Véritable maître de l’image depuis la fin des années 80, Fred Blanchard est un artiste sans cesse dans la réflexion. Dessinateur, illustrateur, storyboarder, adaptateur, concepteur de décorateur de dessin animé, co-fondateur du label Série B pour les éditions Delcourt, il explore les mondes toujours de façon personnelle. N’est-ce pas le moteur même des albums uchroniques (et iconiques) Jour J ? Reprendre totalement des événements et des histoires afin de mieux se les approprier.

Dans le numéro des 50 ans de Métal Hurlant, Fred Blanchard imagine par le dessin l’avant de la naissance du magazine mythique – Une façon de représenter l’avant big bang Moebius…

Entretien avec Fred Blanchard – créateur d’univers (fantastiques).

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Chaque jour, nous sommes envahis par l’image. Malgré tout, la bande dessinée, l’illustration et la vidéo plaisent toujours autant. Comment expliquer cette « magie » de l’image ?

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Je pense qu’il n’y a en fait plus de magie ou presque. Je déteste entendre des personnes qui disent consommer des films, des séries ou des livres. Devant la culture, nous ne pouvons nous comporter en consommateurs. J’observe que les jeunes générations ont moins d’envies de découverte. Ils sont saturés d’images prédigérées, normalisées. Instagram leur propose en boucle des vomis visuels qui, par leur répétition infinie, tuent toute envie de découverte et d’originalité.

Il y a certes de la fascination mais on ne comprend pas l’objet d’art en lui-même. Heureusement, le livre existe encore mais, selon moi, il est moins démocratique qu’auparavant. Il y a trop souvent de la consommation – pas assez de curiosité.

Les artistes qui ont imaginé les univers de Star Wars ou Alien il y a 40-50 ans n’étaient pas des concept designers biberonés à Instagram mais des personnes qui avaient fait carrière dans des domaines éloignés du cinéma. Même Moebius, qui a notamment participé au film Alien (1979), était avant tout un auteur de bande dessinée. De tels artistes avaient une vision personnelle et amenaient une certaine fraîcheur au cinéma. A présent, vous avez des spécialistes qui pondent souvent des concepts d’une grande banalité : ils copient celui qui a déjà copié Ralph McQuarrie ou Syd Mead. Tout fini par se ressembler plus ou moins.

L’originalité est devenue très rare.
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Avec Athanor, la terre des mille mondes, vous vous lancez dans l’illustration d’un jeu de rôles. Plus de 35 ans plus tard, que retenez-vous de cette première expérience ?

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Je n’ai jamais eu d’attirance pour jeux de rôle. Cependant, je me sens très reconnaissant envers le magazine Casus Belli. A mon arrivée sur le marché de l’illustration au début des années 90, Métal Hurlant avait disparu. Sans autre alternative, j’ai passé des mois à dessiner des storyboards idiots pour des agences de pub. J’étais désespéré. J’ai finalement trouvé une porte ouverte chez Casus Belli. C’était alors l’un des seuls lieus où l’effervescence du début des années 80 perdurait un peu. Les rencontrer a été une bénédiction car j’ai pu publier et progresser au sein d’un environnement bienveillant.

Pierre Rosenthal m’a proposé de réaliser les illustrations de Athanor, la terre de mille mondes à cette époque. J’étais loin d’imaginer alors qu’on m’en parlerait encore en 2025.

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Ran Corvo – le Maître de l’impossible est une comédie de science-fiction. Cependant, en tant que jeune dessinateur, avez-vous pris très au sérieux le projet ?

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Je me souviens avoir accepté ce projet avec beaucoup d’hésitation, conscient que j’étais de mes limites graphiques et de l’énormité de la tâche à accomplir. Doug Headline, créateur du magazine Starfix, était au scénario. Ce projet m’a laissé financièrement exsangue, ce qui m’a poussé par la suite à me tourner vers le dessin animé où j’ai très bien gagné ma vie.

Encore aujourd’hui, lors de certaines séances de dédicaces, certains lecteurs apportent leur exemplaire de Ran Corvo. Cela me touche car au moment de sa sortie, ce fut un échec complet, même s’il a eu ses fans à l’époque comme mes amis Geof Darrow, Yoann ou Mike Mignola. C’est parce que Mignola était fan qu’il m’a demandé de faire un dessin hommage à Hellboy, qui n’était pas encore sorti en librairie à l’époque. Cette illustration hommage est d’ailleurs reproduite dans la version trade-paperback américaine originale de Seed of Destruction, la première aventure d’Hellboy.

