Co-fondatrice du mouvement d’avant-garde breton Seiz Breur en 1923, Jeanne Malivel (1895-1926) fut une inlassable et jeune créatrice. Très attachée et inspirée par son pays de Loudéac, la jeune peintre, illustratrice et graveuse n’a eu de cesse d’étudier et d’interpréter l’histoire et l’art celtiques. Jeanne Malivel mêle alors traditions et renouveau artistique.

Sa carrière est aussi courte que passionnante puisqu’à peine trentenaire, Jeanne Malivel décède de maladie laissant son entourage bouleversé.

Entretien avec Olivier Levasseur, auteur de « Jeanne Malivel – Une artiste engagée » (Editions Locus Solus – 2025).

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Les conséquences de la Première Guerre mondiale influence-t-elles la vision des artistes ?
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Jeanne Malivel passe plusieurs mois à Loudéac pendant la guerre, servant comme infirmière à l’hôpital complémentaire de la ville, elle a donc beaucoup fréquenté des soldats de toutes origines qui venaient en convalescence afin d’y être soigné et pur beaucoup, repartir au front. Elle en a été marquée bien entendu. Mais c’est surtout la prise de conscience d’une rupture sociétale et de la fin d’un monde qui va la marquer. C’est peut-être ceci qui lui fait abandonner la peinture de chevalet classique pour s’orienter vers les arts appliqués : il lui faut participer à la modernisation du cadre de vie des Bretons et c’est dans ce domaine qu’elle va exceller.
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L’attachement à la Bretagne et son goût pour la religion catholique entraînent-ils la jeune Jeanne Malivel à orienter son style artistique vers le passé et non vers sa propre époque marquée par le cubisme et le fauvisme ?
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On peut diviser la carrière de Jeanne en deux parties : jusques vers 1920, elle produit une peinture plutôt classique, de bonne tenue mais qui n’a rien de révolutionnaire ; on n’y perçoit pas l’affirmation d’un style particulier : ce sont essentiellement des portraits ou des paysages de sa région natale. La rupture vient vers 1920/1921 lorsqu’elle revient à Loudéac : si ses sources d’inspirations restent identiques, elle va s’en emparer et les transformer en motifs décoratifs. La flore en particulier jour un rôle essentiel. Vers 1924, elle se lance dans des recherches plus radicales encore, que ce soit dans le mobilier, le textile ou la céramique : ses productions sont parmi les plus modernes et avant-gardistes qui ont vu le jour en Bretagne.
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Même si elle apprécie peu la capitale, le séjour à Paris est-il déterminant pour Jeanne Malivel, artiste bretonne ?
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Il serait plus juste de parler de séjours parisiens au pluriel. C’est à Paris qu’elle va suivre les cours de l’Académie Julian à partir de 1914, puis après son double succès au concours d’entrée à l’école des Beaux-Arts en 1918 et 1919. Elle y établit pendant un an l’atelier Sainte-Anne dans lequel elle crée en compagnie d’autres artistes femmes, mais cette aventure, aussi emblématique soit-elle n’est qu’éphémère. Tous ces séjours sont entrecoupés de retours plus ou moins longs à Loudéac qu’elle rejoint définitivement en 1921. Pourtant, Paris, où elle retourne épisodiquement, aura été pour elle une porte d’accès aux expositions, aux salons, aux modernités. Elle s’en est inspiré, elle s’en est nourri et il est évident que son évolution artistique n’aurait pas été aussi rapide si elle n’y avait pas habité…
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Quel est l’apport de l’art irlandais et médiéval chez Jeanne Malivel ?

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Depuis les années 1910, il existe toute une réflexion autour de l’art en Bretagne, notamment menée par la linguiste François Vallée. Afin de lui redonner une vigueur nouvelle, l’art irlandais est vu comme une bouée de sauvetage, au nom d’un celtisme largement forgé par les intellectuels du 19ème siècle. Bretons et Irlandais, partageant des racines communes, il semble dès lors tout naturel de s’inspirer de l’art irlandais et de forger alors un art « celto-breton ».  C’est cette voie qui va inspirer des créateurs comme James Bouillé, Jacques Philippe ou Joseph Savina. Jeanne Malivel s’engage également dans cette voie, mais à partir de 1923/1924 elle s’engage dans une modernité beaucoup plus radicale.

De la même manière, la référence à l’imaginaire médiéval a été importante pour elle, en particulier dans ses travaux de gravures entre 1918 et 1922.
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« Histoire de notre Bretagne » (1922) est-il le livre qui révèle Jeanne Malivel ?

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Avant la parution du livre en septembre 1922, Jeanne Malivel est une parfaite inconnue sur la scène artistique qu’elle soit parisienne ou bretonne. Elle a quitté Paris vers 1921 pour revenir s’établir définitivement à Loudéac. Elle abandonne alors la peinture de chevalet pour ne plus se consacrer qu’aux arts appliqués, Ses travaux ne sont exposés qu’à l’occasion d’expositions collectives du mouvement régionaliste. Son travail est à cette époque à destination quasi-exclusive de son cercle familial ou amical loudéacien.

