Plus que jamais, le changement climatique fait partie de notre quotidien. Inondations, tempêtes, sécheresses,… ce qui nous semblait lointain devient inexorablement trop fréquent. Face aux problématiques climatiques, que pouvons-nous, simples terriens, encore faire ?
Entretien avec Jean Jouzel, paléoclimatologue et membre de l’Académie des Sciences.
2020 est considérée comme l’année la plus chaude jamais enregistrée. Selon l’Organisation Météorologique mondiale, 80% des océans ont subi une forte vague de chaleur, des feux de forêts ont ravagé de vastes zones en Australie, en Sibérie, sur la côte ouest des États-Unis et en Amérique du Sud. Les canicules ont accablé de nombreux territoires. Vous prétendez que les conséquences du réchauffement climatique seront beaucoup plus graves dans le futur.
Y sommes-nous condamnés ?
Oui. SI nous ne faisons rien dans cette lutte contre le réchauffement climatique. En effet, 2020 a été l’année la plus chaude à égalité avec 2016 et 2019 à l’échelle planétaire. Il est clair que 2020 est l’année la plus chaude en France. Je qualifierais le réchauffement climatique de perceptible mais pas encore de dangereux. Les conséquences ont provoqué des feux de forêts, des sécheresses, des canicules,… mais finalement ce ne sont que les prémices de ce que nous allons vivre dans le futur. Durant la deuxième moitié de notre siècle, des réchauffements pourraient atteindre de façon globale entre 4 à 5 degrés de plus. C’est la différence entre la température moyenne au dernier maximum glaciaire (il y a 20 000 ans) et celle au début de notre ère (il y a un peu plus de 10 000 ans). La Terre subirait par conséquent un changement de même ampleur moyenne, qui avait alors duré plus de 5 000 ans, 50 à 100 fois plus rapidement. Voici ce qui nous attend, si nous ne faisons rien pour lutter contre le changement climatique. Au niveau des extrêmes climatiques, nous percevons déjà ces changements brutaux. Les sécheresses et les inondations vont se multiplier. Les canicules deviendront de plus en plus intenses (environ d’un facteur 2 le jour, d’un facteur 3 la nuit). 4 degrés de plus en moyenne pourraient provoquer des pics de chaleur qui, de façon ponctuelle, pourraient atteindre 50 degrés en région parisienne. Les conséquences toucheront également la santé. Chaque année en Europe, près de 3 000 décès liés aux extrêmes climatiques sont enregistrés. Dans la 2ème partie du siècle, nous pourrions avoir avec un climat non maîtrisé une escalade avec, en moyenne, plus de 100 000 décès par an. En France, les précipitations ont globalement augmenté avec l’augmentation de la quantité de vapeur d’eau dans l’atmosphère. D’un point de vue saisonnier, Météo France observe déjà plus de précipitations l’hiver et moins l’été. Avec des hivers plus doux, la façade atlantique peut par conséquent souffrir de plus fortes inondations. Concernant le Nord de la France, les précipitations seront certes du même ordre mais le réchauffement climatique provoquera également plus d’évaporation. Le débit des fleuves et des rivières pourrait alors diminuer de 10 à 40% (même dans le bassin Seine-Normandie). Dans le Sud de la France, les inondations seront également plus courantes. Avec un climat non maîtrisé, les risques de submersion associés à l’élévation du niveau de la mer pourraient affecter jusqu’à un million de personnes vivant sur la côte et les inciter à quitter les lieux. L’agriculture des régions montagneuses françaises pourrait également être très affectée.
Nous sommes en France certes moins vulnérables que dans d’autres pays mais donner l’exemple de notre pays doit nous faire prendre la mesure des conséquences à l’échelle planétaire. Certaines régions notamment en Asie du Sud-Est pourraient devenir « invivables » (lorsque l’activité humaine ne peut se faire à l’extérieur durant l’été).
Tout au long de sa vie, la Terre a connu des variations climatiques comme durant le petit âge glaciaire (début du XIVème siècle-fin du XIXème siècle). Certains spécialistes ont eux-mêmes dans les années 70 imaginé l’arrivée d’une nouvelle période de glaciation. Le climat peut-il encore changer de lui-même ou l’activité humaine est -elle devenue hors de contrôle ?