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Avec Olivier Vatine, vous dessinez notamment la minisérie Star Wars : Heir to the Empire. Rêviez-vous déjà de cinéma ?
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Adolescent, je rêvais de partir aux Etats-Unis pour travailler dans le cinéma. Une fois par an, je venais chez ma tante à Paris uniquement pour dépenser tout mon argent de poche de l’année dans les imports américains et anglais que je trouvais à la librairie des Temps Futurs, située rue Dante. Parmi ces imports figuraient des livres reprenant des illustrations de concept designers comme Ralph McQuarrie, Joe Johnston, Ron Cobb. J’étais fasciné !

J’ai pu en partie combler et canaliser cette frustration de n’être pas parti faire carrière aux USA grâce au Cycle de Thrawn. La journée, je travaillais comme décorateur dans une boite de dessin animé. J’occupais mes soirées et mes week-ends à dessiner du Star Wars. Tout cela a duré un an. C’était un rythme de travail intense !

Le marché américain de l’époque était dans une phase de récession et les éditeurs n’avaient aucun respect pour les artistes. Lucy Wilson, la dirigeante de la division livres de Lucasfilm, a par contre été d’un grand soutien. Malgré nos petits retards répétés, elle nous a toujours défendus car elle visait la qualité plutôt que le rendement. Le travail était si difficile que nous avons refusé d’adapter le deuxième roman de la trilogie. Au bout d’un an de travail acharné nous étions tout simplement lessivés.
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Que pensez-vous de la reprise de la saga par Disney ?

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Je suis par hasard tombé sur la série Ashoka. Avec son ambiance de théâtre filmé, j’ai trouvé cela pitoyable. Par contre, j’apprécie les films Rogue One et Solo car l’esprit du tout premier Star Wars a pu y être conservé. Malheureusement, la plupart du temps les producteurs américains trouvent le moyen de transformer l’art en industrie. Quel gâchis !

Au fil des ans j’ai pu remarquer quelques reprises de designs que Vatine et moi avions développés pour Heir to the Empire dans des séries de l’univers Star Wars. Ce sont principalement des vaisseaux spatiaux et des personnages. C’est marrant de voir que nous faisons désormais partie du grand tout.

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A qui s’adresse la série Jour J ? L’uchronie est-elle un exercice passionnant ?

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Jour J s’adresse à un public curieux et intéressé par l’Histoire. J’ai imaginé et lancé cette série juste après le départ de Vatine de la co-direction du label Série B chez Delcourt. C’était l’époque des séries concept, qui proposaient en général 4 albums par an. J’avais remarqué que les albums historiques avaient disparu des librairies, et comme la science-fiction était le fond de commerce du label Série B… j’ai mélangé les deux ! Cette hybridation permettait d’élargir l’univers du label tout en le renouvelant. L’uchronie est un exercice intellectuel tout aussi intéressant pour les lecteurs que pour les auteurs. Le champ des possibles est très grand.

Etant donné le rythme de parution de 4 albums par an, il était évident que je devais recruter de nombreux dessinateurs pour tenir le rythme. Cependant, pour permettre une certaine cohérence et qualité entre les albums, je n’ai choisi de travailler qu’avec deux co-scénaristes, mes compagnons de route Fred Duval et Jean-Pierre Pécau. Cette association tripartite s’est révélée pertinente et passionnante. Les idées fusaient en permanence. L’intrigue d’un album pouvait partir d’une image ou d’une discussion.

Nous n’avions qu’une seule règle : Le réalisme.
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Pourquoi prendre un tel soin des couvertures ?

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Enfant, je lisais souvent Paris Match. Les couvertures étaient uniques et accrocheuses. Pour Jour J, j’ai eu l’idée de reprendre les codes visuels très forts de ce type de presse, notamment les éléments typographiques aux couleurs rouges et blanc. Vu la multitude de dessinateurs aux styles différents travaillant sur Jour J, j’ai préféré réaliser les couvertures. L’idée était de synthétiser et résumer une histoire dès l’écriture du scénario et de la confier à un illustrateur qui allait, par son style, apporter un côté « peinture d’histoire » à chaque couverture. Surtout, cela permettait d’homogénéiser les couvertures et ainsi donner une identité forte à la série.
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Comment s’est construit avec Marc Caro et Gess le film Dante 01 (voir livre storyboard – Editions Delcourt)

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J’avais déjà travaillé sur deux projets de film avec Marc. Il a ensuite déménagé à Nantes, où j’habitais aussi. Nous sommes devenus amis.