La parution de l’ouvrage est une révolution pour elle, car pour la première fois peut-être, elle est en première ligne : ses gravures sont remarquées pour leur qualité et pour le sens qu’on leur prête. Le mouvement breton y voit une éclatante revendication artistique, appuyée par un texte violemment anti-français. Les critiques qui ne partagent pas cette opinion jugent le texte de manière très sévère, mais remarquent tous la qualité des gravures de Jeanne. Quoiqu’il en soit, cette parution la fait connaître et lui ouvre des portes : le directeur de l’Ecole régionale des Beaux-Arts, Jules Ronsin, ne tarde pas à la recruter pour enseigner la broderie et la gravure dans son établissement et, dès le printemps 1923, le galeriste Louis Carré, alors installé à Rennes, lui organise sa première -et unique- exposition personnelle. Elle est devenue une figure importante de l’art en Bretagne : cette parution est donc extrêmement positive pour elle.
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La nature (arbres, forêts, mer,..) est-elle un personnage à part entière chez Jeanne Malivel ?

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La nature est peut-être au cœur de l’œuvre de Jeanne, et plus exactement la nature du pays de Loudéac : elle s’inspire des paysages du Méné et de la Bretagne centrale, en représente la flore, notamment les pins et les chênes « têtards », la fougère est un motif qu’elle va décliner sous toute forme de moyens : broderie, gravure, vitraux… L’arbre a une grande importance pour elle. Par contre – contrairement à la plupart des artistes ayant travaillé en Bretagne – elle n’a que très peu représenté le littoral, et souvent de manière anecdotique, comme s’il s’agissait d’un monde étranger pour elle.
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L’aspect féminin est-il absent des œuvres de Jeanne Malivel ?

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Il m’est difficile de répondre à cette question : de quoi parle t-on ? Jeanne Malivel est une femme artiste, qui ne s’est jamais considérée inférieure aux hommes. Si l’on évoque ses créations, les dessins de broderies qu’elle conçoit pourraient être perçus comme « typiquement féminin », mais il n’en est rien en Bretagne où la broderie est aussi une affaire d’hommes… Elle veut favoriser l’émancipation féminine, en fournissant du travail à des jeunes femmes de la région de Loudéac afin qu’elles ne partent pas à Paris… Sa mère était d’ailleurs féministe et amie de Marie Le Gac-Salonne, l’une des premières militantes féministes de Bretagne. Mais on ne saurait identifier le caractère féminin ou masculin de son travail en le regardant de manière anonyme.
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Pour quelles raisons, le mouvement artistique Seiz breur est-il né ?

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Le groupe des Seiz Breur naît à l’été 1923 avec une double optique : la première est de proposer l’aménagement d’un pavillon de la Bretagne (Ty Breiz) pour l’exposition des Arts décoratifs modernes et industriels qui doit se tenir à Paris en 1925. Le premier projet que le groupe rédige est explicite sur ce point. En second lieu, il s’agit de mobiliser les artisans et les industriels afin de proposer une rénovation d’un art breton considéré comme étant en décadence, il faut être « Breton, moderne et populaire ». L’art décoratif tel qu’envisagé par le groupe n’est pas un art destiné à une élite (type Ruhlman) mais au peuple et ce, dans tous les secteurs des arts appliqués, du sol au plafond… Ils vont également tenter de loin en loin de moderniser le costume breton afin de l’adapter aux contraintes de la vie moderne.
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Comment situer Jeanne Malivel en tant que militante bretonne ?

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Jeanne Malivel est née dans un milieu catholique, conservateur mais ouvert à l’idée bretonne. Son attachement à sa terre natale, à la culture gallèse qui l’environne et qui est souvent décriée font qu’elle s’engage dans le milieu breton renaissant après la première guerre mondiale. Elle est l’une des premières adhérentes (la 13ème !) à l’Unvaniez Yaouankiz Vreiziz, qui édite le journal Breiz Atao. Elle y écrira deux articles. Elle fréquente alors les exilés bretons à Paris, dont Olivier Mordrel ou Morvan Marchal. Pourtant, elle s’en éloigne, ne souhaitant en rien suivre le chemin du séparatisme. Malivel affirme à plusieurs reprises son attachement à ses deux pays, la France et la Bretagne. On pourrait donc plutôt la qualifier de militante régionaliste convaincue.
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Qu’est-ce qui vous surprend chez Jeanne Malivel ?

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Plusieurs choses sont étonnantes dans le parcours personnel et artistique de Jeanne Malivel. D’un point de vue personnel, il faut souligner qu’elle vient comme nous l’avons dit, d’une petite bourgeoisie catholique et conservatrice. Pourtant elle aura été sa vie durant soutenue par ses parents, qui financeront ses études et ses travaux jusqu’en 1923, lorsqu’elle commence à enseigner aux Beaux-Arts de Rennes (elle a 28 ans). Jamais ils ne l’auront empêché de quoique ce soit, bien au contraire. Elle décide de se marier en 1925, à l’âge de 30 ans, de manière assez soudaine. Jeanne aura mené sa vie comme elle le désirait et a bénéficié d’une grande liberté et d’une grande confiance, ce qui est sans doute assez rare pour être souligné, d’autant plus qu’elle ne sera jamais en rupture avec son milieu familial.

Sur un plan artistique, sa carrière est courte (de 1918 à 1925 environ) et au cours de ces quelques années, elle sera devenue une pièce centrale de la rénovation de la gravure sur bois en Bretagne, et se sera métamorphosée en quelques années en artiste d’avant-garde. Elle ne craint pas les ruptures, elle rompt d’ailleurs avec les Seiz Breur avant même l’inauguration du pavillon de la Bretagne auquel elle avait consacré tant d’efforts…

L’histoire de Jeanne Malivel est donc unique à plus d’un titre, et c’est aussi en cela qu’elle mérite qu’on lui accorde la place qu’elle mérite dans l’histoire des arts en Bretagne, place qu’elle n’aura jamais connu de son vivant…
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Image de couverture : © Locus Solus

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