« Tous les arts ont produit des merveilles. L’art de gouverner n’a produit que des monstres ». Suite à la Révolution française, Louis-Antoine de Saint-Just a su fasciner tout d’abord pour sa jeunesse, sa radicalité et ses redoutables maximes. Originaire du Nivernais, le plus jeune élu à la Convention est devenu une figure incontournable de la Révolution française. Fidèle compagnon de Maximilien Robespierre, Saint-Just ne pouvait que le suivre à l’échafaud. Pourtant depuis sa mort en 1794, cet archange n’a pas fini de faire parler de lui. Rencontre avec Antoine Boulant, historien, qui vient de publier la biographie « Saint-Just. L’archange de la Révolution » aux éditions Passés composés.  

Pour quelles raisons, selon vous, Saint-Just n’est pas connu des biographes depuis Bernard Vinot en 1985 ?

Depuis la toute première biographie en 1852, il y en a eu une cinquantaine. Cela s’est en effet arrêté après Vinot car celui-ci, historien reconnu, a probablement été considéré comme le biographe définitif. Il avait écrit auparavant sa thèse sur la formation de Saint-Just et a poursuivi avec les éditions Fayard pour écrire une biographie complète. Il y a certes eu depuis quelques livres sur Saint-Just, mais ce sont des biographies très romancées ou très psychologisantes. J’ai eu le sentiment qu’il était pertinent de revisiter le personnage de Saint-Just d’un point de vue documentaire et intellectuel.

Contrairement à Robespierre, à Marat ou à Danton, Saint-Just a grandi dans un environnement rural. Cela a-t-il influencé sa conception politique ?

Certainement. Je n’ai pas fait de prosopographie des conventionnels afin de comparer leur lieu de naissance respectif, mais il est vrai que Robespierre est né à Arras ou Brissot à Chartres… alors que Saint-Just a vécu la majeure partie de son existence dans un environnement rural qui l’a beaucoup influencé. Il a été témoin de la misère paysanne, desBerancourt abus des impôts seigneuriaux, des triages des biens communaux, de la concentration des terres dans les mains des grands propriétaires… Saint-Just a passé toute son enfance dans la Nièvre puis à Bérancourt, dans l’actuel département de l’Aisne, région qui connaissait les disettes et les pluies ravageuses. L’adhésion de Saint-Just à la République reste difficile à dater précisément – très certainement en 1792 – mais on ne peut ignorer le fait que les conditions de vie des paysans l’ont influencé. Il a toujours proclamé son attachement pour les pauvres. En 1794, en tant que député, Saint-Just a fait voter deux décrets – dits décrets de ventôse – prévoyant de céder les biens des contre-révolutionnaires aux patriotes pauvres. C’est un conventionnel qui a clairement une sensibilité envers le malheur des moins aisés, que d’autres ne partageaient pas nécessairement. Beaucoup de députés ne cachaient pas leur mépris ou leur indifférence envers le monde paysan. Pour beaucoup de bourgeois citadins, il s’agissait encore d’un monde à part au XVIIIème siècle. Saint-Just s’est imaginé un monde idéal rempli de petits propriétaires. Dans sa cité rêvée, le monde est peuplé de cultivateurs et de paysans avec des terres ne dépassant pas 300 arpents (« Une charrue, un champ, une chaumière à l’abri du fisc, une famille à l’abri de la lubricité d’un brigand »). Saint-Just idéalise la société paysanne avant les grandes transformations qui affecteront le monde rural au XIXème siècle.  

L’écriture du poème Organt (entre 1783 et 1787) par Saint-Just n’est-elle pas avant tout le reflet d’une époque propice à déstabiliser les puissants en les ridiculisant ?