Les années 50 et 60 s’étant refroidies par rapport aux années 40, et mon collègue danois Willi Dansgaard s’inquiétait en effet d’un retour rapide d’une période glaciaire. Au cours du dernier million d’années, nous pouvons constater qu’il y a eu des périodes interglaciaires assez longues et d’autres plus courtes. Aucune des 3 dernières n’avait duré plus de 10 000 ans. La période dans laquelle nous sommes ne connaîtra pas de refroidissement dans les prochains millénaires grâce à la forme quasi- circulaire de l’orbite terrestre. Il y a peu de variations d’insolation. et naturellement, notre période chaude pourrait durer de 25 à 30 mille ans. Nous avons de la chance puisque notre humanité a su se développer depuis environ 10 000 ans. Le climat clément et enfin stable a favorisé ce développement.
Je me sentais plus proche des idées de Wallace S. Broecker, auteur du premier article « Are we on the brink of a pronounced global warming ? » et de James Hansen célèbre pour avoir, dès la fin des années quatre vingt, affirmé la réalité du réchauffement climatique lié à nos activités . Dans les années 80, j’ai eu la chance de travailler avec ces spécialistes américains.
Pour répondre aux interrogations liées au réchauffement climatique, nous devons prendre conscience que le climat a toujours varié naturellement. Nous avons évalué que, depuis les années 50, ce changement lié à des causes naturelles est inférieur à 1/10 de degré. Or, entre les années 50 et les années 2010, nous avons gagné un degré supplémentaire qui s’explique très bien par les activités humaines qui jouent sur le climat à travers l’augmentation de l’effet de serre mais aussi de la pollution (urbaine, industrielle) qui contrecarre une partie de ce réchauffement (de l’ordre de 20%) . . Comme James Hansen l’avait prédit, le réchauffement climatique est avant tout une conséquence des activités humaines. Pour le GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat), par prudence, cette constatation fut progressive. Nous sommes désormais capables de faire la part entre les causes naturelles et l’activité humaine. Le 5ème rapport du GIEC fut extrêmement convaincant à ce sujet. A l’échelle planétaire, le réchauffement climatique ne peut plus être mis en doute avec notamment l’élévation du niveau de la mer et la fonte des glaces et son origine est pour l’essentiel liée à nos activités.
Vous êtes membre d’honneur de l’association « Méditerranée 2000 » (ancien président). Le bassin méditerranéen est considéré comme « un super point chaud » avec sa température en hausse, davantage de sécheresse, une biodiversité menacée (34% des espèces de poissons ont déjà disparu). Mare Nostrum est-elle en grand danger ?
Étant une mer quasi-fermée, la pollution est déjà bien plus importante. Au réchauffement climatique qui se traduit sur l’ensemble de la mer méditerranée s’ajoute une acidification de l’ordre de 30% par rapport au début du XXème siècle comme c’est le cas sur l’ensemble de l’océan.. Les conséquences sont fortes tout d’abord pour la faune et la flore de la Méditerranée mais aussi pour le climat de la région. A la fin de l’automne, le continent quitte l’été plus rapidement que l’océan. Les masses d’air arrivent alors sur les zones montagneuses et en vallée (Gard et Hérault, …). Très riches en eau, ces masses d’air stagnent et provoquent de fortes précipitations à cause notamment du relief. En une journée entière, l’équivalent d’un mois de pluie, voire plus, peut alors s’abattre. Plus de 50 centimètres de précipitations en quelques jours peut avoir des conséquences désastreuses. Le sujet de l’intensification de ces événements dits « méditerranéens » reste toutefois difficile et entraîne des débats entre les scientifiques. Quant à moi, je crains le risque d’intensification de ces phénomènes dans le bassin méditerranéen.
Vous déclarez que nos dirigeants n’écoutent pas assez les scientifiques. La population elle-même n’est pas attentive aux messages d’alertes. Vous incitez les individus à devenir producteurs d’énergie.
Avant de convaincre les hommes et les femmes politiques, faut-il convaincre les citoyens ?
De mon point de vue de scientifique et à travers le GIEC, j’ai le sentiment que nous avons atteint notre objectif : sensibiliser la population. Après la convention climat de 1992, les accords de Kyoto puis de Copenhague n’ont pas eu de résultat convaincant. Suite à l’accord de Paris, près de 80 pays ont désormais pour objectif d’atteindre neutralité carbone d’ici 2050. La Chine la vise à l’horizon 2060. La Russie et le Brésil sont malheureusement absents de ces engagements.
