Le 18 juin 1940, arrivé la veille à Londres, le général de Gaulle prononce son célèbre appel demandant à la population française de ne pas abandonner le combat face à l’envahisseur nazi. L’événement est un tournant pour la Résistance française. Face au régime de Vichy, favorable à la collaboration avec l’ennemi, face au régime nazi, une poignée d’irréductibles s’organisent dans ce pari audacieux autour du général de Gaulle. Parmi eux, André Dewavrin dit le colonel Passy met en place en juillet 1940 le Bureau Central de Renseignement et d’Action (BCRA) en d’autres termes : les services secrets gaullistes. Dans l’ombre, des personnalités comme Jean Moulin, le colonel Rémy, Pierre Brossolette, Honoré d’Estienne d’Orves ou encore Stéphane Hessel ont rendu possible cet esprit de résistance.
Entretien avec Sébastien Albertelli, agrégé, docteur en histoire et auteur du livre « Les services secrets du général de Gaulle – le BCRA (1940-1944) ».
L’historiographie sur le BCRA peut être jugée comme faible en France par rapport aux pays anglo-saxons. Comment peut-on expliquer cette mise au ban des services secrets de la France libre ?
Ce n’est pas seulement historique. Il s’agit en fait d’une mise au ban des services secrets dans leur globalité. L’espionnage est considéré en France comme peu prestigieux par rapport à sa situation dans les pays anglo-saxons. Les services secrets français ont notamment eu beaucoup de peine à recruter dans les hautes sphères alors que les services secrets anglo-saxons n’ont pas eu ce souci. Ce discrédit à son pendant dans l’historiographie. De plus, les services britanniques et américains ont depuis longtemps une réelle politique de communication tandis qu’en France, une politique de fermeture a été préférée. Les archives même des services secrets sont très difficiles à approcher. Mon étude est une exception car il s’agit des services secrets pendant la Seconde Guerre mondiale. Ces archives ont échappé aux services secrets et j’ai pu y avoir accès à partir de la fin des années 90. La même étude sur les services secrets pendant la Guerre froide aurait été impossible.
Le choix des Français libres d’intégrer le BCRA pouvait être motivé par l’envie d’en découdre rapidement avec l’ennemi. Les agents étaient-ils perçus comme des têtes brûlées ?
Le BCRA, contrairement aux services britanniques (SIS, SOE, MI5) mais comme l’OSS américain, comprend à la fois l’action, le renseignement, le contre-espionnage ou encore les évasions. En somme, le service gère toutes les fonctions des services secrets. Concernant la section action, les agents étaient sans doute davantage des têtes brûlées que dans la section renseignement. Il faut toutefois faire attention aux confusions. En 1941, le service recrute pour des missions clandestines des agents sur le modèle de ceux qui sont recrutés pour les forces spéciales et les commandos. Or, ces recrues veulent avant tout travailler en groupe et réclament de l’action en permanence. Ces hommes ne sont en fait pas adaptés au travail dans la clandestinité.
Est-ce vrai que le BCRA était constitué de personnalités d’extrême droite ?
Un certain nombre d’entre eux sont en effet issus de la Cagoule [Organisation politique et militaire clandestine de nature terroriste, active dans les années 30]. Maurice Duclos, alias Saint-Jacques, se vantait d’avoir été cagoulard; le colonel Fourcaud était clairement de la droite dure; le colonel Rémy était royaliste,… Il ne faut tout de même pas en déduire qu’ils sont tous d’extrême droite comme on a pu le reprocher au colonel Passy.
Cela ne veut pas dire non plus qu’il n’y avait pas des gens de gauche mais ils sont au départ discrets au sein de la France libre. Il faudra attendre 1942 pour que des personnalités comme le socialiste Pierre Brossolette puissent faire pencher la balance.
Comment fut perçu le recrutement de communistes tels que l’ancien député Fernand Grenier par le colonel Rémy en janvier 1943 ?
