?
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Pendant le premier confinement de mars 2020, les rues étaient vides. Ce silence et ce vide m’ont empêché d’écrire. J’ai toujours besoin de monde autour de moi. A ce moment, je ne pense pas que nous allons nous retrouver et nous prendre dans les bras.
Concernant la vie des cafés et des bars, il existe un mouvement lent et destructeur. J’ai été témoin de l’incendie Notre-Dame de Paris le 15 avril 2019. L’émotion a été immense car c’était aussi des milliers et des milliers d’heures de travail d’ouvriers pendant des siècles qui partaient brusquement en cendres. Les superbes photos sont parues le lendemain dans les journaux. Je suis rentré dans un bar. Personne ne regardait la presse. Tout le monde fixait BFM TV ou son téléphone portable.Bibi Poirier et le professeur Choron seraient rentrés dans le bar, auraient crié et commencé les discussions. La vie doit reprendre dans les bars et cafés. Les prix des cafés, des verres de vin, du mètre carré ont flambé. Les ouvriers ne vont plus dans les bars, mangent à présent dans leur camion et ne peuvent même plus vivre à Paris. Lorsque Notre-Dame a brûlé, il y a eu une émotion pour le travail des ouvriers. Faisons en sorte que leur vie ne brûle pas.
Les gens ne sont plus debout – ils sont assis. Plus personne ne se parle. Une dame qui tenait un café rue des Martyrs dans le 18ème arrondissement m’a reconnu et m’a interloqué : « Alors les brèves?! ». J’ai répondu que je ne pouvais plus en faire – Elle m’a confirmé que plus personne ne se parle au comptoir, tout le monde fixe du regard son téléphone portable.
La rue des Abbesses était autrefois la rue des clodos de Montmartre. Cette ambiance populaire a totalement disparu. C’est affreux. J’aime toujours être à la recherche du lieu unique, de l’endroit qui sent le plâtre, où on pose ses casquettes et ses outils sur le comptoir. Dans les grandes plaines, les espaces naturels se réduisent mais je recherche tout de même les coins où se réfugient « les lapins ».
Il existe encore un lieu à Paris dans le quartier de Saint-Sulpice, le Café de la Mairie. Très tôt le matin, seuls les artisans (qui viennent faire des travaux chez les riches), les ouvriers et les éboueurs prennent leur café. Malheureusement cette ambiance est en train de disparaître. Même autour de chez moi, il n’y a plus rien. Je suis obligé de prendre le bus pour trouver « mes lapins ».
Georges Perec a d’ailleurs écrit en 1974 au Café de la Mairie son petit livre « Tentative d’épuisement d’un lieu parisien ». Pendant trois jours d’affilé en terrasse, il a noté tout ce qu’il voyait passer devant lui. J’ai voulu m’inspirer de ce bouquin. Je serais allé à mon tour au Café de la Mairie et j’aurais appeler mon livre « Tentative d’épuisement d’un comptoir parisien ». Mais suite à la pandémie, le comptoir du café n’existe plus. C’est à présent une desserte. Je ne peux même plus faire l’exercice.
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Pour en savoir plus :
« L’intégrale des Brèves de comptoir » de Jean-Marie Gourio – Actes Sud papier 2021 https://www.actes-sud.fr/catalogue/breves-de-comptoir-lintegrale
Photo de couverture : © Brieuc Cudennec