Au fil du temps, nos sociétés ont donné davantage de place au visuel. Dessins, cartes, schémas, graphiques,… Tout est utilisé afin de mieux illustrer nos propos ou nos études. L’Histoire n’est pas une exception. Comment mieux représenter les pertes humaines, les forces en présence ou encore un système politique que par l’infographie, outil numérique qui rend intelligible ce qui nous paraissait presque invisible ? Avec « Infographie de la Seconde Guerre mondiale » puis « Infographie de la Rome Antique« , le data-designer Nicolas Guillerat a su, tout en collaborant avec de grands spécialistes, transposer des pages de l’Histoire sous une autre forme que la simple page de textes. Rencontre.
Comment définiriez-vous le travail de graphiste?
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C’est une profession très exigeante techniquement et qui demande aussi beaucoup de curiosité culturelle et un sens de l’observation développé. En tant qu’enseignant, je le rappelle régulièrement à mes élèves.
C’est également un métier très vaste, qui comprend la typographie, l’identité, l’édition
(la base) et maintenant tout le numérique dont par exemple l’ergonomie des interfaces.
Les ¾ des visuels que vous croisez en une journée, dans la rue, dans les magasins, dans un kiosque, sur une vitrine, sur un site web… sont passées entre les mains d’un graphistes (hormis posts sur les réseaux sociaux et encore).
Le grand public et, souvent encore moins les clients, ne se rendent pas compte de ce que fait vraiment un graphiste et de son potentiel. Nous sommes avant tout dans la réflexion avant une quelconque mise en application, le fond devant primer sur la forme. Certains datas ont eu besoin de mûrir pendant plusieurs semaines avant de trouver la solution qui me semblait le plus adaptée.
Doit-on se mettre à la place du spectateur pour réaliser un bon graphisme ? Vous voyez-vous comme un interprète ?
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Je me vois d’abord comme un artisan, ce qui est l’origine du métier.
On nous pose une question précise et nous devons y répondre de manière technique pour un visuel aussi clair et accessible que possible. Un graphiste doit certes être créatif et inventif mais, de la même manière que n’importe quel artisan, il doit avant tout répondre à une demande.
Est-ce que le data design est la meilleure des illustrations pour comprendre une thématique ?
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Le data a fait son grand retour a l’orée des années 2000 avec le data-journalisme. Même si il n’avait jamais quitté les journaux sportifs, scientifiques et économiques, il est revenu au goût du jour, et on en redécouvre petit à petit ses qualités.
Je pense qu’il est la meilleure façon d’appréhender et de comprendre certains problèmes ou thématiques. Si il est bien fait, il attirera d’abord l’œil, ensuite il mobilisera le cerveau qui devra le décrypter. Et c’est un retour assez constant qui m’est fait : « sur certains, on peut passer du temps mais, une fois que l’on a compris la construction, l’information devient évidente ».
En somme il faut trouver le bon équilibre pour que le lecteur s’informe d’une manière différente mais, sans tomber dans le ludisme actuel.
De plus, un bon data permet souvent de résumer visuellement des textes très longs et potentiellement compliqués que beaucoup n’oseraient pas commencer. Le data est, à mes yeux, une entrée en matière qui doit aiguiser la curiosité et pousser le lecteur à en savoir plus, une base de compréhension, un socle pour aller plus loin, mais aussi un révélateur de problèmes et de solutions.
Avec « l’infographie de la Seconde Guerre mondiale », vous illustrez le texte ou vous l’accompagnez?
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Je l’accompagne totalement. Avec l’éditeur Nicolas Gras Payen et Jean Lopez, nous nous sommes posés la question de savoir si nous devions garder un texte ou si un data se suffisait à lui-même. J’ai toujours pesé pour qu’un texte les accompagne, pour plusieurs raisons.
C’était un concept assez nouveau, et chaque lecteur devait pouvoir l’aborder à sa façon, par le texte ou par l’image, et aussi pour ne pas perdre le lecteur qui pourrait mal lire un data et l’interpréter librement et donc potentiellement rater l’information principale. Dernière raison essentielle, certaines choses nécessitent toujours des mots pour les affiner, les nuancer et surtout les humaniser. Nous avons donc décidé de garder le format data-texte.
Les auteurs m’envoyaient leurs écrits et les données. Après ma première lecture, on en discutait, on supprimait des choses, on en rajoutait, on confrontait nos visions des thèmes, nous nous sommes vraiment accompagnés mutuellement.
Mais tant que toutes les données ne sont pas là, le data n’aboutira jamais, à moins d’en faire un incomplet et donc plus compliqué à monter et surtout faux, ce qui n’est à mes yeux n’est pas tolérable. Tout le monde ne le comprend pas.
Multitude de chiffres, de cartes, de drapeaux, de tanks,… Faut-il trouver le ton juste pour illustrer ?
