Godzilla (ou Gojira en Japonais) est une figure incontournable du cinéma d’après-guerre. Dès 1954, la créature gigantesque révolutionne le genre kaijū eiga (les films de monstres japonais) avec son premier film réalisé par Ishirō Honda. Depuis, Godzilla occupe les écrans de cinéma nippons et a même séduit Hollywood depuis les années 90. Bien plus qu’un acteur dans une combinaison détruisant des maquettes, le monstre né des essais atomiques des Américains est aussi le reflet du Japon d’après-guerre tourmenté par son avenir et se rappelant des monstres de sa mythologie.

Alain Vézina, professeur de cinéma au Cégep de Saint-Jérôme (Québec), nous fait l’autopsie de ce Godzilla, roi des kaijū.

.
.
.
.

Avant le kaijū eiga, les monstres géants peuplaient-ils déjà les histoires du Japon ?

.
.
.
.

La mythologie japonaise abonde en créatures géantes pouvant s’apparenter aux monstres du cinéma nippon. À partir du XVIIIe siècle, la croyance populaire attribue la cause des séismes au namazu, un poisson-chat géant vivant sous l’archipel. On peut aussi évoquer les onis, des démons à cornes souvent dépeints comme des géants. Plusieurs héros mythiques ont aussi affronté des créatures gigantesques. Susano-wo, le dieu de la tempête exilé sur terre, dépèce un dragon à huit têtes dont la taille s’étend sur huit vallées et huit NEW YORKcollines ! Il y a aussi la déesse Benten qui épouse un dragon énorme qui peut se mouvoir dans l’eau et sur la terre ferme, comme Godzilla. Pendant la guerre, en 1943, un manga de propagande anti-américaine de Ryuichi Yokoyama montre un robot géant détruire New York. Qu’il s’agisse de dragons surgissant des océans ou pourvus de plusieurs têtes ou encore de colosses d’aciers, nous pouvons considérer tous ces personnages comme de lointains avatars des kaiju ou des mecha, robots géants à forme humaine.

.
.
.
.

Que nous dit Godzilla, monstre réveillé par les essais nucléaires américains dans le Pacifique, de la société japonaise d’après-guerre ?

.
.
.
.

Le tableau apocalyptique d’Hiroshima et de Nagasaki évoque celui de la majorité des grandes villes du Japon qui furent impitoyablement pilonnées par des bombes conventionnelles avant l’emploi du feu nucléaire. Mais aux ravages causés par cette arme nouvelle s’ajoute une effrayante caractéristique qui lui est spécifique : la radioactivité. La bombe atomique continue à tuer des jours, voire des années après son emploi chez ceux qui ont été exposés à son rayonnement. De fait, même si le premier film de 1954 comporte son lot de réminiscences des catastrophes d’Hiroshima et de Nagasaki, Godzilla doit davantage sa naissance à un autre événement tragique : l’exposition d’un thonier japonais, le Dragon chanceux no 5, à des retombées radioactives provoquées par l’essai d’une bombe H américaine dans le Pacifique en mars 1954. L’un des membres d’équipage succombe à cette irradiation quelques mois plus tard. L’incident provoque un vif émoi au Japon. En mai de la même année, une pétition japonaise demandant l’abolition des tests nucléaires recueille 30 millions de signatures !  La fin de l’occupation et de la censure américaines en 1952 permet également la diffusion des terribles images des victimes des bombardements atomiques. Le devoir de mémoire s’impose de plus en plus comme en témoigne l’ouverture du parc du Mémorial de la Paix d’Hiroshima en avril 1954. Donc, quand Godzilla apparaît sur les écrans nippons en novembre de la même année, il s’inscrit dans tout un contexte de dénonciation du péril atomique.

.
.
.
.

fuku

[Ce montage montre une image tirée du premier Godzilla tandis que l’autre est une photo de la tragédie de la centrale nucléaire de Fukushima en 2011].

.
.
.
.

Quelle est la place des humains dans le kaijū eiga (êtres minuscules face aux monstres) ?

.
.
.
.

Ils incarnent l’humilité face à des forces qui les dépassent, qu’elles soient naturelles (les monstres provoquent des dégâts similaires à ceux causés par des cataclysmes naturels – séismes, typhons, tsunamis – plus fréquents au Japon) ou issues d’une découverte scientifique hors de contrôle. Bien sûr, l’Homme, par nature arrogant, essaie de maîtriser ces forces en déployant tout son arsenal militaire et technologique (en dépit de sa constitution pacifiste, le Japon possède depuis 1954 des forces militaires dites « d’autodéfense »). Mais, surclassé, l’Homme doit s’avouer vaincu et comprendre que la présence de ces créatures gigantesques s’explique par sa dangereuse propension à transgresser l’ordre naturel. Ces kaiju constituent des avertissements motivés par un usage néfaste de la science ou de tout autre action ou événement qui, souvent, constitue un reflet des anxiétés du peuple japonais. Citons pour mémoire la pollution industrielle, conséquence du miracle économique, qui s’incarne en 1971 dans la figure du monstre Hedorah (Godzilla vs. The Smog Monster), les débats et appréhensions suscités par un possible réarmement du Japon (plusieurs films de Godzilla du début des années 2000 comportent des accents néo-nationalistes et font l’apologie d’une intensification du dispositif militaire) ou encore des gestions de crise défaillante suite à une catastrophe comme nous le rappelle le récent Shin Godzilla et ses nombreuses références au tsunami de 2011.