Il y a deux réponses totalement différentes à cette question. Au niveau du général de Gaulle, il s’agit incontestablement d’un succès politique au moment où il tente d’unir tous les Français à sa cause. Dans les rangs de la France libre, plutôt à droite, la réaction est plus mitigée. Au sein du BCRA, cela provoque même la colère de Passy. Le colonel Rémy avait eu en effet l’ordre de ne pas rentrer avec un représentant communiste. Rémy a outrepassé ses ordres malgré la menace de plus être autorisé à repartir en France s’il désobéissait. Rémy a toujours été persuadé d’avoir raison face aux autres et au final, ayant désobéi, il n’est plus jamais revenu en France occupée.
Quel fut l’impact du BCRA face aux services de Vichy ?
Les services secrets de Vichy, héritiers des services secrets de la IIIème République, ont la conviction qu’il faut continuer la lutte en secret contre les Allemands et les Italiens. Ils considèrent également que ceux qui sont à Londres sont des rebelles et des amateurs. Les services secrets de Vichy pourchassent à la fois les agents de l’Axe et ceux de la France libre contrairement à ce qu’ils ont pu prétendre après la guerre. Des exemples sont légion : des agents gaullistes comme le colonel Fourcaud ont été arrêtés et interrogés.
Les « professionnels » militaires de Vichy vont aussi se faire dérober leurs archives par les Allemands, ce qui invite tout de même à nuancer leur professionnalisme. Fin 1942, les responsables des services secrets de Vichy partent en Afrique du Nord pour rejoindre l’amiral Darlan puis rallient le général Giraud. Au moment de la fusion entre les forces de de Gaulle et de Giraud, les tensions empirent. Les différents services secrets, ceux de Giraud et de de Gaulle, refusent en effet de travailler ensemble. Ils n’ont pas la même culture ou les mêmes méthodes et n’arrivent pas à mettre de côté leurs rivalités.
Les services secrets de Giraud étaient-ils efficaces ?
En matière d’espionnage, le BCRA les a surpassés. En matière de contre-espionnage, c’est l’inverse. Des hommes comme Paul Paillole ont montré qu’ils ont été en effet supérieurs aux « Londoniens ». Dans le domaine du renseignement, les services giraudistes ont hérité du réseau « Alliance » de Marie-Madeleine Fourcade, incontestablement efficace. Il est tout de même difficile de comparer sans l’apport des archives de l’Intelligence Service britannique. Après la guerre, chacun des services va revendiquer son succès par rapport à l’autre.
La méfiance de la Résistance intérieure envers ces Gaullistes s’est-elle à un moment se dissipée ?
Cela va persister jusqu’au bout. Les FFI se voient comme des combattants du front et perçoivent le BCRA comme un état-major éloigné. Les agents secrets présents sur le terrain vivent à la fois une expérience proche mais, contrairement aux FFI, ils peuvent être évacués rapidement ou détiennent une pilule de cyanure qui peut leur éviter d’être interrogés en cas d’arrestation. Les agents du BCRA, quant à eux, perçoivent les FFI comme trop politiques et finalement pas assez obéissants. Ces hommes qui n’ont pas attendu le général de Gaulle pour entrer en résistance veulent en effet être vus comme des partenaires et non comme des subordonnés. Mais dans l’esprit du général de Gaulle, il faut reconstruire un État. Il a vocation à reconquérir le territoire. Par conséquent, pour des Français de Londres, les FFI doivent juste obéir.
« La mort dans les services secrets me semble tellement plus dure que sur un champ de bataille, par tout ce qu’elle comporte de volontaire, de solitaire et d’anonyme. » déclare le colonel Passy en 1943. Que sait-on des pertes du BCRA ?
Il n’y a pas d’étude statistique qui permettrait de recenser les morts. Incontestablement, des dizaines de membres du BCRA ont été arrêtés, torturés et déportés. Le bilan est lourd en comptant les suicides. En 1941 et 1942, le combat dans les services secrets attire peu. Les volontaires qui arrivent à Londres imaginent plutôt le combat sous sa forme traditionnelle, c’est-à-dire en uniforme, avec une arme et sur un front ouvert. L’action clandestine ne correspond pas dans un premier temps à ce qu’ils imaginent du combat.
À partir de 1942, certains comprennent que pour revenir le plus rapidement possible en France et combattre les Allemands, il faut s’engager dans les services secrets. Lors de leur recrutement, on leur rappelle la spécificité de ce combat : C’est un engagement solitaire dans l’action et aussi en cas d’arrestation. Les agents risquent en effet la torture et la déportation. Certains vont en effet mourir sous une fausse identité et vont disparaître à jamais.
