Né en 1938 sous le trait du Français Rob-Vel, Spirou survit tant bien que mal durant la Seconde Guerre mondiale. C’est en 1946 qu’André Franquin devient le nouveau dessinateur du groom du Moustic-Hôtel. Un cap est franchi au sein du Journal de Spirou. Au fil du temps, l’artiste belge s’approprie l’univers de Spirou pour en faire une bande dessinée plus personnelle et humaniste. Les histoires et le dessin de Franquin restent encore de nos jours des références incontournables.

L’Intégrale « Spirou…et Fantasio – 1946-1950 » (Editions Dupuis – 2025) est une véritable prouesse sur le plan de la restauration. 80 ans plus tard, les planches, les cases et les couleurs d’origine reprennent vie. C’est également une occasion d’étudier le prologue de Spirou et d’André Franquin.

Entretien avec David Amram, Directeur éditorial de l’ouvrage, et Elric Dufau-Harpignies, dessinateur des aventures de Spirou et Fantasio.

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Restauration des planches, restauration des films (quand les planches n’étaient plus disponibles), remise en couleur des planches selon les indications de Franquin et selon la mise en couleur de la première publication. Y a-t-il eu quelques surprises, un meilleur aperçu du style de Franquin ?

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David Amram :  Oui, cette restauration a été surprenante à plus d’un titre. Regarder les originaux de près a d’abord révélé à quel point les films utilisés pour les albums jusqu’à aujourd’hui étaient infidèles au trait de Franquin : il y avait de nombreux traits qui étaient effacés et même des choses qui ont été maladroitement ajoutées par l’éditeur de l’époque. C’était une des premières surprises de cette restauration. 

Le travail sur la couleur a été également très intéressant. Comme ces planches avaient été remises en couleur dans les années 1970 et 1990 sans suivre les indications d’origine de l’auteur, il a fallu retrouver ces intentions premières et l’esprit des couleurs de l’époque. En comparaison aux versions recolorisées, les indications de Franquin témoignaient de choix audacieux et subtils, et cela a été un plaisir de les découvrir progressivement.   

© Dupuis

L’ampleur de la tâche s’est révélée peu à peu. Heureusement, j’ai bénéficié des conseils avisés d’Isabelle Franquin et de Fred Jannin à chaque étape, que ce soit pour le texte du dossier, la restauration du trait, ou la nouvelle mise en couleur. En cours de route, j’ai fini par être aidé sur la restauration et les couleurs par Elric Dufau-Harpignies (dessinateur de l’aventure de Spirou, « La Baie des cochons » ), puis, face à la charge de travail et aux délais, Otto Bogart (lui aussi auteur, illustrateur) et Anya Amosova (graphiste et coloriste) sont venus compléter l’équipe.
Nous avons tous été fascinés par la façon dont Franquin fait preuve à ses débuts d’une grande liberté dans son trait, au fil des histoires réunies dans cette intégrale « Spirou…et Fantasio 1946-1950 ». Il hérite de Jijé ce rapport libre au dessin, mêlant caricatures, semi-réalisme et dessin d’humour. Cette liberté est aussi due au fait que ces planches étaient pensées avant tout pour paraître dans le Journal de Spirou, chaque semaine, et qu’elles étaient improvisées. On a donc tenté de restituer la dimension feuilletonesque de ces histoires. La mise en couleur, elle aussi, témoigne de ces fluctuations propres aux débuts de l’auteur. Par exemple, la coupe de cheveux de Fantasio a longtemps été très changeante d’une semaine à l’autre, passant d’un crâne quasi-chauve à une chevelure plus étoffée autour des oreilles. Cet aspect-là avait été gommé par les mises en couleurs des années 1990, en colorant le crane de Fantasio en jaune, y compris lorsque ses cheveux n’étaient pas représentés. Globalement, on a pris le parti de ne pas suivre ces homogénéisations, afin de restituer quelque chose des fluctuations des choix de l’époque.      

Elric Dufau-Harpignies : J’avais lu les premières aventures de Spirou il y a quelques années. J’en gardais l’impression d’un dessin assez primitif. En m’y replongeant, j’ai trouvé son dessin hyper intéressant, finalement très élaboré. Franquin cherchait son style durant cette période et l’intégrale montre qu’entre 1946 et 1950, il passe par une évolution très rapide. Avec la restauration, et le fait de me retrouver devant des cases zoomées à 400%, j’ai pu constater que Franquin possédait déjà une grande rigueur. Ses planches étaient très précises.
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La rencontre Spirou-Franquin était-elle évidente ?

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David Amram : Non, d’une certaine façon, c’est une rencontre accidentelle. Franquin ne se destinait pas spécifiquement à faire de la bande dessinée. Il voulait faire du dessin, c’est tout. En 1945, il travaillait dans un studio de dessin animé, avec Morris et Eddy Paape, entre autres. Lorsque ce studio a mis la clé sous la porte, il a postulé à l’Union Chimique Belge pour devenir dessinateur publicitaire, mais n’a pas été retenu. Il a alors été recommandé par Morris aux éditions Dupuis, et s’est retrouvé à faire de la bande dessinée. Il n’avait pas d’affinité au préalable avec Spirou. Même aux yeux de son mentor, et prédécesseur sur la série, Jijé, il s’agissait d’un personnage démodé.  

Elric Dufau-Harpignies : D’ailleurs, Franquin a souvent raconté qu’il n’aimait pas le journal de Spirou lorsque celui-ci est apparu, en 1938.

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© Dupuis
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Le temps d’une case de « La Maison préfabriquée » (1946), Franquin dessine la caricature du tailleur juif. Cette période de Spirou a-t-elle été négligée aussi pour ces aspects ? 