.
.
.
.

Face aux nombreuses colères de tous ces kaijū, il y a Mothra, un des rares monstres qui soit bienveillant dans le bestiaire de Toho. Mais est-il le plus populaire ?

 

 

 

C’est un monstre qui figure en tête de liste des favoris parmi les kaiju. Cette larve ou papillon géant apparaît dans 14 films, incluant la dernière mouture américaine. Il est même devenu momentanément le successeur de Godzilla entre 1996 et 1998 avec la trilogie Rebirth of Mothra alors que la Toho avait interrompu la production des films de Godzilla afin de laisser le champ libre aux Américains avec leur adaptation réalisée par Roland Emmerich. Toutefois, à la MOTHRAmême époque, Mothra est beaucoup moins populaire aux États-Unis, à tel point que la compagnie de jouets Trendmasters interrompt la production de sa figurine. Quand le premier Mothra prend l’affiche en 1961, force est d’admettre que ce monstre se distingue de ses prédécesseurs tels Godzilla, Rodan ou Varan. Bien qu’il sème le chaos et la destruction sur son passage, à l’instar de ses congénères, la véritable figure négative du film est Nelson, un individu sans scrupules qui a kidnappé les minuscules prêtresses de l’île de Mothra afin de les exhiber en spectacle. Le monstre veut tout simplement les libérer alors que Nelson s’y refuse en dépit des ravages provoqués par la mite géante. Il tient à ses juteux profits, peu importe les conséquences.  Ce capitalisme immoral, corolaire potentiel de l’ascension économique du Japon dans les années 1960, doit être puni et l’action de Mothra en devient légitime. Le sentiment maternel manifesté par Mothra, tant à l’endroit des prêtresses ou de sa progéniture dans Mothra contre Godzilla (1964), où il défend le Japon contre Godzilla, en font une créature plus anthropomorphique et jouissant ainsi d’un statut particulier dans l’univers du kaiju eiga.

.
.
.
.

En 1962, Godzilla affronte King Kong, créature du cinéma américain. Y’a-t-il un sentiment nationaliste japonais chez Godzilla ?

 

 

 

En fait, je ne crois pas que ce sentiment nationaliste soit très prégnant dans King Kong contre Godzilla en dépit du fait que le film oppose des monstres respectivement et culturellement emblématiques de deux pays entretenant des rapports historiques complexes. Il ne faut pas oublier que ce film est né suite à une proposition faite à la Toho par John Beck, un producteur américain. En réalité, Beck tentait de vendre un pitch qui n’avait pas trouvé preneur aux États-Unis : un combat entre King Kong et Prometheus, un monstre géant inspiré de celui deKK VS GODZILLA Frankenstein (une idée initialement proposée à Beck par Willis O’Brien, le technicien qui avait animé King Kong dans le film original de 1933). La Toho se montra intéressée à la condition que King Kong se mesure à leur monstre, c’est-à-dire Godzilla. Le film remporta un succès fracassant au Japon et connut une carrière prolifique aux États-Unis. C’est véritablement ce film qui fit de Godzilla une vedette planétaire, bien qu’il s’agisse d’une œuvre de loin inférieure aux deux premiers opus de la saga. Le succès fut tel que la Toho comprit à quel point leur saurien atomique était une franchise lucrative (en stagnation depuis 1955, aucun autre film n’ayant été produit depuis Le retour de Godzilla) et le kaiju eiga s’est dès lors enrichi d’une multitude de films mettant en scène Godzilla et de nouveaux monstres, films produits par la Toho ou par des studio rivaux, parfois même co-produits avec des sociétés américaines comme American International Pictures.

Donc, je vois davantage King Kong contre Godzilla comme un formidable coup de marketing, un film calibré pour générer un immense succès (sans compter qu’il s’agit du premier film de Godzilla tourné en couleur et en cinémascope!) en lieu et place d’une métaphore d’un duel Japon contre États-Unis. À mon avis, Godzilla devient une figure nationaliste à partir du moment où il se mue en défenseur du Japon dans le dénouement de Ghidorah, the Three-Headed Monster (1964). Avec ce film, il n’est plus la menace nucléaire s’abattant sur le pays mais le défenseur de sa nouvelle prospérité économique d’après-guerre.

