« Le crime est quelquefois impuni, mais jamais tranquille. » écrit le philosophe romain Sénèque à son ami Lucilius le Jeune aux alentours de 64 après Jésus-Christ. À travers les siècles et même les millénaires, le crime a accompagné les sociétés humaines. La période du XIXème siècle-début XXème siècle n’est pas une exception. Ville et campagne furent longtemps propices au vol, aux agressions et encore au meurtre. Au lendemain de la révolution française, l’État a dû répondre aux actions de bandes organisées et aux grands criminels. La littérature puis la presse se sont également appropriées les faits divers pour le plus grand plaisir de ses lecteurs.

Dominique Kalifa, professeur à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et spécialiste du crime et de ses représentations au XIXème siècle et au début du XXème siècle, nous éclaire sur cette période

 

 

 

La littérature au XIX-XXème siècles regorge d’ouvrages sur le crime. Cela fascinait-t-il autant que cela terrorisait ?

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C’est très difficile de répondre à une telle question car la fascination ou la terreur sont des sentiments, qui relèvent des personnalités, et ne se décrètent pas. Je ne crois pas cela dit que les lecteurs de la Belle Epoque aient ressenti de véritables peurs, à l’exception peut-être de la séquence des attentats anarchistes, qui ont provoqué une réelle psychose. Mais pour l’essentiel, les femmes et les hommes du tournant du siècle ne me semblent pas avoir été traumatisés ou véritablement hantés par le crime. Qu’il y ait eu exploitation médiatique et politique, c’est certain, et que certaines personnes impressionnables aient pris peur, sans doute, mais de façon très circonscrite et temporaire.

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La presse illustrée a-t-elle renforcé la fascination du crime ?

 

 

 

 

Oui, mais la littérature l’avait devancée  Victor Hugo, Balzac ou encore Eugène Sue. Sans médiatisation d’ailleurs, le crime n’existe pas. Pour qu’il devienne un phénomène social, il faut qu’il soit représenté. La grande presse qui apparaît durant la seconde moitié du XIXème siècle s’est nourrie de grands faits divers criminels, comme l’affaire Troppmann. Les gros titres et les feuilletons se sont multipliés. Les journaux ont été au cœur de l’intérêt public pour le crime mais ce qui survient vers la fin du siècle est la progressive politisation du thème, l’insécurité au sens moderne du terme. L’insécurité a ainsi servi de fonds de commerce à certaines formations politiques. La publication de centaines d’articles et de millions d’exemplaires ne peut pas laisser le monde politique indifférent.   

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Des figures comme celles de Vidocq ou les brigades du Tigre étaient-elles si populaires ?

 

 

 

 

 

La question de la représentation du policier au XIXe siècle est complexe. Les « braves gens » souhaitent bien entendu vivre en sécurité. Mais la police ne jouait pas seulement ce rôle de protecteur. Lorsqu’elle émerge au début du XIXe siècle, la police moderne joue également un rôle de surveillance politique. Vidocq joue sur trois tableaux : la protection, la surveillance et le renseignement politique, la transgression criminelle. N’oublions pas que c’est un ancien escroc, un ancien forçat qui est promu à la tête de la brigade judiciaire. Lui et ses hommes ne sont longtemps que des mouchards appointés. D’où les sentiments très ambigus qu’ils inspirent au public. La population a mis longtemps à accepter et apprécier la police. Sa légitimité publique me semble assez récente. Les romans, mais surtout les films et les séries policières ont joué un rôle majeur à cet égard auprès des citoyens. Mais la méfiance n’est jamais loin, surtout lorsque les policiers sortent, comme cela arrive encore trop fréquemment, du droit chemin.  L’idéal serait bien sûr d’avoir une police exclusivement scientifique ou technique. Nous en sommes encore loin.

 

Lorsque Clemenceau, ministre de l’Intérieur, décide en 1907 de créer les brigades régionales de police mobile, son idée est de bannir toute forme de police politique et de privilégier les moyens techniques et scientifiques modernes pour contrer la criminalité. Mais cela est resté un vœu pieu. Presque d’emblée, ces brigades ont aussi joué un rôle politique, notamment avec le contrôle des nomades. Et leur rôle durant la Seconde Guerre mondiale est plus trouble encore.