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Elric Dufau-Harpignies : Franquin expliquait que son père était antisémite. Les idées qui entouraient le dessinateur se sont reflétées inconsciemment dans ses planches, qu’il réalisait de façon très spontanée à ses débuts – il disait qu’il faisait ça sans se poser trop de question. Il a progressivement questionné son environnement social et culturel.    

© Dupuis

David Amram : Lors de la réédition de ce titre dans les années 70, Franquin a remplacé cette caricature, qu’il reniait. Graphiquement, cela tranchait avec le reste, puisque soudainement, au milieu d’une planche de 1946, surgit un dessin des années 1970. Il s’agissait d’une démarche menée pour des rééditions destinées au grand public. Pour cette intégrale, qui est une édition critique à vocation historique, destinée à des connaisseurs, on a pris la décision de publier cette planche telle qu’elle a été pensée initialement. Cela permet de mesurer d’autant mieux la façon dont l’auteur a évolué, à tous les niveaux.
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Même encore de nos jours, une restauration nécessite-t-elle un soin particulier (technique mais aussi de respect) ? 
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Elric Dufau-Harpignies : Dans les bureaux des éditions Dupuis, j’avais justement exprimé le souhait de lire les premiers albums de Franquin dans une version restaurée. Au début je ne pensais qu’aux couleurs, notamment parce que je pense que c’est la première chose qu’on perçoit lorsqu’on ouvre un album. On m’a alors prévenu que c’était en projet et j’ai été mis en relation avec David.  

On a suivi toutes les indications qui étaient inscrites sur les planches originales. De toutes les mises en couleur qu’ont connues ces histoires au fil des années, celle utilisée pour la première parution, dans le Journal de Spirou, s’est avérée la plus fidèle aux indications inscrites sur les planches. En l’absence d’indications, cette première édition nous a servi de modèle. 

David Amram : La restauration du trait a demandé une attention particulière. Les planches originales avaient été abimées à plus d’un titre. D’abord, le lettrage néerlandais y avait été apposé, pour la version flamande du journal, Robbedoes. Il a fallu enlever numériquement cette traduction, qui débordait sur le dessin des bulles et parfois sur le dessin tout court ; une fois ce lettrage enlevé, il y avait donc parfois des trous dans le dessin, qu’il a fallu recomposer en s’appuyant sur la première parution dans le journal de Spirou ou sur les films plus anciens. C’est un travail qui exige une grande précision. De plus, certaines planches étaient peinturlurées, elles avaient servi à l’imprimeur à tester des mises en couleur ; et il a fallu enlever cette peinture numériquement. 

Pour la mise en couleur en tant que telle, il a d’abord fallu faire un comparatif de toutes les colorisations qui avaient été faites de ces histoires, pour voir ce que Franquin avait voulu garder à chaque fois de la première mise en couleur. Ce travail a été complété par l’analyse des différentes annotations présentes sur les originaux. 

Nous avons pris la décision de retrouver l’esprit initial de ces bandes dessinées, de limiter l’anachronisme et de faire des choix liés à nos sensibilités respectives. Isabelle Franquin et Fred Jannin ont été très clairs dans leurs remarques, ils ont été les garants d’une certaine cohérence et d’un certain bon sens. 

Certains choix donnaient lieu à des discussions longues et passionnées ; avec Elric, j’ai notamment eu des débats sur l’intensité du bleu de la neige dans « Radar le Robot » – Franquin avait indiqué du bleu, mais l’intensité de ce bleu variait selon les éditions. Elric m’a convaincu de faire quelque chose de plus léger concernant cette teinte que ce que j’avais prévu au départ. 

Elric Dufau-Harpignies : Je crois qu’il est important de préciser que la couleur en BD est une science particulière. Dans un premier temps on a mis notre goût de côté et on a appliqué les recommandations de Franquin. On a aussi privilégié des critères de lisibilités. Ensuite, quand il y a écrit « marron », sachant qu’il y a plein de nuances de marrons possibles, on regardait ce qu’il y avait autour et on décidait si ce marron contiendrait dans son mélange plus de bleu de jaune ou de rouge.
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Au fil du temps, Franquin s’est-il accaparé le personnage de Spirou ?

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Elric Dufau-Harpignies : Après 1950, il est évident que les personnages changent. Fantasio était originellement un zazou fantaisiste et bricoleur. Après l’arrivée de Gaston Lagaffe en 1957, il perd une part de sa personnalité. Fantasio devient plus sérieux. Franquin utilise Spirou selon ses envies.

David Amram : Au départ, il a tenu à imiter le dessin de Jijé : Franquin raconte qu’enfant, il n’aimait pas lorsque les dessinateurs étaient remplacés et que le style d’une bande dessinée changeait en cours de route. Mais très tôt, il impose sa vision, il apporte un côté très cartoon, dû à la fois à son expérience d’animateur et à son admiration pour les comic-strips et dessins animés américains. Finalement, dès ses premières histoires, on voit ses marottes apparaître, et notamment sa fascination pour le monstrueux, avec cette fameuse vieille dame qui surgit au début de Radar le robot
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Êtes-vous encore surpris par le Spirou de Franquin ?

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David Amram : Même si Franquin lui-même avait un avis très négatif sur ses débuts, cette intégrale contient certaines de mes planches préférées de toute sa production. Il y a un aspect très libre, vivant et improvisé. Cette période est d’ailleurs une grande inspiration pour d’autres dessinateurs. François Walthéry dira combien le sanglier des Plans du robot l’a fasciné. Et Radar le Robot a été une des grandes références d’Yves Chaland. 

Elric Dufau-Harpignies: Ces premières histoires ont vieilli. Cependant, en tant que fan et auteur, je trouve dans les débuts graphiques de Franquin une superbe énergie et déjà du style, même s’il bouge beaucoup.

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Image de couverture : © Dupuis

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