Comment le projet pharamineux « Dune » a-t-il commencé ?
Étant journaliste, Herbert a voulu écrire un article sur le contrôle des dunes mouvantes de Florence dans l’Oregon. Le sujet était un événement écologique réel mais plus Herbert l’étudiait, plus il a laissé place à son imagination. L’article n’a jamais été publié mais Herbert, passionné par le sujet, s’est mis en tête d’écrire à la place une nouvelle. Au fil des ans, l’histoire est devenue le roman colossal que l’on connait.
Frank Herbert s’est notamment inspiré du « Comte de Monte Cristo », de « Beowulf », ou encore de « L’île au trésor » mais pas directement de la science-fiction. Herbert a-t-il finalement utilisé le genre pour nous ramener aux mythes ?
Il s’est en effet servi des mythes passés comme base de travail afin de mieux expliciter sa vision du monde contemporain, décennies après décennies. Chacun des livres « Dune » a sa spécificité. Entre les différents romans, il y a parfois des ellipses de plusieurs millénaires. Par le prisme des mythes et des âges anciens, Herbert traite finalement de thèmes qui ont un écho dans nos époques. Les thèmes du héros éternel, le fermier devenu roi sont issus des codes classiques.
« Dune » est également un récit personnel pour Frank Herbert. La présence de son épouse qui l’inspire est très forte et l’auteur relève qu’il a une haute opinion de l’univers familial. De plus, la narration peut même régulièrement s’arrêter pour laisser la place à des descriptions sur l’écologie, la technologie Fremen ou le Jihad (alors qu’Herbert écrit dans les années 50). Étant également professeur d’université, Herbert a pris l’habitude de donner des cours. Il n’hésite donc pas à sortir du cadre pour expliquer et donner son propre avis.
L’épice, convoitée par tous dans un univers lointain et reconquis des machines, est-elle le symbole de ce monde renaissant ?
L’épice est un MacGuffin, élément qui crée l’intrigue d’une histoire, au même titre que l’anneau de l’univers de Tolkien ou le Saint Graal dans « Indiana Jones et la dernière croisade » (1989). Rappelons-nous également qu’Herbert écrit au cours des années 50-60 où la consommation de drogues est de plus en plus fréquente. Il a un regard très critique envers la société hippie en quête de nouvelles expériences.
Paul est-il un Lawrence d’Arabie qui a réussi sa quête ?
L’histoire de Lawrence d’Arabie a clairement inspiré Frank Herbert. Paul a certes réussi mais c’est pour lui une victoire en demi-teinte. Quel que soit le prophète, l’histoire ne se finira jamais bien. Paul au bout de quelques années, Leto II au bout de plusieurs millénaires ne réussissent pas à apaiser les tensions. La foi engendre finalement la guerre. La science-fiction permet d’élargir le propos d’Herbert. Les conflits de notre planète seraient-ils les mêmes dans un univers bien plus élargi ? La technologie sera-t-elle utilisée pour imposer nos idéologies dans des planètes pourtant à des milliers d’années-lumière de la Terre ? L’histoire a prouvé que l’homme a toujours tenté de s’imposer dans tous les environnements.
Est-ce une saga sans fin ?
Oui, et à deux titres : Herbert est mort avant la fin… et son fils, Brian, qui a pris la relève, ne l’a toujours pas terminée. Le père avait intentionnellement laissé des zones blanches, tandis que le fils a, quant à lui, voulu tout expliquer. « Dune » avec ses épisodes interminables et ses prequels possède à présent un schéma de type hollywoodien. « Dune », ce n’est plus seulement des livres mais c’est aussi des jeux vidéo, des séries, des bandes dessinées et des films.
Le lecteur est surpris de lire les pensées des protagonistes. Le roman n’a pas de secret et nous pouvons remarquer que dans l’univers de « Dune » tout est manipulation et trahison. Le discours est-il le meilleur moyen pour le pouvoir de contrôler les masses ?