Ce poème interminable – plus de 7 800 vers – raconte l’histoire d’un chevalier, Antoine Organt, partant à la recherche de son père naturel, archevêque de Reims, et qui croise des héros, des dieux et des êtres surnaturels. Le clergé, les ordres et la cour sont moqués mais il faut rappeler que Saint-Just n’a que 16 ans au moment de commencer l’écriture. Peu de biographes ont compris le texte, n’étant pas historiens des textes littéraires du XVIIIème siècle. D’un point de vue politique, l’œuvre est en revanche intéressante car elle a été relue au moment où Saint-Just est devenu une personnalité importante de la Révolution. L’un de ses adversaires obtiendra même une réimpression, ce qui lui apportera beaucoup de moqueries. Saint-Just sera perçu comme licencieux. Plus jeune, il a fugué à Paris, où il a vraisemblablement fréquenté des prostituées. Saint-Just n’a eu que deux maîtresses durant sa vie, mais il y a peu de traces à ce sujet.

L’Esprit de la Révolution, que Saint-Just a publié en 1791, a plus de sens politique que le poème Organt. Lors de l’arrestation de Saint-Just, un calepin fut trouvé dans sa poche, contenant notamment le récit d’une histoire d’amour impossible entre un homme et sa maîtresse. Il n’est pas impossible que Saint-Just ait été un personnage torturé, voire frustré sur le plan sexuel. L’historien Jules Michelet affirmait qu’il avait un visage androgyne et qu’il aurait pu « passer pour femme » mais je n’ai rien retrouvé de très précis sur ces ambiguïtés.

 Que nous disent les écrits de Saint-Just de leur auteur ?

La littérature saint-justienne est extrêmement diverse. C’est ce qui fait aussi la richesse du personnage. Saint-Just s’est intéressé à l’économie, aux finances, à l’éducation, à l’armée, à l’administration, à la constitution… Dans son essai L’Esprit de la Révolution, Saint-Just est plutôt favorable à la monarchie constitutionnelle comme la grande majorité des futurs conventionnels. Il faut ajouter une vingtaine de discours politiques, notamment contre Louis XVI, contre les Girondins ou contre Danton, et ses arrêtés en tant que membre du membre du Comité de salut public et comme représentant en mission, notamment en Alsace auprès de l’Armée du Rhin. On ne peut résumer Saint-Just à un seul domaine.

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Avez-vous étudié sa signature ?

Sa signature se retrouve au bas de lettres et d’arrêtés conservés aux Archives nationales, à Pierrefitte-sur-Seine. Saint-Just rajoute souvent un E à la fin de son nom, comme s’il se vivait comme l’incarnation de la justice. Une historienne, Sylvie Houbouyan, a conduit une étude graphologique de Saint-Just et a retrouvé dans son écriture les caractères d’un homme sensible à l’injustice et, en même temps, intransigeant et rancunier. Ce qui se recoupe avec de nombreux témoignages de contemporains de Saint-Just.

« On ne peut régner innocemment ». Cette phrase de Saint-Just a-t-elle été si importante dans l’accusation contre Louis XVI ? 

Il a été presque aussi sévère que Robespierre sur la question du jugement du roi. Ayant trahi le peuple,  puis ayant été renversé par lui, Louis XVI ne pouvait être jugé selon l’Incorruptible. Pour Saint-Just, puisque le roi avait usurpé la souveraineté populaire à son profit, il devait subir un procès ne respectant pas les formes ordinaires, mais était déjà condamné de par sa nature même. À partir du moment où le roi s’est extrait du contrat social, et qu’il avait execution-louisimposé sa domination, Louis XVI était condamné par avance. S’adressant aux députés juste après un confrère de Vendée beaucoup plus modéré, Saint-Just a marqué les esprits. Il faut également rappeler qu’il était le plus jeune des députés et qu’il a témoigné d’une grande audace en portant un discours aussi radical vis-à-vis du roi. Plusieurs témoignages relèvent que les députés ont été admiratifs du discours de Saint-Just. Même le girondin Brissot, beaucoup plus modéré, salua le discours.

Concernant ses phrases célèbres, je n’ai jamais retrouvé les maximes « Je ne juge pas, je tue » ou encore « Pas de liberté pour les ennemis de la liberté ». Il était pourtant reconnu pour sa radicalité. J’ai également retrouvé peu de témoignages de contemporains de Saint-Just soulignant son impact politique. Baudot écrit dans ses souvenirs que les pensées de Saint-Just « étaient ridicules à force d’être absurdes ».

