Avec la fin du XXème siècle, beaucoup rêvaient d’un monde plus apaisé et plus responsable. Les années 2000 et 2010 n’ont finalement pas été des exceptions : Terrorisme, guerres, crises économiques et sociales, révolutions,… Au sein de ces crises profondes et durables, violences et colères se sont rapidement multipliées à travers le monde. Chaque continent endure son lot de peines. L’avenir, toujours bien incertain, connaîtra-t-elle des solutions ? Les années 2020 connaîtront-elles un retournement de situation positif ?  

Entretien avec Nicolas Tenzer, Enseignant à Sciences-Po Paris, Conférencier international sur les questions géostratégiques et l’analyse des risques politiques, Auteur de trois rapports officiels au gouvernement, dont deux sur la stratégie internationale, et de 22 ouvrages.

 

 

Podemos, Mouvement 5 étoiles, Pegida, gilets jaunes, Aube dorée,… Comment la colère s’organise-t-elle sans l’aide des partis traditionnels ?

 

 

Les mouvements que vous citez me paraissent de nature différente comme le sont les pays où ils virent le jour et le mouvement de réaction qu’ils portaient. Certains étaient mus par une idéologie explicite, à l’extrême droite ou à l’extrême gauche, et certains connurent aussi par la suite une phase d’institutionnalisation. Surtout, je ne crois pas qu’on puisse accorder la même portée à une forme de protestation fondamentalement raciste à d’autres formes de défiance envers les élites en place – ce qui est certes le point commun de ces groupes. Certaines de ces protestations n’avaient pas – parfois n’ont toujours pas – d’idéologie structurée, même si parfois elles ont repris des éléments d’idéologie par la suite. Le mouvement des gilets jaunes, en particulier, est parti de protestations immédiatesgilets jaunes – augmentation du prix de l’essence, mais aussi insurrection de manière poujadiste contre les radars routiers -, pour après embrasser une forme d’attaque plus globale contre les pouvoirs en place. Certains ont aussi bénéficié en quelque sorte du relais de groupes politiques, mais aussi d’une amplification sur les réseaux sociaux par un État étranger qui cherchait à pousser tout ce qui pouvait alimenter la défiance et la discorde dans le pays. Le désarmement intellectuel des personnes ayant rejoint ces groupes, combiné à la défiance envers toute parole d’autorité, les a rendus vulnérables à la manipulation de l’information et au complotisme. Si ces mouvements de colère sont effectivement nés, parfois, en dehors des partis traditionnels, ils ont toutefois ensuite été récupérés par ces partis aux franges extrêmes du spectre politique.

 

 

Augmentation du prix de l’essence en France et en Iran, du ticket de métro au Chili,… Ces étincelles cachent-elles des malaises bien plus profonds de nos sociétés ?

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Là aussi, les situations ne sont pas comparables. En Iran, les protestations d’ordre économique, qui correspondent certes à des situations réelles de précarité, sont aussi un signe d’exaspération devant un pouvoir répressif et étouffant. Au Chili, on l’a vu par la suite, ces mêmes protestations sont liées à une insatisfaction grandissante devant le système politique lui-même. En France, au-delà d’une crise de défiance, guère nouvelle mais qui s’amplifie, il existe un problème récurrent, que j’avais pu signaler dès 2011, de pouvoir d’achat de nombreuses catégories de Français qui n’a pas été traité par les différents gouvernements. Plus essentiellement, toutes les études d’opinion le confirment depuis trente ans au moins, le sentiment d’injustice domine, et il touche toutes les catégories, même relativement aisées. Cela alimente assez logiquement une autre forme de complotisme lié au fait qu’il existerait un fonctionnement implicite de la société qui garantirait des privilèges, petits et gros. Chacun se compare à chacun et voit l’autre avec un mélange de ressentiment et d’envie. Le niveau record des prélèvements obligatoires de la France en Europe accroît logiquement ce phénomène et jette la suspicion sur le contrat social dont beaucoup ne voient plus les fondements. Cela est accentué par le sentiment que les services publics, contrepartie de ces prélèvements élevés, ne produisent plus les bénéfices communs qu’on attend d’eux. Peu importe que cela soit vrai ou faux, ou partiellement l’un ou l’autre, la politique, comme on dit, est une question de perception.

 

 

Pour quelles raisons, le complotisme même le plus exagéré est-il aussi populaire de nos jours ?