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La Caravane à Pépère, les chauffeurs de la Drôme, les chauffeurs d’Orgères,… La campagne était-elle plus dangereuse que la ville ?

 

 

 

 

 

 

C’est ici une question de présence policière. Pendant très longtemps, la campagne est perçue comme plus dangereuse, peuplée de bandits de grand chemin. À partir du XVIIIe siècle, c’est la vilchauffeursle qui est devenue risquée. La police a par conséquent concentré sa surveillance et son contrôle dans les espaces urbains, délaissant les zones rurales. Les gendarmes étaient parfois craints, parfois appréciés, mais souvent perçus comme incapables de lutter contre de vrais criminels. La police parisienne, elle, avait su se moderniser peu à peu, et le rôle du préfet Lépine fut important. Mais avec le manque de coopération entre les différentes polices et le manque de moyens, le monde rural était moins bien défendu. Bien des gens eurent alors le sentiment que la police était impuissante face à quelques bandes dont les exactions furent fortement médiatisées.

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La guerre des polices est-elle à cette époque forte ?

 

 

 

 

 

Il existe en effet des rivalités entre les services, notamment entre la Préfecture de police et la Sûreté générale, parfois également entre les polices municipales et la gendarmerie. Cependant, parler de guerre des polices est un peu fort. La réorganisation générale des services permit aussi de mieux articuler les actions policières. Clemenceau et Célestin Hennion vont se mobiliser pour cela.

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« Chaque pavé de notre bonne ville de Paris est rouge » écrit en 1863 l’historien Firmin Maillard. Haussmann a-t-il achevé le crime de la capitale ?

 

 

 

 

 

Si on en croit les journaux et les auteurs de romans, certainement pas. Mais l’Haussmannisation avait en effet pour objectif de clarifier l’espace urbain. Il fallait l’élargir, mieux l’éclairer et mieux le contrôler. L’opération correspond également à la généralisation des policiers en uniforme. La réforme de 1829 du préfet de Belleyme avait instauré les sergents de ville, mais c’est avec le Second Empire que se généralise et se professionnalise l’activité. L’Haussmannisation a certes apporté un mouvement général mais cela n’a pas suffi à calmer l’inquiétude ou les frayeurs puisque l’époque des plus grandes craintes sont les années 1880-1900.

 

 

 

 

Comment est née la police privée ?

 

 

 

 

 

Il faut en revenir à Vidocq. Voici un personnage qui invente la brigade judiciaire mais qui est aussi aux VIDOCQsources du renseignement privé. Lorsqu’il est « remercié » pour la seconde fois en 1832 par le préfet Gisquet (qui interdit alors de recruter d’anciens repris de justice dans la police parisienne), Vidocq s’installe à son propre compte et crée la première agence de « police privée ». Il y avait eu quelques antécédents, agences d’affaires ou de renseignements,  mais Vidocq donne à l’activité un style policier, « enquêteur ». C’est donc autour de lui que s’organise en France les entreprises de surveillance et de renseignement privé. La fonction prendra le nom anglais de détective à la fin du XIXe siècle lorsque les figures de Sherlock Holmes ou de Nick Carter deviendront populaires.

 

 

 

 

 

 

Les Apaches représentaient-ils la peur de la jeunesse, la crainte de la périphérie ?

 

 

 

 

 

 

Il a toujours existé à Paris des bandes de jeunes délinquants. L’adolescence est un moment difficile dans la vie surtout lorsqu’on est issu de milieux sociaux précaires. Hier comme aujourd’hui, c’est un moment délicat. Les plus vulnérables d’entre eux peuvent en effet verser dans la délinquance. Ce qui est particulier avec les Apaches, c’est l’extrême médiatisation du phénomène. Ce sont les journaux qui leur ont donné ce nom.