Les interventions de Saint-Just aux armées du Nord et du Rhin en tant que représentant en mission ont-elles divisé ?

Tous les historiens – et les contemporains, notamment Carnot qui ne l’aimait guère – ont reconnu que les missions remplies par Saint-Just aux armées ont largement contribué à la victoire.  En revanche, j’ai notamment retrouvé le témoignage du futur maréchal Soult qui déclare que « Saint-Just avait de la chose militaire une présomptueuse ignorance », ce qui est à l’opposé de l’image de Saint-Just perçu comme un expert militaire. A-t-il participé à des batailles ? Seul un conventionnel témoigne que Saint-Just a pris d’assaut une bastide sur son cheval et le sabre à la main. D’autres raconte qu’il était en fait très peureux… Contrairement à beaucoup de biographes enthousiastes de Saint-Just, je suis parti dans l’écriture sans a priori et n’ai pas hésité à souligner ces paradoxes.

Il est certain que Saint-Just a rétabli la discipline militaire et a fait dégrader et fusiller pour l’exemple de nombreux militaires, notamment des officiers comme le général Isambert. Les crimes des condamnés à mort relevaient surtout de la trahison et de l’abandon de poste. La peine de mort n’était pas destinée aux vols par exemple. En tant que représentant du Comité de salut public, Saint-Just était également redouté. Sa mission était d’assurer les conditions de la victoire, d’assurer le ravitaillement, de rétablir l’ordre et de transmettre les instructions de Carnot aux officiers.

Tous les efforts de Saint-Just pour le ravitaillement des troupes ont été impressionnants.  Il a en effet contribué à nourrir des centaines de milliers de soldats en 1793 et 1794. La réquisition des bestiaux, du grain, du fourrage et de la farine fut colossale. On ne peut douter que Saint-Just était un logisticien hors pair.

Quel est le rôle de Saint-Just lors de la bataille de Fleurus le 8 messidor an II (26 juin 1794) ?

Il a participé à des conseils de guerre avec les généraux et les autres représentants en mission afin de coordonner les forces dans l’objectif de rouvrir les portes de la Belgique aux troupes républicaines, mais nous n’avons pas assez de sources pour en savoir beaucoup plus. Le rôle de Saint-Just a certes été important dans cette victoire mais en tant représentant en mission et non en combattant, même si certains contemporains ont affirmé qu’il avait lui-même mené une charge de cavalerie.

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Pourquoi le décret de ventôse an II a-t-il autant marqué les esprits ?

Il y a eu en fait deux décrets (un le 8 et un le 13 ventôse, correspondant au 26 février et au 3 mars 1794) ayant pour objet de séquestrer les biens des ennemis de la Révolution pour les donner aux patriotes nécessiteux. Il faut distinguer les biens de première origine, c’est-à-dire les biens du clergé nationalisés en 1789, de deuxième origine, qui sont les biens des émigrés considérés comme ennemis, enfin les biens de troisième origine des ennemis emprisonnés. Des commissions ont été mises en place pour juger la totalité des détenus des prisons françaises, c’est-à-dire environ 80 000 personnes. Il fallait donc réexaminer tous les dossiers transmis par les comités de surveillance sur l’ensemble du territoire. Le travail était gigantesque, mais sur le plan symbolique, la loi a été longtemps considérée comme la plus audacieuse de la Révolution.

Suite à leur jugement par les commissions, les détenus étaient, soit acquittés – conservant alors leurs biens (en particulier maisons et terres) –, soit déclarés coupables, les biens étant confisqués et les prisonniers étant maintenus en détention jusqu’à leur déportation au retour de la paix. Ceux qui étaient convaincus de crimes graves devaient être renvoyés à Paris devant le Tribunal révolutionnaire. De plus, dans un contexte de faibles moyens logistiques et statistiques en cette fin du XVIIIème siècle, la question était : qu’est-ce qu’un pauvre ? Il n’y avait pas de critère précis pour mesurer la misère. Les situations sociales étaient de plus très mouvantes : vous pouviez  être journalier à un moment puis sans emploi à un autre moment. Ces décrets étaient inapplicables faute de moyens et, avec la chute de Robespierre et de Saint-Just, furent finalement abolis.