Marc m’a demandé de réaliser le storyboard à quatre mains avec Gess. Il a fallu dessiner intégralement le film en deux mois, ce qui rendait la collaboration avec Gess indispensable. Nous nous sommes chacun chargé de séquences distinctes. Je storybordais les scènes des gardiens, Gess celles des prisonniers. Marc nous réunissait chaque semaine pour avancer ensemble sur la lecture du scénario et nous expliquer comment il voyait les scènes, nous laissant ensuite beaucoup de liberté d’interprétation. C’était une sacrée responsabilité, sachant que c’était la première fois qu’il ne dessinait pas le storyboard d’un de ses films lui-même !

Dante 01 a été au final une petite déception car les déconvenues se sont accumulées lors du tournage. Marc n’a pas reçu le budget prévu, les techniciens et les décorateurs n’avaient pas son niveau d’exigence. La pression était également très forte – c’était le premier projet de Marc en solo. Cerise sur le gâteau : la fin a été modifiée au montage à la demande insistante des producteurs, sabrant au passage une séquence essentielle à la compréhension de l’histoire.
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Que dire du projet avorté de La Horde du contrevent ?

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En travaillant avec Marc je savais que les projets avaient des chances, de par leur nature iconoclaste, de ne pas aller jusqu’au bout (rires). Cependant, ça a toujours été un vrai plaisir de défendre ses idées à ses côtés. Avec Marc, c’est avant tout le voyage qui compte.

Sur La Horde du contrevent, j’étais plutôt rassuré car Jan Kounen devait réaliser le film et Marc assurait la direction artistique. Une sacrée équipe de choc ! Malheureusement nous avons travaillé pendant deux mois et demi, suite à quoi le projet s’est écrasé au ralenti en quelques semaines.

Je n’ai pas de regrets au final car j’ai toujours adoré travailler avec Marc. 
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Réaliser les décors du film Corto Maltese : La Cour secrète des Arcanes a-t-il été un rêve ? Une vraie immersion dans l’univers d’Hugo Pratt ?
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Je n’étais pas un lecteur de Corto Maltese avant le projet. Je l’ai lu au moment de travailler sur le film. Ce fut une vraie découverte. Hugo Pratt a inventé un univers unique à la poésie autant textuelle que visuelle. En 5 ans de production, un film et quatre téléfilms adaptant cinq albums de Corto Maltese ont été réalisés en tout. Ce fût une sacrée aventure collective !
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Jour J n’aurait pu imaginer de telles histoires. L’état du monde d’aujourd’hui vous inspire-t-il ?

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Nous vivons quasiment dans une dystopie. L’un de mes films préférés reste Les Fils de l’Homme. En le découvrant à l’époque de sa sortie, je me suis dit que c’était très crédible mais presque trop désespéré. Depuis ce film visionnaire est quasiment devenu notre réalité.

Duval, Pécau et moi-même n’avons pas souhaité que la série Jour J aborde des événements trop proches de nous, craignant un manque de recul nécessaire à tout travail de fiction un minimum sérieux. Il a fallu du temps par exemple pour aborder le 11-septembre. Jean-Pierre Pécau a finalement eu le déclic en prenant comme source d’inspiration principale l’histoire vraie d’un agent du FBI ayant alerté sa hiérarchie qu’une telle attaque serait possible sur le territoire américain. Après avoir perdu son poste, cet agent a finalement été recruté comme chef de la sécurité du World Trade Center. Il a été tué le 11 septembre 2001. Partant de là, nous avons imaginé que sa hiérarchie suivait l’intuition de cet agent, restait à imaginer ce qui aurait pu se passer si tel avait été le cas.
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Quels sont vos projets ?

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Pour les 50 ans de Métal Hurlant j’ai écrit et dessiné Epiphanie, une histoire courte qui fait référence à l’illustration de couverture par Moebius du premier numéro de 1975. Visuellement, c’est un avant-goût de mon prochain album pour Dargaud.

Cet album de science-fiction fera 200 pages. J’écris le scénario, je dessine et je colorise. J’ai effectué un séjour de trois mois en Nouvelle Zélande juste après les attentats de Charlie Hebdo en 2015. C’est à cette époque que j’ai commencé à jeter, presque par hasard, les bases de cet album. Si tout va bien il sortira en 2027.

J’ai toujours voulu réaliser un projet en solo. Ce moment est enfin arrivé.

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