« Qu’il fasse beau, qu’il fasse laid, c’est mon habitude d’aller sur les cinq heures du soir me promener au Palais-Royal » ainsi écrit le philosophe Denis Diderot dans son fameux « Neveu de Rameaux » au cours de la seconde du XVIIIème siècle. Véritable ville en pleine expansion, Paris n’oublie pas de s’entourer et de se vêtir d’espaces verts. Lieux de repos et intimistes, à la veille de la Révolution française, les jardins susciteront un vif intérêt pour les parisiens de toute classe. Quels furent leur place et leur symbolique durant le siècle des Lumières ?

Entretien avec Jan Synowiecki, docteur en histoire de l’EHESS, attaché temporaire d’enseignement et de recherche (ATER) à l’Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis et auteur de « Paris en ses jardins – Nature et culture urbaine au XVIIIème siècle » (2021).

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Que représente le jardin pour les philosophes des Lumières ?
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Le jardin occupe une place centrale dans la philosophie des Lumières. On connaît tous la célèbre de maxime de Voltaire dans Candide, selon laquelle « il faut cultiver notre jardin ». Mais le jardin est surtout une formidable clé d’entrée pour penser la nature, une thématique philosophique omniprésente au XVIIIe siècle et à laquelle beaucoup de travaux ont été consacrés. Dans les années 1730, la critique du jardin régulier dit à la française, qui passe par la valorisation de l’irrégularité et de la variété paysagères, n’est pas étrangère à l’attrait pour le libéralisme et le modèle politique anglais. Plus généralement, la réflexionjardins1 des Lumières, portée en particulier par le courant physiocratique, se tourne vers la question du respect des équilibres naturels. Les discussions qui ont lieu au jardin du Luxembourg dans la seconde moitié du siècle sur la manière de ne pas perturber les flux de la sève lors de l’élagage des arbres sont révélatrices du passage du paradigme de la domination de la nature à celui de sa conservation. Il ne faut toutefois pas se méprendre sur le terme de « conservation » qui, au XVIIIe siècle, a loin d’avoir la signification qu’il prendra par la suite et qu’on lui connaît désormais : il s’agit en effet de conserver pour accroître, enrichir et multiplier, tout en gérant au mieux les flux occasionnés par les transformations de la matière. Il me semble donc que l’on ne peut aborder l’histoire des jardins, en particulier botaniques, sans prendre en considération la réflexion, y compris philosophique et politique, sur la richesse. L’expression de « richesses végétales » est d’ailleurs de plus en plus employée à la fin du siècle, avant de s’épanouir au début du XIXe siècle.
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Les jardins de Paris ont-ils rivalisé avec les jardins de Versailles ou occupaient-ils d’autres fonctions ?
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Il manque encore des études pour comprendre les relations entre les jardins de Paris et ceux de Versailles. Toutefois, les jardins de Paris diffèrent de ceux de Versailles, d’une part parce qu’ils ne forment pas la trame où se déploie la vie de cour, d’autre part parce qu’ils accueillent un public plus nombreux. Les jardins de Paris et de Versailles pouvaient très bien remplir la même fonction d’acclimatation des végétaux exotiques : à Trianon par exemple, le botaniste Bernard de Jussieu est chargé de sélectionner des plantes pour un nouveau jardin botanique en 1759. Cependant, le Jardin du Roi à Paris devient le véritable épicentre de la réception et de la redistribution des graines à l’échelle du royaume. Le Jardin recevait chaque année des milliers de graines et l’objectif poursuivi par les naturalistes, depuis Antoine de Jussieu et Buffon, était de faire de cet espace le fer de lance de la reforestation du royaume, dans un contexte marqué par une vive inquiétude quant à la régression du couvert forestier.
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Les jardins ont-ils été unanimement perçus comme indispensables à l’espace urbain au XVIIIe siècle ?