La capture de Jean Moulin a-t-elle été un coup terrible pour les services secrets du général de Gaulle ?
Son arrestation suit celle du général Delestraint, premier chef de l’Armée secrète. Jean Moulin se rend le 21 juin 1943 à une réunion à Caluire afin de s’entendre pour que le général soit remplacé. Cette seconde arrestation est dramatique. Jusqu’au début de l’année 1943, pour des raisons d’efficacité, le BCRA a mis en place en France une structure pyramidale qui repose sur un chef militaire, le général Delestraint, et un représentant du général de Gaulle sur tout le territoire, Jean Moulin. Le plan initial n’était pas celui-là mais comme il nécessitait un certain nombre d’hommes que la France libre ne pouvait fournir, il a été abandonné. Les arrestations de Delestraint et Moulin décapitent cette organisation pyramidale. C’est d’autant plus grave que le général de Gaulle, fraîchement arrivé à Alger, doit régler d’autres problèmes et tarde à remplacer Moulin. Mais ce n’est pas un coup fatal- au contraire. Le BCRA va réorganiser totalement son dispositif et va donner davantage d’importance à la sécurité. Le fonctionnement devient alors centralisé : Chacune des douze régions de la résistance française est reliée directement à Londres. Si une région est décapitée, comme notamment celle de Bordeaux avec l’affaire Grandclément, l’ensemble du dispositif ne l’est pas. L’arrestation de Jean Moulin a été finalement un mal pour un bien. Si un système pyramidal avait continué de fonctionner jusqu’en 1944 et que les Allemands l’avaient décapité au moment du débarquement, les conséquences auraient été beaucoup plus graves pour la résistance.
Quelles étaient les relations avec les autres services d’espionnage alliés qui eux-mêmes recrutaient des Français ?
Le BCRA travaille étroitement avec trois structures britanniques (le SOE, le SIS et dans une moindre mesure le MI5) et l’OSS des Américains. La concurrence entre eux est énorme. Les États n’ont pas d’amis mais des partenaires. D’un côté, le BCRA coopère avec les autres services alliés. Sans les services britanniques, il n’y a pas d’avions, d’armes, de centres de formation,… Les Britanniques collaborent certes avec le général de Gaulle mais pour eux ce dernier n’est pas la France. Ils estiment par conséquent qu’ils peuvent eux-mêmes mener leurs propres actions sur le territoire français avec leurs propres sections parallèles. Des agents britanniques parlent français et des agents français au service du SOE passent en effet à l’action. Pour le général de Gaulle, la situation est insupportable et inadmissible car elle ne respecte pas la souveraineté française. Malgré tout, Britanniques et Français libres sont obligés de travailler ensemble et ils vont continuer à le faire de façon efficace.
L’OSS des Américains est, quant à lui, perçu comme le précurseur de la CIA. C’est en réalité un service qui en 1942 dépend des services britanniques. Souhaitant se libérer de sa dépendance envers le Royaume-Uni, le BCRA a espéré nouer de meilleures liens avec les Américains mais cette stratégie sera un échec.
Quelles furent les actions de Stéphane Hessel en tant qu’agent secret ?
Il arrive en 1941 à Londres et est recruté par un ami dans la section renseignement. À partir de l’année suivante, Stéphane Hessel en est le numéro 2. Il est chargé notamment du recrutement des agents et conçoit les différentes missions en France. Hessel accompagne très souvent les agents parachutés à bord des avions. À partir de 1943, un nouveau matériel permet de communiquer directement à partir du sol avec les agents dans les airs- Hessel utilise également cette nouvelle forme de communication. Un des officiers va mourir dans ces conditions. Comme beaucoup d’officiers du BCRA, Stéphane Hessel a eu à un moment le désir de partir lui-même sur le terrain. Il est finalement parachuté en 1944 en France pour une mission importante : organiser des réseaux de renseignements. À Londres, Hessel avait eu pour mission de guider les agents et de les surveiller. Il est ensuite remplacé par un agent qui revenait lui-même de France. Lors de son arrivée sur le territoire français, Hessel s’occupe de postes de radio clandestins alors que ce n’était pas initialement son rôle. Il est même de temps en temps sermonné par son état-major à Londres. Hessel répond dans un de ses télégrammes qu’il prône « la liberté dans le monde clandestin ». Cette réponse est typique de ces hommes qui veulent se défaire du contrôle de l’état-major de Londres et des pesanteurs de la vie sociale. Stéphane Hessel sera finalement arrêté, torturé et déporté. Il survit à la guerre par miracle en prenant l’identité d’un mort.