C’est par la parole qu’un leader politique ou militaire galvanise ses partisans et ses troupes. Ce qui est d’autant plus commode qu’il le fait, généralement, devant ses propres partisans… Herbert retransmet en effet à la fois le subconscient et le conscient de ses protagonistes. C’est un véritable jeu qu’il partage avec le lecteur.
Le Bene Gesserit a le pouvoir de manipuler ceux que les Sœurs rencontrent. Ces sorcières sont toutes puissantes et pourtant interdites d’obtenir le pouvoir. Sont-elles, elles-mêmes, sources de conflit et de frustration ?
Herbert fait des femmes des éléments perturbateurs. Je ne pense pas qu’une telle idée soit acceptée de nos jours… Par ailleurs, Frank Herbert n’a pas hésité à tenir quelques propos à consonance homophobes à l’occasion de certaines conférences. Néanmoins, plus les romans avancent et plus les personnages féminins prennent de l’importance.
Les Shaï-Hulud sont devenus les icônes de la saga Dune. Sont-ils les dragons protégeant l’épice ou comme le pense les Fremens une intervention divine à laquelle on ne peut échapper ?
Le ver de sable est le monstre spectaculaire nécessaire à l’histoire. L’épice sert à galvaniser la motivation des différents personnages mais ne peut suffire à enrichir à lui seul l’aspect purement science-fictif de l’entreprise. « Dune » n’a pas de combats spatiaux. Il fallait à la fois des scènes d’action clairement visuelles et tout un aspect initiatique. Paul réussit sous les yeux des Fremens à dompter, tout comme un étalon sauvage, un Shaï-Hulud. Le jeune homme, au fur et à mesure, devient peu à peu un héros et parvient à maîtriser ce qui l’entoure et qui le menace.
Les dessins de couverture comme ceux de John Schoenherr (qui, selon Frank Herbert, aurait été le seul à « visiter » Arrakis) ont-ils contribué au succès de « Dune » ?
La couverture est la première chose que le lecteur va apercevoir. Un beau visuel attire toujours. C’est pourquoi, même pour la couverture de mon livre, je suis très heureux que d’un seul coup d’œil, on comprenne instinctivement de quoi il traite. J’aime ce personnage de dos. Qui est-il ? Est-ce Paul ? Est-ce un « simple » Fremen anonyme ? Est-ce finalement le lecteur lui-même ? Tout est possible.
Le baron Vladimir Harkonnen est considéré au même titre que Dark Vador comme l’un des plus grands antagonistes de la science-fiction. Cruel, obèse, violeur, incestueux…Est-ce une caricature ?
Absolument. Au moment de la sortie des livres, la communauté gay n’a pas apprécié le fait qu’il soit, en plus, homosexuel. Pour Herbert, il a tous les défauts. La quête du pouvoir ne donne aucune limite au baron. Le début de Dune est clairement nourri par le manichéisme. David Lynch, dans son film de 1984, va jusqu’à ajouter d’ignobles pustules virulentes sur son viasge pour le rendre encore plus monstrueux. Face à un Paul juvénile, Vladimir Harkonnen devait en être l’antithèse.
Le baron est finalement un personnage qui a échoué dans sa quête. Le pouvoir l’a envahi – c’est une thématique chère à Herbert. Nous pouvons avoir toutes les meilleures intentions du monde, il y a toujours le risque d’être happé par le pouvoir.
Paul lui-même est dépassé par les événements mais plutôt que de se transformer en nouvel Harkonnen, il préfère se retirer du pouvoir et devient un ermite. Il choisit d’être prophète plutôt que tyran.
Le mentat, cet humain-robot, est-il le symbole d’un passé trop moderne ?
Il représente l’excès. La société a échoué dans le remplacement des hommes par les machines. Les mentats, eux-mêmes, ne sont pas des êtres fiables. Drogués à l’épice, leur capacité extraordinaire leur donne certes pouvoir immense mais aussi de l’imprévisibilité.