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La première raison en est assurément la défiance envers toutes les autorités établies, pas seulement les pouvoirs politiques, mais également les médias, la justice, l’école, le monde de l’université et de la recherche en général, sans même parler de la famille. Il prospère également sur fond de déséducation phénomène sur lequel j’alerte, avec d’autres, depuis plusieurs décennies. C’est le concept même de vérité qui est atteint. Dans ce relativisme auquel cette attaque contre la vérité conduit logiquement, non seulement, comme cela a été souvent souligné, toutes les opinions se valent a priori, même la plus invraisemblable et la plus frustre, mais les mots finissent également par ne plus avoir de sens. On en voit la portée destructrice du politique lorsque, notamment, dictature et démocratie sont mises sur le même plan – confusion exploitée par certains régimes dictatoriaux -, lorsque le libéralisme est détruit par le concept – qui ne veut pas dire grand-chose sauf dans quelques cas historiques limités – est moqué par l’usage du terme « néolibéralisme », lorsque le terme « fascisme » est utilisé à n’importe quelle sauce, lorsque, ainsi qu’on l’a entendu dans la bouche de certains intellectuels récemment, le terme d’extermination, voire de génocide, est employé pour désigner des réalités qui n’ont rien à voir, banalisant dès lors la réalité qu’il désigne.
Comme l’a souligné souvent Marie Peltier, notamment, ce complotisme est devenu mainstream, c’est-à-dire qu’aucun milieu n’y échappe complètement, même le mieux éduqué. Le complotisme doux est, d’une certaine manière, le facilitateur du complotisme qanondur, à la Qanon notamment. Les réseaux sociaux lui donnent assez logiquement une résonance encore plus forte et il est diffusé sciemment par un certain nombre de personnalités médiatiques auxquelles, assez curieusement, on prête un savoir qu’elles n’ont pas. Il est d’ailleurs paradoxal que, dans ce monde de défiance envers l’autorité, se recréent en quelque façon des discours d’autorité qui reposent sur un affranchissement envers la vérité. Le complotisme tend à proposer une explication simple des maux du monde et de la personne en désignant un responsable unique ou dominant – le juif, l’étranger, la finance mondialisée, les États-Unis, etc. Il désigne un bouc émissaire et, comme cela a souvent été remarqué, il existe quasiment toujours, fût-il implicite, une forme d’antisémitisme dans le complotisme. Ce n’est pas un hasard si l’attaque envers la personne de George Soros ou l’invocation de « Rothschild » et de quelques autres font partie des ponts-aux-ânes de la rhétorique complotiste. Il n’est pas surprenant que certains islamistes radicaux aient pu ainsi faire bon ménage avec l’extrême droite.
L’un des récits contemporains du complotisme concerne la Syrie – un peu aussi l’Ukraine, mais la Syrie conjugue une forme quasi totale de la rhétorique complotiste. Bien sûr largement exploitée par la propagande des régimes de Poutine et d’Assad et leurs relais en Occident, elle réunit l’extrême droite ainsi qu’une partie de la droite, de l’extrême gauche et de la gauche dans un récit commun. Elle a un propos essentiel : nier la réalité des crimes contre l’humanité du régime syrien et les crimes de guerre du Kremlin. Elle désigne pêle-mêle, avec certes des variantes suivant le locuteur, l’impérialisme occidental – comme s’il n’y en avait pas d’autres – et les islamistes auxquels elle assimile tous ceux qui se révoltent contre le régime criminel d’Assad. Elle fait des victimes des bourreaux, des oppresseurs des résistants et des sauveteurs – les Casques Blancs – des complices. Cette rhétorique ne fait pas que banaliser le crime ; elle le légitime. En même temps, elle gomme d’un trait les 700 000 morts de la guerre syrienne, dans leur immense majorité victimes du régime Assad et de la Russie de Poutine. Elle a certes un objectif politique : promouvoir les hommes et les régimes dits forts, rendre illégitimes la notion même de droits de l’homme et la lutte pour la liberté et, là aussi, mettre sur le même plan démocratie et dictature.

 

 

Selon vous, le trumpisme a-t-il été un accident ? A-t-il de l’avenir en-dehors de la Maison Blanche ?

