A-t-on tout écrit au sujet du nazisme ? Malgré la multitude des sources écrites ou encore des films, le National-socialisme a-t-il encore des parts de mystères à éclaircir ? Cet anti-sémitisme conçu et nourri par le Reichsführer Adolf Hitler, est-il mort le 8 mai 1945 ?
Docteur en histoire de l’université de Grenoble-Alpes et spécialiste de l’Allemagne nazie et de ses représentations, Frédéric Sallée vient de publier son « Anatomie du nazisme » afin d’apporter de nouvelles réflexions sur l’idéologie du IIIème Reich, ce Reich qui devait durer « mille ans ».
Que peut-on encore découvrir sur le nazisme ?
Beaucoup a été écrit sur le nazisme, si bien que l’impression de satiété l’emporte parfois, avec cette impression que plus rien ne peut être découvert. Malgré la contemporanéité du sujet, le nazisme est l’un des « objets d’histoire » sur lequel les historiens ont le plus travaillé (plus de 37 000 ouvrages uniquement en langue allemande recensés en 2000). De fait, l’opinion publique, abreuvée par la vulgarisation scientifique de tout bords (documentaires télévisés récurrents, littérature grise des années 1970 tournant au sensationnel, multiplication des analogies dans le débat public), croit savoir. Cette impression de l’omniscience est renforcée par l’incarnation symbolique de l’horreur conférée au nazisme depuis la Shoah. Découvrir est l’une des parties du travail de l’historien mais elle n’est pas la seule. L’interprétation des archives en est une toute aussi importante. Une part essentielle de l’histoire du nazisme s’est écrite dans un contexte de guerre froide et fut, de fait, politisée. Il convient désormais de tendre vers l’objectivité. Là est le principal enjeu. Il est temps de redécouvrir le nazisme, et de mettre définitivement sous le boisseau son cortège de poncifs et d’idées reçues.
Le nazisme rejette-t-il totalement le passé ou y puise-t-il des influences ?
La question de la modernité du nazisme est aujourd’hui une réflexion majeure de l’historiographie. Le nazisme est lui-même né dans un contexte de crise de la modernité, d’une remise en cause métaphysique du sens de la vie, du progrès et de la civilisation dans une sortie de guerre traumatique et mortifère pour l’Allemagne des années 1918-1919. Le passé n’est pas rejeté car il constitue pour Hitler un socle dans lequel il entend inscrire le nazisme dans le temps long de l’Allemagne. A ce titre, le passé doit être glorifié dans sa logique de « vision du monde » afin de solidifier le présent et augurer d’un futur des temps messianiques. Ainsi, le nazisme puise des influences dans le passé glorieux pour légitimer son action. A titre d’exemple, le Lebesnraum, théorie de « l’espace de survie », s’ancre dans le Drang nach Osten, cette « voie vers l’Est » médiévale des chevaliers teutoniques. Le passé jugé infamant a, quant à lui, vocation à être rayé de l’histoire, à l’image de 1789, n’étant aux yeux des nazis qu’un épiphénomène face à la véritable révolution, celle de 1933.
Le nazisme a su séduire de nombreuses classes de la société allemande, des personnes issues de la gauche comme d’autres issus de la droite. Le conflit interne entre le nationalisme et le socialisme a-t-il vraiment existé ?
La force du nazisme a été d’avoir su agréger à lui toutes les craintes inhérentes à la société allemande, partagées par la droite comme par la gauche. Les travaux de sociologie politique menés en Allemagne dans les années 1970 ont permis de décomposer une carte précise de l’adhésion au nazisme : la majorité est ouvrière (30%), puis ce qu’il conviendrait d’appeler aujourd’hui les classes moyennes (employés, travailleurs indépendants, fonctionnaires et agriculteurs). L’adhésion est beaucoup moins prononcée chez les étudiants et chez les retraités (nostalgie du Reich wilhelminien). Si le nazisme a, dans une stratégie opportuniste, su conquérir une large audience, le conflit interne au sein du parti n’en reste pas moins une réalité. L’ « aile gauche » du parti, incarnée par Gregor Strasser, est rapidement désavouée par Hitler qui profita des assassinats établis durant la « nuit des longs couteaux » pour non seulement épurer la SA mais également une certaine partie de l’élite du NSDAP souhaitant donner un volet social autour d’une réadaptation des 25 points du parti qui n’a jamais eu lieu.