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Oui, et on peut d’ailleurs dire que s’il y a un leitmotiv qui revient à l’unisson sous la plume des théoriciens de l’architecture, des médecins et des naturalistes, c’est bel et bien la nécessité de multiplier les espaces de verdure à l’intérieur de la ville. En lisant de telles prescriptions, nos yeux de contemporains, désormais habitués à voir fleurir les « villes vertes » et les « villes végétales » comme alternatives au modèle de la ville minérale faite de pierre et de béton, ne semblent guère étonnés. Il faut cependant avoir à l’esprit que le paradigme du XVIIIe siècle n’était pas tout à fait le même : la médecine était alors dominée par le néo-hippocratisme, une théorie considérant que la qualité de l’air était un facteur déterminant de la santé et que le milieu jouait un rôle crucial dans le développement des épidémies. La ville était connotée négativement, comme un lieu de stagnation des miasmes putrides et une sorte de gigantesque marais favorable à la diffusion des maladies. Par ailleurs, la théorie de la photosynthèse, développée notamment par le savant hollandais Jan Ingenhousz, a eu pour conséquence indirecte le fait d’insister sur le rôle des plantes dans la restitution de l’oxygène (appelé alors air déphlogistiqué). Si la nécessité de développer les jardins au cœur des villes est soulignée à l’unanimité, un naturaliste comme André Thouin insiste également sur le besoin d’une égale ventilation et distribution des jardins au sein de l’espace urbain, pour des raisons aussi bien sanitaires que sociales.
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Lieux clos et souvent cachés, les jardins ont-ils été un important espace de rencontres illicites, mais aussi de trafics en tout genre ?
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Les jardins royaux et princiers, qui échappaient en grande partie aux griffes du Lieutenant général de police et demeuraient à ce titre des enclos privilégiés, ont en effet été des espaces de rencontres illicites et de trafics. Ce sont des lieux où s’épanouissent la prostitution et les activités de contrebande alimentaire. Loin d’être reléguée à la périphérie de la ville, la contrebande se déploie en plein cœur de l’espace urbain, à la faveur de la déliquescence des murs des jardins et d’une régulation sociale de plus en plus complexe à assurer par un pouvoir qui, loin du fantasme de l’absolutisme, ne brille pas toujours par son efficacité. Ainsi, on voit la viande circuler en contrebande dans le jardin du Luxembourg pendant le Carême, mais on surprend aussi des contrebandiers faire passer des mannequins de volaille par-dessus les murs du jardin de la Manufacture des Gobelins ! Il ne faut pas oublier le tabac et le vin, un breuvage très lourdement taxé à l’entrée de la capitale, et dont on retrouve les traces du commerce frauduleux au Jardin du Roi en 1735.
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L’air et la pollution de la ville ont-ils été de vraies menaces pour les jardins ?
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Les pollutions ont été de réelles menaces pour les jardins, en particulier pour le Jardin du Roi. En 1777, Buffon se plaint des odeurs nauséabondes qui proviennent de la rivière de la Bièvre, située à proximité, et par laquelle s’écoulent les eaux d’une boucherie ouvertebuffon illégalement. À la même époque, la Compagnie des fiacres construit ses hangars à proximité du Jardin, et Buffon redoute que les ateliers de maréchalerie, qui engloutissent une quantité importante de charbon de terre, ne constituent un sérieux obstacle à la survie des plantes, qu’il faut protéger des exhalaisons nocives. Cependant, si ces arguments traduisent une inquiétude croissante pour les pollutions, ils sont aussi utilisés à des fins stratégiques. En effet, pour Buffon, il s’agit autant de dénoncer des activités polluantes que de mettre la main sur des terrains nécessaires à l’agrandissement du Jardin du Roi. Plus généralement, mon travail s’est intéressé à la manière dont s’articule le système de régulation des pollutions, étudié par Thomas Le Roux, à la présence des jardins dans la ville : comment préserver ces derniers alors que la croissance urbaine favorise la multiplication des activités polluantes ?
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Les serres, lieux indispensables pour la conservation des plantes étrangères, ont-elles attiré les foules (mais aussi les vols) ?
 
 
 
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Les serres sont en effet visitées, tant par les visiteurs que par les élèves de l’école de botanique, qui accueillent des élèves venant des quatre coins du monde, et même du Pérou. Tout comme les collections naturalistes, elles ont également suscité les convoitises des filous. En février 1781, de précieux spécimens anglais sont subtilisés durant la nuit et des perquisitions sont menées dans les maisons du quartier. Il est difficile de quantifier ce genre d’épisodes, mais si les archives sont souvent muettes, la comptabilité ordinaire du Jardin du Roi indique que la problématique des vols est prise très au sérieux. En effet, le souverain avait accordé la somme considérable de 36 000 livres au Jardin du Roi en 1773 et 1774 pour border les plates-bandes de fer battu et pour fermer l’école des plantes d’une grille de fer afin d’empêcher les vols. Une autre infraction régulièrement commise, identifiée aussi à Versailles par Grégory Quenet, est le vol de bois. L’attitude des autorités, acculées à une posture médiane face à la montée en puissance des inégalités environnementales et à la raréfaction du bois, oscille donc entre sévérité timorée et laxisme..