 

 

L’arrivée de Trump, en tant que personne, au pouvoir a été un accident industriel majeur dont les États-Unis et le monde paieront longtemps les conséquences. En revanche, ce que Trump a, si j’ose dire, incarné correspond à une réalité d’une partie de la société américaine, plus ancienne que Trump, même si ce sont quelques événements spécifiques (le basculement de certains États qui aurait très bien pu ne pas survenir) qui l’ont conduit à la Maison Blanche. Autrement dit, il existe des phénomènes contingents qui lui ont permis de gagner l’élection, même s’il aurait perdu avec un scrutin sur une base nationale puisque Hillary Clinton l’avait distancé d’environ 3 millions de voix, mais des aussi phénomènes de plus long terme qui ont donné cœur à un trumpisme politique et social. La réalité de ces « États désunis » n’est pas nouvelle : sans remonter à la Guerre de Sécession, il faut se rappeler les lynchages de Noirs et les résistances à la politique de déségrégation des années 1960. Une Amérique est attachée à la peine de mort, au port d’armes et au refus greatagainde l’avortement, et elle se veut gardienne des « traditions » contre les personnes de couleur, l’évolutionnisme, le droit à l’avortement et les homosexuels ; une autre croit en la science, aux vertus de tolérance et de diversité et défend l’idée de liberté et d’équilibre des pouvoirs. Certes, il y a de nombreuses nuances dans ces positions et le camp « libéral », au sens américain du terme, est traversé de nombreux conflits. On s’est aussi aperçu avec le vote Trump que le clivage n’était pas seulement pécuniaire ni même « racial », même s’il est en grande partie éducatif. On a aussi vu, avant Trump, même si ce dernier a exacerbé cette tendance, le Parti Républicain embrasser de plus en plus des tendances extrémistes et se déporter vers la droite – ce qui est aussi, d’ailleurs, le propre de certains partis conservateurs en Europe. Le mouvement de polarisation politique s’est donc renforcé.
Mais ce qu’a engendré Trump, dès sa campagne de 2016, puis pendant son mandat et lors de l’élection de 2020, est un virus encore plus pernicieux ; la remise en cause conjointement de la vérité et des règles de la démocratie. Il a jeté un discrédit sur les institutions démocratiques en même temps qu’il bafouait les règles de ce qu’on pourrait appeler la « civilité », principe de base de la politique démocratique. Il a détruit à une grande échelle les barrières qui préservait le monde politique de la décence ce que d’autres, avant lui, avaient tenté de faire certes, mais sans y réussir. Il a presque été vainqueur dans l’éradication de toutes les protections constitutionnelles dont pouvait bénéficier la démocratie américaine et, s’il n’y est pas parvenu, il a montré qu’il était possible qu’elles tombent un jour. J’avais pu qualifier littéralement Trump de « fasciste », mot que j’évite d’utiliser sans précaution, mais qui correspond à ce qu’il a tenté d’accomplir : supprimer les garanties constitutionnelles, soumettre la justice, appeler au peuple contre les urnes, donner toute licence à des milices extrémistes pour renverser la démocratie, se présenter comme le dirigeant dont tout dépend contre les contre-pouvoirs institutionnels et faire accréditer dans l’opinion qui lui était favorable les mensonges les plus invraisemblables. Certains avaient cru qu’après son élection, il se « normaliserait » et deviendrait un républicain classique, encadré par des conseillers à peu près raisonnables et des institutions. Dès ce moment, j’avais écrit qu’il n’en serait rien. Je ne vois malheureusement pas ces tendances disparaître. Comme d’autres, je crains que le virus instillé n’ait pas de vaccin à courte échéance et qu’il soit difficile pour Joe Biden de modifier le système électoral dans un sens qui ne donnerait plus un avantage disproportionné – et antidémocratique – aux États républicains. Un nouveau Trump peut parfaitement surgir à nouveau, peut-être plus adroit et donc plus malfaisant que le 45e président des États-Unis.

 

 

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Le Printemps arabe débuté en 2010 est-il arrivé à ses limites (Algérie, Syrie) ?