Quel était le rôle des agents secrets femmes ?
Il y a peu d’informations sur les espionnes mais davantage sur les femmes de la branche Action. Le BCRA commence à recruter des femmes à partir de 1943 au moment où il a besoin de beaucoup d’agents en France. Il avait trop peu d’hommes pour négliger les femmes. Les fonctions qui leur sont confiées sont considérées comme féminines : agents de liaison d’un délégué militaire régional ou opératrice radio clandestine comme Josiane Somers ou Monique Le Bail. Une seule femme va être spécialiste du sabotage. Jeanne Bohec était chimiste dans un laboratoire à Londres qui concevait des explosifs à partir des produits du commerce. Dès 1942, elle demande à partir sur le terrain et un an plus tard, elle est enfin parachutée dans la région d’Alençon et va sillonner la Bretagne pour former des petits groupes de résistants dans l’utilisation du matériel parachuté depuis l’Angleterre. Mais dès le 6 juin 1944, avec l’arrivée en France de commandos en uniforme, Jeanne Bohec est écartée. On lui refuse même le port d’une arme malgré sa formation en Angleterre.
L’apparition du colonel Passy dans son propre rôle dans le film « L’armée des ombres » (1969) est-elle motivée par le souhait de redorer le blason des services secrets de la France libre ?
Je ne pense pas. Le réalisateur Jean-Pierre Melville étant à Londres pendant la Seconde Guerre mondiale était bien documenté sur le sujet et connaissait bien Passy. De plus, le colonel était très crédible dans son propre rôle. Il a l’âge du rôle malgré le fait que le film fut tourné 25 ans après les faits. Pendant la guerre, à 29 ans, Passy était très jeune pour de telles fonctions.
Le BCRA n’a pas de monument consacré à sa mémoire. Comment peut-on expliquer un tel oubli ?
C’est vrai. Alors que la section F du SOE, purement britannique, en a un. C’est lié à l’après-guerre où cela fini mal pour le BCRA avec l’Affaire Passy. En 1946, le colonel est arrêté pour des soupçons de malversations financières. Pendant deux mois, Passy est en prison. Il soupçonne ses gardiens de vouloir l’empoisonner, crie au complot politique et se venge en écrivant ses mémoires. En conséquence, le BCRA vole en éclats. Il y aura une association pour la section Action mais restera faible. Le colonel Passy continuera d’être respecté par ses hommes mais n’est pas très apprécié par les associations de combattants de la France libre. Les mémoires de Passy restent en somme l’unique hommage au BCRA.
Pour en savoir plus :
« Les services secrets du général de Gaulle – Le BCRA (1940-1944) » de Sébastien Albertelli- Perrin 2009 https://www.amazon.fr/services-secrets-g%C3%A9n%C3%A9ral-Gaulle/dp/2262026696
Pour voir le documentaire « Les espions du général de Gaulle » (2020) écrit par Richard Puech et Sébastien Albertelli https://www.france.tv/documentaires/histoire/1748783-les-espions-du-general.html?fbclid=IwAR3jvnFf-RLXZJu_N9JPf6_–YpfB0rMt10xjW0gCS703OLIJI-zEvsF3Zk
« Elles ont suivi de Gaulle » de Sébastien Albertelli- Perrin 2020 https://www.amazon.fr/Elles-suivi-Gaulle-Se%CC%81bastien-Albertelli/dp/2262075883
2ème photo : Maurice Duclos
3ème photo: Le colonel Fourcaud
4ème photo : Poignée de main entre le général Giraud et le général de Gaulle
6ème photo : Jean Moulin
7ème photo : Stéphane Hessel
8ème photo : Jeanne Bohec
9ème photo : Le colonel Passy