Cet objectif de neutralité carbone a été clairement affiché avec le rapport du GIEC de 2018 portant sur un réchauffement limité à 1.5°C. Ma collègue Valérie Masson Delmotte y a grandement contribué. Deux ans plus tard, nous pouvons constater que cet objectif est inscrit dans les législations de nombreux pays. La communauté scientifique a par conséquent le sentiment du devoir accompli par rapport aux décideurs politiques mais comme à chaque fois, il y a un risque que ces engagements ne soient pas respectés. A plus court terme (horizon 2030), les engagements de l’Accord de Paris sont loin d’être suffisants. Au niveau planétaire, il faudrait faire 3 fois mieux pour respecter l’objectif 2°C et 5 fois mieux pour l’objectif de limitation du réchauffement à 1,5°C. L’Europe tient les engagements pris à horizon 2020 et c’est aussi le cas pour notre pays. Cependant, la France est en retard par rapport à ses propres objectifs à horizon 2030. 150 citoyens ont récemment été sollicités pour proposer des mesures pour que retard puisse être comblé. En tenant compte du relèvement de l’ambition européenne, Il faudrait faire 4 à 5 fois mieux que ce que nous faisons aujourd’hui. Des objectifs ambitieux doivent être respectés si l’on veut que les jeunes d’aujourd’hui puissent, dans la seconde partie de ce siècle, s’adapter sans trop de casse au réchauffement climatique. Nous pouvons encore le limiter mais l’urgence est extrême. Le législateur a le devoir de respecter les différents engagements mais le projet de loi Climat résilience édulcore les propositions de ces 150 citoyens. C’est dommage car elles étaient pertinentes.
Face à vous, il y a les climato-septiques. La politique politicienne prend-t-elle trop de place dans le débat selon vous?
Le scepticisme est quelque chose de très sain et de légitime en particulier sur le climat. Il est tout à fait normal de se poser des questions lorsque la communauté scientifique est catégorique concernant les changements et le constat que nos sociétés doivent changer de mode de fonctionnement. En revanche, ce scepticisme doit s’accompagner d’arguments scientifiques. Nous avons développé pendant 30 ans au sein du GIEC de tels arguments au sujet du réchauffement climatique. Les climato-septiques n’acceptent pas le fait que le climat se réchauffe à cause des activités humaines mais généralement refusent le débat. L’an dernier, j’ai co-organisé à l’Académie des Sciences des débats dédiés à l’évolution de notre climat. Je regrette que des climato-septiques tels que Claude Allègre et Vincent Courtillot n’aient pas voulu nous écouter. Je reçois encore très régulièrement des messages de climato-septiques avec toujours ces mêmes questions auxquelles nous avons apporté des réponses claires. Ce sont souvent des scientifiques qui ne travaillent pas directement sur le climat. Certains citoyens n’acceptent pas non plus la réalité. Le réchauffement climatique se caractérise par le décalage (quelques dizaines d’années) entre les causes et les conséquences. Les émissions de gaz à effet de serre ont plus que doublé depuis plus de 50 ans mais ce n’est que maintenant que nous en percevons aussi clairement les effets.
Dans les années 2000, les climato-septiques martelaient que le réchauffement climatique s’était arrêté. Avec le phénomène El Niño, l’année 1998 avait connu un réchauffement assez exceptionnel. Le rythme de réchauffement a ensuite diminué et. l’argument des climato-septiques a continué de perdurer jusqu’au début des années 2010. Mais la hausse observée au cours de la dernière décennie a balayé cet argument. Le climat se réchauffe et quasiment tout le monde le constate. Mais pour les climato-sceptiques l’activité humaine n’en serait pas responsable. D’autres prétendent que le réchauffement climatique n’est pas le plus grand des problèmes. Selon moi, un tel argument est problématique car il est pervers. Le réchauffement climatique est d’ores et déjà la 3eme cause de perte de la biodiversité. Les problèmes de santé et d’insécurité alimentaire sont également liés au changement climatique. Un autre type de climato-scepticisme est davantage politique. Donald Trump était climato-septique car il était notamment conscient que beaucoup de ses concitoyens refuseraient tout changement.
Le climato-scepticisme disparaît peu à peu mais survit sous différentes formes.