 

 

 

Pulgasari et Yongary, respectivement les monstres du cinéma nord-coréen et sud-coréen sont des inspirations du kaijū eiga. Sont-ils des copies ou ont-ils d’autres messages ?

.
.
.
.

Yongary est un simple épigone de Godzilla destiné à profiter de l’engouement pour le genre. Le cas de Pulgasari est sans doute plus particulier. Il fut produit par Kim Jong-il. Certes, on sait que le dictateur était féru de cinéma et qu’il nourrissait l’ambition de créer de grands films nord-coréens pour pénétrer le marché international. À ses yeux, le cinéma pouvait devenir non seulement un levier économique mais aussi une formidable et prestigieuse vitrine sur ce qu’il souhaitait montrer du régime. Et pour Pulgasari, notre despote ne lésina pas sur les moyens. En plus d’y injecter un budget faramineux, il se tourna vers la nation historiquement détestée, le Japon, et s’octroya les services de techniciens de la Toho. Le film fut réalisé par Shin Sang-ok, un sud-coréen kidnappé par le régime et contraint d’y tourner des films ! Pulgasari, bien que maladroit dans son exécution, n’en comporte pas moins une dimension métaphorique en montrant une créature géante se ranger aux côtés d’un peuple de paysans afin de vaincre un despote cruel et cupide. Le film narre en filigrane la lutte contre la dictature capitaliste et le spectateur nord-coréen peut y voir sans peine la réactualisation fantasmée de la libération du pays de l’impérialisme par Kim Il-sung, père de Kim Jong-il. Or, et c’est assez ironique, un spectateur étranger peut au contraire y voir une allégorie du régime actuel de la Corée du Nord, d’autant plus que le monstre se retourne contre les paysans une fois le tyran vaincu.

.
.
.
.

pulgasari-span

.
.
.
.

Godzilla est-il resté le même avec les adaptations du cinéma hollywoodien ?

 

.

Pas du tout. L’adaptation de 1998 n’a strictement rien à voir avec Godzilla. Certes, le film met en scène un reptile géant dont le réveil et le gigantisme sont causés par les essais nucléaires français de Mururoa, mais nous sommes loin du climat de cauchemar et de l’émotion du film de 1954. Le monstre froussard d’Emmerich préfère se cacher (en dépit de sa taille), pond des œufs et peine à rattraper une voiture ! La version de Gareth Edwards tente de revenir aux sources du personnage avec plus ou moins de bonheur. On y apprend que Godzilla existait dès la préhistoire sous sa forme de bête atomique et qu’un sous-marin nucléaire l’a malencontreusement réveillé en 1954. Une telle origine évacue toute la portée accusatrice du film original de 1954 dans lequel Godzilla est un saurien transformé en menace nucléaire par la faute des hommes (et plus précisément des Américains avec leurs tests dans le Pacifique). Et le dernier film est à mes yeux un lamentable échec. Un scénario bâclé, des personnages inconsistants aux motivations aussi invraisemblables que ridicules, des monstres sans personnalité, des scènes de combat qui n’ont rien d’épique et dont le découpage frénétique et l’éclairage sombre rendent parfois confuses, bref une déception aussi énorme que pouvaient l’être les attentes. L’un des problèmes avec ce nouveau Godzilla réside dans l’amoralisme du propos et c’est là un trait typique des blockbusters américains et de l’idéologie guerrière des États-Unis. Dès qu’une arme apocalyptique est disponible, on l’utilise sans se poser de questions. Quand les militaires ont recours au destructeur d’oxygène, personne ne soulève de questionnement éthique (contrairement à Serizawa dans le film de 1954). Quand ils utilisent le nucléaire pour tirer Godzilla de sa léthargie, personne ne remet en question ce choix. Oui, ils ont besoin de Godzilla pour vaincre King Ghidorah, mais Godzilla vs. King Ghidorah (1991) présente une situation narrative similaire et même si les Japonais font le même choix, il y a au moins un questionnement avant que Shindo envoie son sous-marin nucléaire irradier Godzilla. Et Shindo est puni quelques scènes plus tard quand Godzilla le tue (un face à face tellement symbolique et dramatique, une scène fantastique). Ce nouveau Godzilla américain ne tient absolument pas compte de toute l’ambivalence liée à l’usage de la puissance nucléaire.

.
.
.
.

KING OF MONSTERS. USA

.
.
.
.

Pour en savoir plus :

Le livre d’Alain Vezina : « Godzilla une métaphore du Japon d’après-guerre » https://livre.fnac.com/a7251957/Alain-Vezina-Godzilla?fbclid=IwAR0jlR2yl2PU2-q8_JcFbdWOZWFT7lWt0WTXUo0WnynWYNUhtqriUPHTG28#omnsearchpos=1

PARTAGER