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Quelle est la place de l’animal dans les jardins (chiens, limaces, rats, corbeaux, oiseaux dans les volières,…) ? Au même titre que la flore, la faune devait-elle elle aussi être domestiquée pour vivre dans ces espaces ?
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Il y a un constat qui s’impose à la lecture des sources : les animaux étaient partout dans les jardins de la ville au XVIIIe siècle, et cette présence avait été peu étudiée par les historiens. Qu’ils aient été omniprésents ne signifie pas pour autant qu’ils étaient traités de la même manière par les autorités. La dichotomie qui séparait l’utile de l’inutile et le nuisible du non-nuisible a représenté une coupure à la fois intellectuelle et opérationnelle qui a guidé la gestion de la faune dans les jardins tout au long du XVIIIe siècle. Une ordonnance de 1702 interdit d’ailleurs l’entrée des chiens au jardin des Tuileries, unehubert directive appliquée au jardin du Luxembourg en 1745. Mais les prescriptions semblent si peu respectées dans la pratique qu’une nouvelle ordonnance pour le Luxembourg est promulguée en 1748, invitant à radicaliser la répression à l’égard des chiens et à tuer ceux qui viendraient à se trouver dans le jardin. Toutefois, ces partages font l’objet de controverses et d’âpres négociations, révélant au demeurant la transformation des sensibilités à l’égard de l’animal, qu’une riche historiographie a bien mise en avant : dans le cas du Luxembourg, des riveraines habituées à fréquenter le jardin, la marquise d’Ingreville et la comtesse de Rottembourg, s’indignent de cette situation, prennent la plume et s’adressent à la direction des Bâtiments du roi pour demander aux gardes suisses de mettre un terme à la violence commise à l’égard des chiens. Cette affaire est prise suffisamment au sérieux par le pouvoir pour qu’il décide de mettre en place un poste de garde-parterre préposé à la surveillance des plates-bandes de fleurs.
Pour les autres animaux, comme les corbeaux, leur présence n’est tolérée dès lors qu’elle ne contrevient pas aux usages récréatifs de la promenade, et dès lors que les animaux n’interfèrent pas négativement avec les promeneuses et les promeneurs. On tente alors de circonscrire des zones où leur présence n’est pas malvenue, ou de matérialiser la séparation des volatiles avec les hommes par le biais des volières. En revanche, les taupes, les mulots, les loirs ou les chenilles sont considérés à l’unanimité comme des animaux nuisibles. La notion de nuisibilité n’a alors pas de fondement juridique, comme dans le droit contemporain, et emprunte plus à la taxinomie cynégétique qu’à la science.
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La Révolution française a-t-elle eu des conséquences sur les jardins de Paris ? Le jardin s’est-il démocratisé ?
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La Révolution française proclame la dimension triplement collective, publique et nationale des jardins. Sous la Convention nationale, le Jardin du Roi devient le Muséum national d’histoire naturelle, dont les collections ouvrent indistinctement au public, et un projet prévoit d’embellir le jardin des Tuileries pour en faire un haut lieu de la pédagogie révolutionnaire. Cela ne signifie pas, comme l’a parfaitement montré Pierre-Yves Lacour, que les révolutionnaires ne continuent pas d’être hantés par le dévoiement de la fonction des jardins porté par une minorité d’agitateurs incapables de comprendre l’utilité de ces espaces. Sous la houlette du naturaliste André Thouin et du ministère de l’Intérieur, on plante aussi des turneps, des navets, des topinambours et des pommes de terre dans les anciens jardins royaux pour remplacer les parterres de fleurs, jugés ostentatoires. Le message est clair : il faut privilégier la nature utile, l’autarcie économique et l’alimentation de la nation, un discours aux accents tout à fait physiocratiques.
Cependant, cette évolution du modèle d’Ancien Régime, où l’accès au jardin n’était que le fruit de la magnanimité du prince qui en concédait l’ouverture au public, en veillant à écarter soigneusement le menu peuple, vers le modèle révolutionnaire, doit moins être envisagée comme une rupture brutale que comme un processus qui s’accélère dans les années 1780. Je montre notamment comment se théorise progressivement un droit public du jardin reposant sur l’idée que le public est l’usufruitier légitime de ces espaces, et donc le dépositaire légitime de leur aménagement.
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