 

« Quelqu’un cette nuit a flétri mon cœur », dit Saint-Just lors du 9 thermidor an II (27 juillet 1794), le jour de son exécution. S’est-il senti trahi ?

Saint-Just a tenté d’éviter la crise qui couvait depuis des semaines au sein des comités de gouvernement en réunissant ses collègues lors d’une réunion afin de dénouer le conflit, Robespierre était quant à lui plus intransigeant que Saint-Just. Tous deux étaient des idéalistes dogmatiques qui avaient fini par exaspérer une grande partie de leur entourage (Billaud-Varenne, Collot d’Herbois, Tallien, Barère ou Carnot) en prétendant incarner la Révolution et suscité le culte de l’Être suprême. Robespierre a-t-il tenté de devenir dictateur comme il a été dit après sa mort ? Robespierre et Saint-Just n’avaient aucun contrôle absolu sur les finances, sur les armées et sur la police… Ils avaient certes une immense autorité morale mais ne concentraient pas entre leurs seules mains la totalité du pouvoir.

La chute de Robespierre ne pouvait qu’entraîner celle de Saint-Just. Les deux personnages étaient trop liés. Un conventionnel a écrit que « Robespierre était tout pour Saint-Just ». En 1790, ce dernier  avait écrit à l’Incorruptible pour lui dire qu’il était « le député de l’humanité et de la république ».

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Albert Camus, André Malraux ou encore Marguerite Yourcenar n’ont pas caché une certaine admiration pour Saint-Just. L’archange de la Révolution fut également une figure de l’extrême gauche et de l’extrême droite. Le mythe a-t-il totalement éclipsé le personnage ?

La littérature s’est en effet emparée de Saint-Just. Le mythe a dépassé la réalité. Lorsqu’on lit Lamartine ou Camus, le style reste très littéraire avec les termes de « jeune homme aux mains ensanglantées ». Le surnom « d’archange de la mort » est de Michelet et celui d’« archange de la Terreur » est de Malraux. J’ai préféré le surnom d’« archange de la Révolution » pour cette biographie.

Pendant la Seconde Guerre mondiale, des résistants du réseau Combat ont signé leurs éditoriaux du nom de Saint-Just. De même que l’extrême droite l’a admiré. Pierre Drieu la Rochelle écrit que Saint-Just était « un homme avec qui on pouvait causer ». La jeunesse, la radicalité ou le goût de la chose militaire sont ainsi magnifiés. Les biographies de Saint-Just publiées au XXe siècle sont souvent de véritables hagiographies, sans aucune vision critique. Un historien britannique, Robert Roswell Palmer, a même écrit que si Saint-Just avait survécu, il aurait « étonné le monde ». Sur quels fondements peut-on dire cela ? Saint-Just a fasciné et a progressivement été transformé en icône.

Qu’avez –vous appris de Saint-Just en écrivant sa biographie ?

Je lui porte notamment crédit de ses actions aux armées, mais reste critique sur de nombreux aspects du personnage, notamment à la lumière de témoignages qui jusqu’ici n’avaient pas été suffisamment cités. Je le connaissais finalement assez mal au départ et ne m’attendais pas à découvrir un homme si jeune traitant de sujets aussi complexes et divers, et ayant suscité une telle admiration chez les historiens, les écrivains et les philosophes. Il m’a semblé indispensable de l’aborder de manière dépassionnée afin de ne dissimuler ni ses succès, ni ses échecs.

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Pour en savoir plus :

« Saint-Just. L’archange de la révolution » d’Antoine Boulant – Editions Passés composés 2020 https://www.amazon.fr/Saint-Just-Larchange-R%C3%A9volution-Antoine-Boulant/dp/2379330301

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