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Ce qu’on appelle le Printemps arabe est un phénomène multiple – il vaut mieux d’ailleurs parler de « Printemps arabes »  car les éléments sociaux, économiques et politiques ne sont pas comparables en Égypte, en Tunisie, en Syrie et en Algérie. On pourrait d’ailleurs, si l’on devait effectuer des comparaisons, mentionner aussi, en dehors du monde arabe à proprement parler, des revendications en partie similaires dans une partie de la population au Soudan, en Turquie et en Iran, sans même évoquer Hong Kong, le Bélarus et la Thaïlande. Le point commun, partout, est une insurrection, d’abord pacifique, contre des pouvoirs à la fois abusifs, souvent même criminels, corrompus et incapable de rendre à la population le service qu’elle attend d’eux. C’est une protestation contre des abus en termes de droits élémentaires de l’être humain, en faveur de la liberté et de la responsabilité politique. C’est une forme de protestation universelle qui ne connaît pas de frontières et concerne toute société quelles que soient sa religion majoritaire, ses traditions et sa egypteculture. Elle est le fait de personnes qui n’ont pas, le plus souvent, lu les grands auteurs classiques évoquant les droits, la démocratie et la liberté. C’est un mouvement spontané et instinctif, quelles que soient les récupérations politiques de certaines franges des protestataires, d’ailleurs en général a posteriori.
Donc, pour répondre à votre question, ce n’est pas la fin de ces mouvements, mais au contraire leur début. Certes, certains de ces mouvements ont été mis à mal par une répression brutale, voire, dans le cas de la Syrie, par une guerre qui a fait plus de 700 000 morts. Les protestations y continuent d’ailleurs, comme elles le font en Algérie, en Égypte et ailleurs. Il est de l’intérêt de l’Occident d’ailleurs de les entendre et de les soutenir, car l’exaspération devant la répression ne peut que faire le jeu des mouvements les plus radicaux. On notera d’ailleurs que certains des pouvoirs dictatoriaux en place jouent avec la rhétorique fallacieuse « moi ou le chaos », ou, dans une autre variante, « moi ou les islamistes ». Ces pouvoirs d’ailleurs font tout pour viser d’abord l’opposition modérée pour accréditer leur thèse. C’est cette rhétorique qu’il faut démonter, comme notre préférence pour des régimes prétendument stables – et qui, de fait, ne le sont pas.

 

 

Des régimes comme la Turquie ou la Russie profitent-ils de ces colères contemporaines (Crimée, Azerbaïdjan, Charlie Hebdo,…) ? Et fixent-ils les limites (Biélorussie, Venezuela,…) selon vous ?

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Nous sommes dans deux cas de figure très différents tant en matière d’exploitation des colères que de stratégie internationale et il faut bien les distinguer.
Sur le plan interne, la Turquie vise essentiellement à attiser la colère de certains jeunes musulmans qui peuvent être tentés par une protestation contre les caricatures du Prophète et la version française de la laïcité. Il s’agit là, de la part d’Erdoğan d’un combat d’ordre interne qui vise à présenter le président turc comme le défenseur de l’Islam. La Russie de Poutine a un objectif plus large : déstabiliser l’ensemble des démocraties occidentales en attisant toute forme de colère et de désunion sociale tout en donnant un poids accru aux forces politiques, à l’extrême gauche comme à l’extrême droite, qui ont une vision complaisante envers ses actions. Certes, les deux jouent sur des facteurs de défiance existants, mais ils tentent de les renforcer.
Sur le plan externe, les deux ont une stratégie de nature impériale, sinon impérialiste, mais dont les bases et la portée sont dissemblables. Le régime turc vise à ressusciter une forme de passé ottoman en élargissant son territoire d’influence. Il entend faire la démonstration de sa puissance et de sa capacité à peser dans le jeu international. Le Kremlin entend certes aussi faire valoir l’existence de zones d’influence sur lesquelles les puissances ne disposent d’aucun droit d’intervention – Ukraine et Bélarus, notamment -, mais il a une visée beaucoup plus large et corrosive qu’Ankara. Il s’agit pour lui de remettre en cause l’ensemble des règles du droit international, notamment humanitaire, pour affaiblir les valeurs libérales qui le fondent, et de détruire toute forme de régulation internationale en rendant impuissantes les organisations multilatérales, en premier lieu l’ONU et l’OSCE. Il s’agit pour le régime de Poutine de tester la patience et la résolution des puissances occidentales, et il faut reconnaître que cela est plutôt réussi : les sanctions décidées, évidemment indispensables, ne sont pas à la mesure des violations du droit international qu’il a commises. De nombreux dirigeants rechignent toujours à désigner les crimes de bacharguerre de Poutine en Syrie – ce qui n’est pas exactement anodin – et persistent à penser qu’on peut négocier avec lui et trouver un quelconque accord. Cette cécité ne fait que le renforcer. Chaque manifestation de faiblesse constitue un encouragement pour lui.
Alors certes, Poutine essaie de fixer des limites, le Bélarus en constituant un exemple, plus sans doute que le Venezuela. Or, ces limites, c’est à nous, régimes démocratiques, qu’il appartient de les fixer. D’abord, nous ne pouvons pas accepter, sauf à remettre en cause le droit international et le principe démocratique de la liberté des peuples, qu’il considère certains pays comme sa chasse-gardée. Ensuite, nous devons cesser de déclarer que, dans certaines zones, la solution passe par la Russie. Enfin, il nous faut nous tenir à côté des peuples qui luttent pour la liberté, et cela vaut pour les pays ou les régions que la Russie, la Chine et d’autres entendent soumettre à leur joug. Entrer dans le jeu des régimes révisionnistes reviendrait à entériner la coupure du monde entre des pays où le droit démocratique vaut et d’autres où il vaut rien. À ce jeu, nous perdrions et notre sécurité, et nos valeurs.