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Tout dépend du public. L’éditeur a voulu que je participe à cet ouvrage car j’avais un style assez clair et que passionné d’histoire, je maitrisais suffisamment le sujet (d’où l’importance de la culture générale).
Au cours de la conception du livre, il y a eu une véritable évolution graphique, à peine perceptible pour le lecteur car il n’a pas été réalisé dans l’ordre de lecture et que tout s’est homogénéisé.
Ce livre devait être le plus complet possible et également attrayant. J’ai beaucoup travaillé les détails des icônes (avions, blindés, infanteries…), et aussi des datas, parce que j’ai toujours à l’esprit que l’œil a besoin d’être nourri, et même si il ne voit pas tout, il perçoit les détails et c’est particulièrement ça qui va l’attirer et le retenir.
Vous concevez les livres avec des historiens et des journalistes. Y’a-t-il de longs débats entre vous ?
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« Infographie de la Seconde Guerre mondiale » était sous la direction de Jean Lopez. L’essentiel des débats se faisait avec lui, l’éditeur et moi-même.
Chaque historien a abordé le livre à sa façon. Par exemple, une fois que Nicolas a vu les potentialités du data, il a commencé à proposer ses idées, ce qui était très enrichissant.
Nous étions parfois en désaccord, avec les historiens ou l’éditeur, sur les chiffres, certains datas ou surtout le sommaire et la pagination. Mais, on est en France, ça se dispute, on en parle autour d’un verre (à l’époque où c’était possible), et ça repart dans la bonne humeur.
J’avais aussi la liberté d’apporter mes propres idées, par exemple la mission de bombardement américaine, du réveil de l’équipage à son debriefing. J’aime beaucoup faire des recherches de mon côté et titiller l’historien pour le faire sortir de sa zone de confort.
Après il pouvait y avoir des difficultés pour trouver le chiffre le plus précis, particulièrement sur les pertes humaines mais là, ce sont les limites de l’histoire : tant que de nouvelles fouilles, enquêtes n’ont pas été faites, on ne peut que rester dans le brouillard en espérant ne pas insulter la réalité. Vous n’imaginez pas les discussions sur la fiabilité des sources et, les chiffres sur lesquelles se baser, par exemple sur les pertes en Yougoslavie. L’Histoire est, contrairement à l’idée que l’on en a au collège-lycée, loin d’être figée dans une muséographie poussiéreuse, un domaine extrêmement vivant, en perpétuel questionnement et renouvellement.
Avec « Infographie de la Rome antique », vous dépoussiériez l’histoire classique. Est-ce que ce fut un défi ?
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Contrairement à la Seconde Guerre mondiale, nous disposions de moins de chiffres. Bien évidemment.
Dès le début, nous nous sommes mis d’accord pour nous concentrer sur des datas plus théoriques, par exemple « le parcours d’une loi » ou « la place du père », le Pater familias, qui avait une logique précise à Rome tout comme « le fonctionnement d’une légion » ou « le rôle de l’Empereur ». Et même si la partie militaire est majeure parce que très documentée, nous voulions traiter avant tout la civilisation romaine. L’utilisation du data devenait alors un exercice difficile. Nous avons également manqué de temps pour traiter un sujet aussi vaste, malheureusement, c’est un gros regret.
Les lecteurs de livres d’histoire ont-ils bien réagi à la sortie de ces deux infographies ?
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De ce que j’ai vu, apparemment oui. Majoritairement le peu de critiques négatives portaient sur des points de détails, le façonnage (la pliure pour WW2), ou le fait que c’était écrit trop petit mais, vu les masses d’informations à rentrer… Il a d’ailleurs été traduit en 18 langues, ce qui est très rare pour ce domaine. Nous étions tous surpris, et ravis.
Ce sont majoritairement des étrangers, particulièrement Espagnols, Sud-américains et Italiens qui m’ont contacté via LinkedIn. D’un autre côté ce sont des zones extrêmement accoutumées et novatrices dans le data-design (contrairement au monde francophone). J’étais touché que ce soient ces zones là qui me contacte, puisque j’en tire une partie de mon influence, avec par ailleurs l’école autrichienne.
Quels sont vos projets ?
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Je suis actuellement en train de travailler sur une troisième Infographie.
Je termine un 6 pages pour Jean Lopez sur la guerre de cent ans, et tous les mois je fais une double, l’infographie du mois pour Historia. J’ai plein d’autres idées en économie, sociologie, pop culture mais j’ai peu de temps pour les mettre en œuvre. Tellement de pistes à explorer…
Pour en savoir plus :
« Infographie de la Seconde Guerre mondiale – Édition collector » de Jean Lopez, Nicolas Aubin, Vincent Bernard et Nicolas Guillerat – Perrin 2020 https://www.lisez.com/livre-cartonne/infographie-de-la-seconde-guerre-mondiale-collector/9782262088088
« Infographie de la Rome Antique » de Nicolas Guillerat et John Scheid (avec la collaboration de Milan Melocco) – Passés composés 2020 https://passes-composes.com/book/273