Il y a incontestablement une recherche de la justesse chez Benjamin Lacombe. Illustrateur reconnu et respectée, il dessine, illustre et adapte avec un style propre à lui. D’Alice au pays des merveilles au Portrait de Dorian Gray (Gallimard – 2024), Benjamin Lacombe cherche sans cesse une nouvelle lecture des contes et des mythes. Chaque œuvre, chaque nouveauté, chaque illustration est comme un défi pour l’illustrateur. De plus, il y a chez Lacombe un amour pour les personnages – ces êtres plongés dans des épreuves qui font écho aux dilemmes rencontrés par les enfants mais aussi chez les adultes. Les contes sont décidemment universels…

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Entretien avec Benjamin Lacombe, créateur de merveilles.

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Quel est selon vous le rôle d’un illustrateur ?

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Tout dépend comment il conçoit l’illustration en elle-même. En ce qui me concerne, elle doit apporter une nouvelle lecture et une nouvelle vision du texte. L’illustration est une interprétation et une narration en soi. Le mot illustrer veut dire étymologiquement « mettre en lumière ».

Un seul et même texte peut être représenté visuellement de 1 000 façons. Si une illustration est sincère, elle est forcément unique et sincère. 
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© Benjamin Lacombe

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Est-ce une difficulté d’illustrer des textes classiques ou est-ce au contraire obtenir une grande liberté car l’auteur n’est plus là ?
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Il y a une grande liberté d’interprétation lorsqu’en effet l’auteur a disparu depuis longtemps. D’un autre côté, il y a tout de même une certaine angoisse. Le texte a existé depuis des décennies sans votre illustration. L’image que vous allez proposer peut être réductrice car chaque lecteur fait une projection du texte et des personnages.

L’illustrateur doit réussir à amener sa propre vision sans faire de restriction visuelle. Je pense que certaines histoires n’ont pas besoin d’être illustrées. Dans « Les contes macabres » d’Edgar Allan Poe, j’ai par exemple fait le choix de ne pas montrer le visage de Bérénice. La vision d’horreur qu’à le lecteur aura toujours plus de force avec le texte qu’avec une illustration. Vous pouvez tout de même utiliser des mises en scène. L’illustrateur peut juste dessiner la peur dans le regard de celui qui voit l’horreur. D’un autre côté, vous pouvez amener une forme d’humanité aux personnages dits monstrueux. J’ai choisi de dessiner la Bête de « La Belle et la Bête » (Albin Michel – 2025) avec de la douceur et de l’élégance. Il a le regard de Jean Marais. 
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Y’a-t-il une évidence de travailler avec Sébastien Perez ? Comment est né Charlock, ce chat bleu ?

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Nous avons travaillé ensemble pour la première fois pour le livre « Destin de chien ». Le thème était le deuil des animaux de compagnie. Avec Sébastien, nous avons un univers très proche. L’un lance le sujet l’autre rebondit. Il m’est arrivé d’écrire avec lui. Nous respectons mutuellement le travail de l’autre.

© Benjamin Lacombe

Sébastien a réussi à m’emmener des univers de super-héros et de fées. Je n’étais pas très intéressé. Aujourd’hui, ces livres que nous avons fait ensemble font partie de mes préférés.

Pour Charlock, nous voulions travailler sur une série première lecture pour les plus jeunes. Charlock est un chat avec 9 vies. Cet atout donne une multitude d’histoires, d’enquêtes et de possibilités. Nous avions le projet de réaliser 9 albums. Puis, au fil du temps, nous avons eu envie d’aller plus loin. Il n’y a pas que 9 aventures dans 9 vies…

La série Charlock connaît un grand succès et a un public très particulier : les enfants. Ils ne connaissaient que cela de mon travail. Avec Sébastien, nous imaginons les enquêtes de Charlock de façon très légère. 
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« Frida » (Albin Michel – 2016) évoque l’univers graphique de Frida Kahlo, sombre voire torturé. Est-ce que cette approche a bousculé votre style graphique ou finalement vous avez toujours aimé les défis ?
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La vision de la mort au Mexique est radicalement différente qu’en Europe. Elle est joyeuse, drôle et colorée. Les morts vivent parmi les vivants. Nous mettons des draps sur les fantômes pour ne pas les voir. La mort est terrifiante en Europe – pas au Mexique.

« Frida » n’est selon moi pas sombre. Il y a beaucoup de résiliences et de foi en la vie. Frida Kahlo était une femme passionnée. J’ai voulu embarquer Sébastien Perez dans cette aventure et j’ai réussi à le convaincre en l’amenant à la caza azùl. Nous avons adoré le jardin de Frida Kahlo. Le lieu exprime toute l’identité de l’artiste. Sébastien a alors décidé d’écrire l’histoire.