 

 

La colère au temps du Covid-19 peut-elle encore s’intensifier face à de nouvelles mesures économiques et sociales ?

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Il me paraît important de distinguer deux éléments : le caractère propice de l’épidémie à la diffusion d’une mentalité complotiste et l’inquiétude justifiée devant les conséquences économiques et sociales de l’épidémie, y compris les mesures restrictives en termes de liberté prises, dans tous les pays quasiment, pour endiguer l’épidémie. Sur le premier, le tâtonnement inévitable de tous les gouvernements devant celle-ci entretient les discours complotistes dans une société prompte à les recevoir. Il conduit logiquement à suspecter la « dissimulation » ou une « intention cachée ». Le combat se situe là, nous l’avons vu, en amont. Sur le second point, nous ne sommes pas encore capables de mesurer l’étendue des dégâts causés par la crise sanitaire, mais nous savons qu’ils seront considérables. On peut craindre que certaines inégalités ne s’accentuent entre les pays, les catégories sociales et les tranches d’âge, non seulement en termes de revenus et d’emploi, mais aussi de vulnérabilité psychologique. Cela a été dit cent fois, mais nous pouvons être covidparticulièrement inquiets pour la situation des étudiants et des jeunes entrant dans la vie active et bien sûr des enfants, quasiment privés parfois d’une éducation de la même qualité qu’auparavant. Cette situation peut entraîner désespoir, panique et colère dans la catégorie de la population censée incarner l’avenir.
Enfin, la nécessité du confinement et du contrôle de son respect a pu créer dans une partie de la population un sentiment d’étouffement et de privation de liberté. Ne plus se déplacer librement, ne plus rencontrer ses amis, voire sa famille, limiter les sorties à l’extérieur de chez soi, notamment, ne sont évidemment pas des conditions normales dans une société libre et démocratique. Elles ne sauraient devenir la norme. Le sentiment de devoir rendre des comptes et d’être contrôlés fait craindre aussi chez beaucoup de citoyens une mainmise d’un pouvoir anonyme sur leurs vies. La peur du « fichage » est également présente, malgré les protections en vigueur des données privées dans les sociétés libérales. Il est peu de réponses aujourd’hui claires à ces angoisses réelles, mais il importera certes que, dès que possible, toutes les restrictions puissent être levées et de dissiper la crainte qu’elles ne survivent à l’épidémie – du moins en attendant la prochaine.

 

 

La colère écologique est-elle une exception dans son message, son fonctionnement et sa communication ?

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Pour l’essentiel oui, même si certains groupes radicaux, notamment Extinction Rébellion, mènent parfois des actions en marge de la légalité, notamment de désobéissance civile, tout en condamnant la violence. La grande différence tient au fait que les écologistes ont un projet, certes plus ou moins concrètement défini et dont on peut approuver tout ou partie, ce qui n’est le cas ni des mouvements inspirés d’une manière ou d’une autre par l’idéologie anarchiste, ni des groupes d’extrême droite. Ils veulent certes changer le système actuel, notamment les modes de production et de consommation, mais ils ne sont pas non plus dans une forme de lutte des classes à l’ancienne. Ils sont hostiles à certaines industries ou pratiques, et veulent réformer, plus ou moins radicalement, le système, mais ils ne sont pas non plus dans une logique d’ami et d’ennemi.
Les motifs de la colère sont également très différents. Nous avons des colères liées à la peur, qui suscite la haine, du côté de groupes extrémistes, des colères mues par la ecologysituation sociale et la crainte panique de l’avenir, des colères viscérales d’une certaine manière contre tout et qui peuvent se traduire par une violence quasiment sans limite, mais aussi des colères liées aux perspectives de long terme qui peuvent plus difficilement s’accompagner d’une violence radicale. Le fait que la plupart des gouvernements aient pris fait et cause pour l’écologie rend aussi la nature du combat différente, même si les mouvements écologiques disent souvent que c’est trop lent et trop peu et qu’ils pointent les contradictions potentielles de l’action publique. Il reste que le partage de la colère par une partie des pouvoirs en place, malgré ces contradictions, différencie aussi dans la pratique le mouvement écologique des autres formes de colère. Ajoutons que le mouvement écologiste lui-même, en France comme ailleurs, est également divisé en des tendances incompatibles ; certains, adeptes notamment de la décroissance, entendent proposer des changements radicaux de nos modes de vie et de consommation, alors que d’autres souhaitent faire évoluer la société et ses pratiques sans suggérer un bouleversement des fondements des règles qui la régissent. Cette opposition, où se love aussi des conceptions antagonistes de la liberté, témoigne aussi d’idéaux politiques que rien ne peut réunir.