 

 

 

 

Il est dit que les Apaches auraient disparus pendant la Grande Guerre…

 

 

 

 

 

Ce n’est pas complètement vrai. Lorsqu’on lit les journaux des années 1920, on remarque qu’on y parle encore d’Apaches. Le phénomène a perdu de sa superbe, mais ces bandes perdurent au moins jusque dans les années 1930.

 

 

 

 

 

 

Corses, Belges, Italiens, nomades… Le banditisme a-t-il augmenté la xénophobie en France ?

 

 

 

 

 

 

On a toujours accusé les derniers venus, les « étrangers », d’être les fauteurs de troubles. Ce qui n’est pas une idée juste. Si l’on étudie avec précision l’origine géographique des condamnés, on constate que les « déracinés » ne sont pas plus criminels que les natifs, et souvent moins. Ceux qui migrent dépensent beaucoup d’énergie, et souvent d’argent, pour s’installer. Ils sont animés d’un projet de vie et de travail, la délinquance n’est jamais leur choix. En revanche, c’est avec les deuxième et troisième générations qu’il peut y avoir plus de rapports avec la délinquance.

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Face aux faits divers sordides, aux phénomènes de violence, la peine de mort était-elle la réponse systématique ?

 

 

 

 

 

Croire à l’efficacité ou à l’exemplarité de la peine de mort est une illusion. Le XIXe siècle a été marqué par une décrue progressive du recours à la peine de mort, par une justice plus humaine et tolérante : circonstances atténuantes en 1832, sursis en 1891, croissance des grâces et des amnisties, et la courbe des homicides a pourtant beaucoup décliné. Seule ombre au tableau, la honte de la transportation (envoi dans les bagnes coloniaux des condamnés aux travaux forcés, qui affectent 100 000 condamnés au total) ou l’injustice de la relégation, qui éloigne à vie de la métropole les petits voleurs récidivistes. Ces mesures-là furent la honte de la République.

 

 

 

 

 

Un code d’honneur des bandits a-t-il vraiment existé ?

 

 

 

 

 

La société délinquante est extrêmement normée et très conservatrice. En prison, en plus de la loi de l’État, il y a la loi des prisonniers, celle du plus fort. Le monde du crime est organisé avec ses règles et ses chefs. Peut-on parler d’honneur ? Je ne crois pas même si « balancer » est un crime dans le monde des truands. Des règles, des normes, mais comment parler d’honneur quand la violence, l’appât du gain et l’exploitation des femmes sont générales ?

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Pour en savoir plus :

« Atlas du crime à Paris : du Moyen-Age à nos jours » de Dominique Kalifa et Jean-Claude Farcy – Parigramme 2015 https://www.amazon.fr/Atlas-du-crime-%C3%A0-Paris/dp/284096872X

« Les bas-fonds. Histoire d’un imaginaire » Seuil 2013 https://www.amazon.fr/Bas-fonds-Histoire-dun-imaginaire/dp/2020967626/ref=sr_1_4?qid=1580725887&refinements=p_27%3ADominique+Kalifa&s=books&sr=1-4&text=Dominique+Kalifa

« Le commissaire de police au XIXème siècle » Sous la direction de Dominique Kalifa et de Pierre Karila-Cohen – Publications de la Sorbonne 2008 https://www.amazon.fr/commissaire-police-XIXe-si%C3%A8cle/dp/2859445951/ref=sr_1_7?qid=1580726116&refinements=p_27%3ADominique+Kalifa&s=books&sr=1-7&text=Dominique+Kalifa

« Crime et culture au XIXème siècle » de Dominique Kalifa – Perrin 2002 https://www.amazon.fr/Crime-culture-au-XIXe-si%C3%A8cle/dp/2262020124

« L’encre et le sang : Récits de crime et société à la Belle époque » de Dominique Kalifa- Fayard 1995 https://www.amazon.fr/Lencre-sang-R%C3%A9cits-crimes-soci%C3%A9t%C3%A9/dp/2213595135/ref=sr_1_11?qid=1580726021&refinements=p_27%3ADominique+Kalifa&s=books&sr=1-11&text=Dominique+Kalifa

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