Au moment de la publication au Mexique, nous nous rendons dans le pays que nous connaissons bien. Nous avions l’habitude de recevoir beaucoup de questions. Avec « Frida », c’était un véritable interrogatoire. Nous avons touché à l’icône nationale du Mexique. Il a fallu défendre notre livre à la Feria internacional del libro Guadalajara, gigantesque salon du livre. Plus de 2 millions de personnes se sont ruées sur les livres en 2 semaines (!). Une conférence était organisée à propos de « Frida ». Le public était composé uniquement d’enfants en mobilité réduite. Certains étaient entubés et portaient des bouteilles d’oxygène. Avec Sébastien, nous sommes très impressionnés. Frida Kahlo n’était pas seulement une grande artiste c’était aussi une femme lourdement handicapée et qui a lutté pour vivre.

« Frida » devait surtout parler de la vie d’un artiste mais finalement il traite aussi du sujet de la maladie. Elle n’est pas la fin de la vie. Par conséquent, un grand nombre d’enfants aiment le livre.

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© Benjamin Lacombe

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Frida, la petite sirène, Alice, Esmeralda, Belle… Les femmes sont-elles des muses pour vous ?

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Bien sûr. Je suis issu d’une famille très matriarcale. Jusqu’au « Portrait de Dorian Gray », mes personnages principaux étaient avant tout féminins. En littérature classique, les femmes, n’étant pas des héroïnes, elles sont décrites comme ayant des défauts. Par conséquent, elles sont plus intéressantes et humaines.

Derrière chaque personnage que j’illustre, je m’inspire également de mon entourage.

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Qui sont les hommes dans votre univers graphique ?

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Le personnage de Dorian Gray est ambigu car on lui prête des qualités qui sont souvent perçues comme féminines dans la littérature classique. Je l’ai imaginé comme une femme fatale. Par son charme, il arrive à cacher sa véritable nature. Dorian Gray d’une certaine manière fait écho à Carmen (Gallimard – 2024) – premier personnage perçu comme la femme fatale. Prosper Mérimée décrit dans son roman un personnage diabolique. Pourtant Carmen est une femme libre, émancipée et moderne. Par conséquent, la notion de femme fatale est ici contredite. Carmen, contrairement à Dorian, n’est pas une manipulatrice. Le personnage de cette gitane est si fort que Georges Bizet va écrire un opéra autour d’elle. Carmen a vaincu la vision de Prosper Mérimée.

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© Benjamin Lacombe

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Quasimodo est-il un enfant ?
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Comme un enfant, il se recroqueville à tel point qu’il se confond avec les gargouilles. J’ai imaginé Quasimodo comme un roc. Seul, on peut le voir comme patibulaire. Accompagné de d’autres personnages, le lecteur constate que Quasimodo est grand et puissant. C’est un être à la fois fort physiquement et sensible mentalement. C’est une bête uniquement pour les autres. Dans le roman de Victor Hugo, Quasimodo est décrit comme roux. Cela renforce encore plus son ostracisation dans la société chrétienne et médiévale.
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La recherche du visage de Dorian Gray (et de son portrait) a-t-il été ardu ?

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Dès le départ, je voulais étudier celui qui a directement inspiré Oscar Wilde pour le personnage, Lord Alfred Douglas. Ce dernier était très beau mais était perçu comme un être monstrueux. Dorian Gray manipule son entourage en particulier les hommes et de toutes les catégories sociales. De plus, j’illustre le texte non censuré d’Oscar Wilde. Ce sentiment est encore plus fort. Je voulais dessiner ce trouble. C’est pour cette raison que je me suis également inspiré de l’acteur suédois, Björn Andrésen. Dans « Mort à Venise » (1971), Luchino Visconti filme cet « ange blond » d’une telle façon que le spectateur est troublé par tant de beauté. Pourtant, Andrésen n’était qu’un enfant. J’ai dessiné un Dorian Gray magnifique mais qui laisse transparaître une grande gêne.

© Benjamin Lacombe

Dans les adaptations cinématographiques, il est présenté comme brun. Pourtant, dans le roman d’Oscar Wilde, Dorian est décrit comme blond. Cet aspect angélique présente une douceur et pourtant le machiavélisme ne fait que se cacher. Dorian Gray détruit tout ce qui l’entoure. On ne peut résister à son charme. Malgré l’aspect cruel du personnage, je reste attaché à Dorian Gray. Je ne le juge pas. D’ailleurs, je n’illustre pas vraiment sa mort.