 

 

Doit-on craindre que toute confrontation sera violente à l’avenir ?

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Nous pouvons certainement exprimer la crainte qu’un grand nombre, certes pas toutes, le soient. D’abord, la violence que nous croyions largement éradiquée dans les sociétés démocratiques, sans parler des autres, ou confinée aux actes de délinquance classiques, n’a pas disparu. Sans parler ici des actes de nature terroriste, elle revêt des dimensions plurielles. Elle est parfois le fait de groupes idéologiques, notamment à l’extrême droite dans de nombreux pays, pour lesquels les services de renseignement intérieur se penchent de plus en plus fréquemment. Elle peut être aussi le fait de groupes pas nécessairement idéologisés mais qui ont développé une forme de culte de la violence : on pense notamment aux « Black blocs » – et ce mouvement me paraît aller bien au-delà de l’idéologie d’extrême gauche qui fut à son origine. Mais on constate aussi, de manière toute aussi inquiétante, une forme de diffusion des pratiques de la violence dans les mouvements de protestation, tant classiques (certaines manifestations d’agriculteurs notamment, ce qui n’est pas nouveau) que plus diffus (notamment certains gilets jaunes). Il faudrait aussi parler de la violence au sein de la famille, trop souvent sous-estimée, essentiellement la violence de l’homme envers sa femme et ses enfants.
Ce serait une erreur d’estimer que nos sociétés soient globalement plus violentes que les sociétés antérieures – notamment au Moyen Âge, à la Renaissance, lors de la Révolution française avec la dérive sanglante et quasiment pré-totalitaire de 1793, sans parler du processus de brutalisation de la Première Guerre mondiale dont parlait George Mosse. Mais précisément, nous pensions, dans le processus de civilisation démocratique, avoir poussé la violence en dehors de l’espace public et nous constatons avec effroi qu’elle y retourne. Nul n’a aujourd’hui de solution à ce qu’il convient de désigner comme un mal. Je m’alarme toutefois que la violence, en tant que telle, toute violence ne soit pas plus fermement condamnée et que certains lui témoignent une certaine « compréhension », y compris chez certaines formations politiques. Je vois cela, avec inquiétude, comme un signe d’éloignement d’avec les valeurs, que je crois absolues, qui fondent l’esprit public en démocratie.

 

tenzer

 

Pour suivre Nicolas Tenzer sur Twitter : https://twitter.com/NTenzer?ref_src=twsrc%5Egoogle%7Ctwcamp%5Eserp%7Ctwgr%5Eauthor

 

Pour en savoir plus :

 

« Quand la France disparaît du monde » de Nicolas Tenzer – Editions Grasset 2008 https://www.grasset.fr/livres/quand-la-france-disparait-du-monde-9782246748113

« Le monde à l’horizon 2030. La règle et le désordre » de Nicolas Tenzer – Perrin 2011 https://www.eyrolles.com/Entreprise/Livre/le-monde-a-l-horizon-2030-9782262026684/

« La France a besoin des autres » de Nicolas Tenzer – Plon 2012

https://www.sa-autrement.com/livre/9782259217750-la-france-a-besoin-des-autres-nicolas-tenzer/

« Resisting Despair in Confrontational Times » by Nicolas Tenzer & R. Jahanbegloo – Har-Anand 2019 http://www.haranandbooks.com/book/resisting-despair-in-confrontational-times/681.html

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