Le nazisme a-t-il été facilement accepté par les autres fascismes européens ?
Dans les premiers temps (années 1920), le nazisme a pu soulever des interrogations au sein des mouvements fascistes européens. Cependant, il fut non seulement accepté mais inspirant pour ses voisins. Si le voyage de Mussolini en Allemagne à l’automne 1937 est l’aspect le plus connu de cette acceptation manifeste du nazisme, l’intérêt de Léon Degrelle, leader de Rex en Belgique, Vidkun Quisling en Norvège, Oswald Mosley et la British Union of Fascists au Royaume-Uni ou Ferenc Szalasi et les Croix fléchées en Hongrie est tout aussi prégnant. Les mouvements fascistes d’Europe convergent de manière magnétique en Allemagne durant les années 1930 pour rechercher des méthodes, des discours et des politiques répressives capables d’être appliquées dans leur pays d’origine. L’Allemagne nazie devient zénithale dans le concert des fascismes européens, irradiée par la capacité de relèvement d’une nation mise à mal par le traité de Versailles. Il n’y a pas de concurrence des fascismes mais, au contraire, le souhait de récupérer des aspects du nazisme pouvant être assimilés.
Le nazisme était avant tout un mouvement de contestation et d’opposition contre la République de Weimar. Comment a-t-il réussi sa mue pour devenir un parti en quête du pouvoir ?
Le nazisme s’est nourri de cette force de contestation et d’opposition à la République de Weimar pour prospérer. De ce rejet du régime républicain est née sa capacité à conquérir les masses face à une gauche au pouvoir incapable d’endiguer la montée électorale du NSDAP. Les premiers succès électoraux datent de septembre 1930 (18,3% et 6 300 000 voix) et se voient confirmer lors de la victoire de l’été 1932 (37,3%), puis novembre 1932 (33,1%). L’éclatement des gauches (socialistes du SPD et communistes du KPD) a favorisé un tel score en 1932. Le succès s’explique aussi par le délitement du régime républicain, fragilisé par le climat de violences entre l’extrême-gauche et l’extrême-droite et renforçant l’image d’une République incapable d’assoir son autorité et dont l’impéritie constitutionnelle est de plus en plus visible aux yeux de l’opinion.
Une idée reçue classique d’une mue du parti en force crédible de gouvernement tient dans son financement par le grand patronat. L’anticommunisme affiché du nazisme aurait ainsi été une clé d’explication en ciblant une collusion de fait avec les milieux d’affaires. Or, le parti nazi se déploie sur les deux sphères : l’anticommunisme et l’anticapitalisme.
L’exemple de la réunion entre Hitler et une centaine de dirigeants allemands en janvier 1932, vient incarner cette alliance. A cette date, le parti nazi est déjà structuré et organisé, et fort de plus de 6 300 000 voix aux élections législatives de septembre 1930. De plus, les classes dirigeantes se raviseront durant l’année 1932 en annonçant leur inquiétude auprès d’Hindenburg vis-à-vis de la figure d’Hitler (mise à disposition de la Deutsche Allgemeine Zeitung, principal quotidien, pour faire barrage à Hitler). En somme, Hitler est davantage un « dernier espoir plutôt qu’un premier choix » pour les classes dirigeantes. La mue s’est produite en interne, en saisissant les opportunités électorales qui s’offrait au NSDAP au regard du paysage politique weimarien des années 1930-1932.
Quelle est la relation du nazisme avec les religions ?
Dans une Allemagne profondément luthérienne, la relation est complexe et plurivoque. Il convient de lire le rapport du nazisme aux religions, et en premier au christianisme, en abordant une analyse chronologique du couple. Dans les années 1920, et dans Mein Kampf notamment, Hitler envisage un « christianisme positif », ne pouvant trouver un accomplissement total, national et exclusif qu’en Allemagne, en dépossédant le « christianisme négatif » partagé jusque-là, héritier d’un judaïsme viciant par nature la chrétienté. L’accession au pouvoir des nazis permet le passage à l’acte. Les premiers mois de 1933 sont l’occasion d’un Kirchenkampf, d’une lutte des Eglises, entre les protestants et les « Chrétiens allemands », mouvement raciste au sein du NSDAP. Cette lutte permet de mettre en évidence l’existence de poches de résistance dès le début 1933 au sein de l’Eglise protestante. La relation entre le nazisme et le catholicisme, elle, se confronte à la signature du Concordat de 1933 entre Pie XI et Hitler, permettant une sécurité relative aux catholiques d’Allemagne.