La Chine est le pays qui émet le plus au monde d’émissions de carbone (presque le double du second pays, les États-Unis). Face aux abus des autres, que pouvons-nous faire ?
La Chine a en effet dépassé les États-Unis en 2005 et a un bilan qui, de nos jours, atteint presque le double. Par tête d’habitant, la Chine est finalement à la même échelle que l’Europe. Un Chinois émet en moyenne autant qu’un Européen. Cependant, la Chine évolue puisqu’elle se met pour objectif d’atteindre la neutralité carbone d’ici 2060. La jeunesse chinoise a pris conscience de la fragilité de son environnement. L’Himalaya constitue une réserve d’eau très importante pour le pays. Il perd actuellement le quart de ses glaciers. Les régions côtières sont également très fragiles. L’aspect économique est également un facteur pour la transition écologique. La Chine voit un potentiel avec les énergies renouvelables et l’économie décarbonée. Il est peut-être plus aisé de respecter ses objectifs avec un pays comme la Chine qu’en Europe où il est difficile d’appliquer des normes. J’espère que la Chine continuera ses efforts.
Vous êtes également expert de l’Antarctique et du Groenland. Peut-on contenir la fonte de la calotte glaciaire?
Si le réchauffement climatique dépassait les 2 à 3 degrés, la fonte du Groenland pourrait être irréversible. Le pôle nord est moins froid que le pôle sud. Dans environ un millier d’années, le Groenland pourrait en effet disparaître ce qui ajouterait 7 mètres au niveau de la mer. Il contribue actuellement à près d’un millimètre chaque année à cette élévation du niveau de la mer. La fonte des glaces est déjà là. En France, d’ici 2050, nous aurons probablement près de 15 centimètres de plus d’élévation du niveau de la mer dont une large partie liée à la fonte des glaces…
L’Antarctique contribue également à l’élévation du niveau de la mer. La partie Ouest est fragile et sa fonte pourrait contribuer à 4 à 5 mètres d’élévation du niveau de la mer alors que l’est est beaucoup plus froid. Nous avons beaucoup d’incertitudes au sujet de l’évolution de ces calottes glaciaires en fonction du réchauffement climatique. Les submersions temporaires pourront en tout cas devenir de plus en plus fréquentes.
Peut-on être tout de même optimistes?
Je suis moi-même un optimiste raisonné. Nous savons ce que nous devons faire. Avec Pierre Larroutourou, je me suis impliqué dans le Pacte Finance-Climat. Au niveau de l’Europe, il faudrait investir plus de 1000 milliards d’euros chaque année afin de réussir la transition écologique d’ici 2030 (300 milliards d’Euros supplémentaires chaque année, 20 milliards pour la France).
Je ne suis pas comme Pablo Servigne qui considère que notre civilisation risque de s’effondrer. J’ai longuement discuté avec lui sur le sujet de cette théorie de l’effondrement. Au final, en prédisant la catastrophe, Servigne veut pousser à l’action. Je ne pense pas que la théorie de l’effondrement puisse être un catalyseur d’action mais c’est son idée. Je ne partage pas non plus les théories d’Yves Cochet qui pense que nous connaîtrons l’effondrement durant les prochaines décennies.
D’ici 2050, nous devrions être capables de nous adapter au réchauffement climatique mais cela risque d’être plus difficile après si rien de sérieux n’était fait pour lutter contre le réchauffement climatique, Nous devons continuer à redoubler d’efforts.
Des pays se sont engagés à changer et de plus, la transition écologique est porteuse d’investissements créateurs d’emplois. Elle peut contribuer à réduire les inégalités sociales et permettre plus de solidarité. Un monde compatible avec l’objectif 2 degrés devra être plus sobre , plus solidaire et moins inégal. La tâche est difficile mais les jeunes d’aujourd’hui sont conscients de ces problématiques. Je m’investis moi-même au-delà du monde scientifique. À l’échelle européenne avec Pierre Larroutourou mais aussi au niveau local à Paris avec Anne Hidalgo. Nous devons faire le maximum pour lutter contre le réchauffement climatique car il va accroître également les inégalités de nos sociétés.
Pour en savoir plus :
« Climat – Parlons vrai » de Jean Jouzel & Baptiste Denis – Editions Les Pérégrines 2020 https://editionslesperegrines.fr/fr/books/climat