« Le Portrait de Dorian Gray » a aussi été un livre d’illustration très technique. J’ai voulu une peinture plus émotionnelle. Elle fait écho à mon travail d’illustration de « Bambi » (Albin Michel – 2020). J’ai illustré la même forêt mais de façon totalement différente. Dans « Le Portrait de Dorian Gray », c’est moins dessiné et donc plus pictural. La forêt est une émotion et non un personnage comme dans « Bambi ».

Pour chaque livre, j’adopte une méthode graphique différente. Je m’adapte à un décor.
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La photographie vous inspire ?

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Oui beaucoup. Je ne prends pas de référence sur d’autres illustrations. Ce serait comme mâcher le travail d’un autre. Je m’inspire surtout d’éléments comme une couleur ou un effet. La photographie est un média si multiple qu’il est un véritable réservoir d’inspirations.
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Vous ne vous inspirez donc pas d’illustrateurs comme Gustave Doré ?

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Son travail est si puissant que vous ne pouvez l’aborder. Il avait été question que j’illustre « Don Quichotte ». Les images de Gustave Doré sont tellement parfaites que je ne voyais pas l’intérêt de proposer autre chose. J’ai abandonné le projet. En illustration, il est mieux de faire le chemin vous-même. 
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Y’a-t-il eu des travaux d’illustration qui vous ont bouleversé ?

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© Benjamin Lacombe

« Bambi » a été une révélation. J’ai lu le roman originel, « Bambi, l’histoire d’une vie dans les bois » (1923). Felix Salten y raconte une grande partie de sa vie de Juif d’Autriche-Hongrie. « Bambi » fait écho à la montée de l’antisémitisme en Europe. Salten a choisi de parler des cerfs et des biches car ce sont les seuls animaux de la forêt qui ne peuvent se réfugier dans un terrier. Les Juifs n’avaient pas encore de terre à l’époque. Comme les cervidés, ces derniers sont traqués. Aujourd’hui, l’antisémitisme se cache dans un soi-disant antisionisme. Les Juifs ne devraient pas avoir leur terre. « Bambi » est une histoire bouleversante. Même quand je dédicace le livre, j’ai un sentiment triste.

Un autre livre fut un choc. C’est « La Petite sirène ». J’avais le présentiment que le conte parlait d’autre chose. Des recherches universitaires avaient fait des suppositions concernant la personnalité de l’auteur, Hans Christian Andersen. En étudiant le conte, j’ai eu l’impression de découvrir quelque chose de fort. Avec le traducteur Jean-Baptiste Coursaud, j’ai lu plus de 20 000 lettres d’Andersen. Il y décrit son amour pour un autre homme qui est sur le point de se marier. Andersen a d’ailleurs commencé à écrire « La Petite sirène » le jour de ce mariage. Des morceaux entiers de lettres se retrouvent d’ailleurs dans le conte. Andersen expose dans ces morceaux de papier sa douleur et son envie d’être une femme afin de pouvoir aimer et être aimé par un homme. Ce fut incroyable de découvrir cet aspect de « La Petite sirène ». A force de versions et de traductions, le conte a été édulcoré. Avec Jean-Baptiste, nous prenons la décision de reprendre le texte original. Des phrases ont été raturées par Andersen. Nous avons voulu réintégrer ces parties. Le cœur d’Andersen s’était exprimé. Le cerveau a censuré. La fin de « La Petite sirène » est même différente. Andersen écrit en 1837 que le corps et l’âme peuvent être différents. A la fin de la vie du corps charnel, vous pouvez devenir autre chose.  
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Où voulez-vous aller à présent ?

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Je réalise actuellement un livre illustré de « Gatsby le magnifique ». Alors que Dorian Gray est comme une perle noire de Tahiti – belle mais sombre, Gatsby est une perle blanche. C’est un personnage mystérieux et solaire mais dans son fond intérieur c’est un être sensible. « Gatsby le magnifique » sera très clair. Il sera brun et non blond comme Dorian. Même les personnages féminins sont à l’opposée. Dans « Gatsby le magnifique » je vais également illustrer une Amérique flamboyante mais avec des failles.  C’est un écho à notre monde d’aujourd’hui : il n’y a jamais eu autant de richesse et d’un autre côté il n’y a jamais eu autant de misère. La cruauté se nourrit du malheur. Depuis quelques années, je choisis mes projets. Ce sont des travaux encore plus touchants.
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© Benjamin Lacombe
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