La conférence de Wannsee du 20 janvier 1942 met en place « la Solution finale à la question juive ». Était-ce une suite logique de la conception du nazisme en 1920 ?
Beaucoup l’ont cru, historiens compris, jusqu’à la fin des années 1980 et la « querelle des historiens » opposant les intentionnalistes et les fonctionnalistes. Dans le sillage de l’historien allemand Ernst Nolte, un courant de pensée (les intentionnalistes) ont fait de la mise en place du génocide (antérieure à Wannsee et perceptible dès l’été 1941 sur le front de l’Est lors des assassinats perpétrés par les Einsatzguppen) la suite logique des intentions premières d’Hitler dès la fondation du parti. L’antisémitisme théorisé dans Mein Kampf porterait en germes le passage à l’acte génocidaire. La réalité est, à tout le moins, plus complexe. Le déclenchement du génocide ne réside non pas dans une suite logique de pensée (les politiques répressives antisémites étaient davantage centrées sur l’émigration que sur l’extermination dans les années 1920-1930) mais dans l’existence d’un « emballement » (terme emprunté à l’historien Philippe Burrin) indissociable du contexte guerrier et de la rupture du pacte germano-soviétique.
Comment le parti nazi a-t-il pu fonctionner pendant la guerre où la société allemande entière fut mobilisée ?
Pendant la guerre, le parti nazi est déjà fort d’une société allemande « mise au pas », du nom des lois de la Gleichschaltung du printemps 1933, réorganisant la société allemande autour d’une vision communautaire (la Volksgemeinschaft) totalement remaniée dans la sphère artistique, culturelle, judiciaire, confessionnelle ou encore politique et syndicale. Jusqu’en 1935, c’est l’intégralité de l’armée qui est restructurée. La « Bannière d’Empire », forte de plus de 3 millions de membres est purement et simplement supprimée et les anciens membres des Corps-Francs de 1918-1919 intégrés à la SA ou interdits. Ainsi, durant la guerre, l’intégralité de la société civile comme militaire est sous le joug du parti. La distinction entre Parti et État est inopérant et la perméabilité de la distinction s’avère totale. En s’attachant dans les années 1933-1935 à façonner une Volksgemeinschaft, puis en la consolidant durant les années 1935-1938 par des politiques répressives antisémites renforçant le sentiment d’appartenance communautaire, le nazisme a su créér les conditions d’une mobilisation totale de sa société durant la guerre, dans laquelle le Parti est devenu le référentiel incontestable et incontesté.
Le néo-nazisme est-il une copie du nazisme ou existe-t-il tout de même de nouvelles conceptions ?
Dans l’imaginaire commun -et par la construction même du néologisme-, le néo-nazisme est une résurgence, voire le double mimétique du nazisme. Or, si la part de nostalgie d’un Troisième Reich fantasmé existe, la réalité du néo-nazisme en Europe ou aux Etats-Unis est avant tout articulée autour de la conception du suprématisme. Là où le nazisme érigeait l’antisémitisme en « conception du monde », les mouvements néo-nazis font la part belle à la toute puissance de l’homme blanc. Le Juif n’est plus l’unique cible obsessionnelle mais est intégré à un panel plus large de minorités à exclure : populations noires, métissées, asiatiques. L’inquiétude autour de ces mouvements fut ravivée à l’occasion des manifestations de Chemnitz, où la conception suprématiste du monde s’est amalgamée au retour de slogans « National-Sozialismus », héritiers directs du nazisme. Le nazisme n’est pas mort dans le bunker avec Hitler. Il est autant de rhizomes sur lequel le néo-nazisme, la xénophobie et l’antisémitisme actuels sont les tiges visibles.
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