Le monde chaotique d’Herbert est très pessimiste.
Projet avorté devenu fantasme, le projet d’adaptation cinématographique d’Alejandro Jodorowsky était-il trop ambitieux pour son époque ?
Le documentaire « Jodorowsky’s Dune » (2013) montre en effet que le projet était démesuré. Le storyboard
prouve que certaines scènes auraient pu être d’anthologie et d’autres plus dérisoires, voire franchement ridicules. Le projet est le reflet de la folie de l’artiste Jodorowsky. Il voulait, par exemple, filmer la création de Paul en montrant le sang, le sperme à l’intérieur vagin de sa mère, Jessica. Qu’est-ce qu’aurait été un film avec des personnalités comme Salvador Dali, H.R. Giger, Mick Jagger ? Personnellement, la seule chose que je regrette vraiment, c’est de ne pas avoir pu découvrir ce qu’auraient proposé musicalement les groupes Pink Floyd et Magma…
Il est finalement difficile de juger un film qui n’existe pas.
Adoré par certains, détesté par d’autres, « Dune » de David Lynch est tout de même une référence. Que peut-on penser de cette œuvre de science-fiction ?
C’est un film inégal. Le début présente formidablement l’histoire, l’univers et les enjeux. David Lynch reste même fidèle aux livres de Frank Herbert. La seconde partie est malheureusement beaucoup moins contrôlée. On sent que Lynch, sous la pression des producteurs, n’avait plus la main sur son film. Alors qu’il voulait une version de 4-5 heures, la production souhaitait une œuvre de 2 heures à peine. En si peu de temps, vous ne pouvez tout simplement pas adapter « Dune ».
Le jeu vidéo de 1992 est-il l’adaptation la plus juste ?
Je n’irais, personnellement, pas jusque-là. Le succès peut s’expliquer par l’inventivité du jeu. À l’époque, il représentait une sacrée avancée technologique. Mais, n’étant absolument pas joueur, je n’y avais pas prêté attention. Je ne me suis intéressé au jeu qu’il y a deux ans pour l’écriture de mon livre. J’ai passé deux jours avec des joueurs qui ont tenté d’expliquer le fonctionnement du jeu vidéo.
Le graphique a certes été apprécié mais les développeurs (qui étaient français) n’avaient que les dessins préparatoires du film pour la conception du jeu. Cependant, l’acteur-chanteur Sting a initialement refusé que son visage apparaisse dans le jeu.
Dune 2″ a également plu car il s’agit surtout d’une plongée l’univers de Frank Herbert, sans tenir vraiment compte de la narration originale. Dans toute œuvre, il est toujours passionnant d’essayer de comprendre comment elle a été modelée. Avec les jeux vidéo, les joueurs ont l’impression de participer à la conception du monde d’Arrakis.
Que peut-on attendre de la nouvelle adaptation cinématographique « Dune » de Denis Villeneuve ?
N’ayant pas du tout apprécié son « Blade Runner 2049 », j’avoue que je n’en attends pas grand-chose. La bande annonce montre un style particulièrement épuré. Comme ça, à première vue, son « Dune » semble glacial. Ce n’est pas comme cela que j’imagine l’univers de Frank Herbert. Mais j’espère sincèrement être surpris car, ici, Villeneuve doit adapter l’œuvre d’Herbert et non totalement en repenser la suite comme c’était le cas pour « Blade Runner »… et donc respecter celle-ci.
Le film est prévu pour être en deux parties. C’est un format parfait pour raconter « Dune ». Mais il faut tout de même faire attention car le 2ème film n’était pas signé d’office… Le sera-t-il si la première partie n’est finalement pas le grand succès annoncé ?
J’espère également, qu’un jour, nous pourrons voir aussi l’adaptation des suites, du « Messie de Dune » jusqu’à « La maison des mères ». Le premier roman ne devrait pas subir trop d’adaptations. Il faut aller de l’avant.