Quels sont ces grands yeux que l’on croise l’espace public ? Parfois émouvantes, provocatrices voire troublantes, les jeunes filles de l’artiste Raphaelle Emery révèlent une panoplie d’émotions. Colorées et soignées, ces œuvres ont autant leur place dans la rue que dans les galeries d’art. C’est la force de Raphaelle Emery : Intégrer son art là où elle le souhaite. L’harmonie suit.
Entretien avec Raphaelle Emery, artiste des émotions.
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Quel est votre rapport avec le dessin ?
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Aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours dessiné. J’ai, à ma grande surprise, découvert à l’âge de cinq ans que je pouvais facilement reproduire ce que j’avais en tête sur une feuille de papier. Je me souviens parfaitement de ce jour-là et de ce que je dessinais : des enfants en file indienne, dans un paysage vallonné.
Il faut dire que je suis issue d’une famille où le dessin est valorisé et occupe même une place essentielle : ma grand-mère était styliste, mon grand-père, mon père et ma mère architectes…Ce n’est donc pas un goût arrivé tout à fait par hasard…
Depuis ce jour, je n’ai pas arrêté de dessiner et c’est devenu un besoin primaire. Si je ne dessine pas chaque jour, j’en éprouve un grand manque.
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Stylo, aquarelle, acrylique, peinture à la bombe,… Est-ce passionnant d’expérimenter de nombreuses techniques ?
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Je me lasse très rapidement et je suis très curieuse. Cette combinaison me pousse, je pense, à toujours chercher de nouveaux supports et médiums. J’aime avoir l’idée de pouvoir avoir à ma disposition toutes sortes de techniques possibles et ainsi piocher dedans pour composer une œuvre.
L’idée de pouvoir créer avec des supports ou techniques très différents tout en gardant une identité graphique est également intéressante : je ne souhaite pas être définie par une technique ou une couleur en particulier.
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Quelle est la poésie qui vous inspire graphiquement ?
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Je suis à la fois séduite par des iconographies très riches en couleurs et détails comme les œuvres de David LaChappelle, Pierre & Gilles, mais également par les estampes japonaises comme celles d’Hokusai, ou de Koryusai qui a représenté beaucoup de femmes. Je suis fascinée dans ces esthétismes par la recherche du trait, la grâce du mouvement capturé.
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Vos personnages sont-ils issus du manga ? Voulez-vous raconter des histoires à travers eux ?
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C’est vrai que les personnages que je dessine sont largement inspirés du manga, pour lequel j’ai un réel goût.
Je suis née en 1984, de la génération du club Dorothée. J’ai été bercée par ces dessins animés, venus tout droit du Japon (ils étaient d’ailleurs controversés à l’époque) et par ces visages aux grands yeux brillants. C’est incontestable que l’origine se trouve dans cette part d’enfance.
Quand j’étais étudiante en stylisme-modélisme, dans les années 2000, la superstar de l’époque était John Galliano. Ses shows pour Dior étaient absolument spectaculaires. J’ai eu un coup de foudre pour les personnages créés à travers le maquillage de Pat McGrath : du bleu, du rose vif, du violet, du jaune, et des cils incroyablement longs sur les paupières supérieures et inférieures, des lignes noires précises et gracieuses, une petite bouche rouge…
Aujourd’hui ces personnages, ces égéries, sont un moyen d’expression, elles permettent de faire passer messages, émotions, situations…
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Ces yeux qui fixent le spectateur expriment-ils une curiosité, une tristesse, une colère,… ?
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En vérité, il n’y pas de réponse précise. Chaque personnage est unique. Certaines ne fixent pas le spectateur.
Elles expriment des émotions ou invitent à l’introspection. Certaines émotions sont plus faciles à voir que d’autres. J’aime aussi l’idée que le spectateur puisse s’approprier l’œuvre et peut-être voir quelque chose qui lui est personnel.
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Quand avez-vous décidé de peindre dans la rue ? Le street art est-il un univers pictural à part ou finalement une continuité ?
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J’ai commencé à peindre dans la rue il y a environ 5 ans, et cela s’est fait très progressivement, d’abord par petites œuvres, puis de plus en plus grandes. A titre personnel, le street art est une continuité de l’art que j’exerçais déjà en atelier. Il est posé ailleurs et visible différemment, mais l’essence est la même.
C’est vrai cependant que le street art est un monde différent, que l’art d’atelier, car les codes, les artistes ne sont pas les mêmes. Picturalement parlant, je ne souhaite pas dissocier les deux cependant.
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Quel est le rôle des couleurs ? S’imposent-elles naturellement au sein de vos conceptions ?
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Les couleurs ont une grande importance. Elles m’apportent une énergie vitale, elles ont une réelle place dans ma vie : par exemple, j’ai besoin de m’habiller en vêtements colorés ou d’en avoir sur les murs etc. C’est au-delà d’un goût esthétique.
Quand j’étais styliste, mon œil a été formé à déceler beaucoup de nuances différentes ainsi que les composants de chaque coloris, il fallait créer des collections avec des nuanciers, souvent très rapidement, et avoir en tête une vision d’ensemble pour équilibrer le tout sans redondance mais avec rythme. Je pense que c’est cet exercice qui me permet aujourd’hui les compositions colorées.

Aujourd’hui, je tiens à composer moi-même mes propres couleurs : hors bombes aérosols et peintures spécifiques (comme les fluo par exemple), en atelier, je compose tous mes coloris. J’en fabrique souvent une petite quantité que je garde dans des boites isothermes, ce qui me permets de les conserver un certain temps et de les utiliser sur plusieurs œuvres. Ce ne sont pas des couleurs qui sortent des tubes mais exactement celles que j’ai en tête. C’est une partie de la technique de création.
Pour les créations murales à la bombe, il y a une petite frustration de se voir « imposer » les couleurs. Mais, même si j’utilise naturellement les couleurs, il m’arrive de créer sans, simplement au crayon a l’encre, ou comme plus récemment, en gravant du verre… Se retenir de colorer pousse à condenser son travail sur les traits et l’essentiel de la création.
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Artémis, Cléopâtre, Wonderwoman,… Ces figures symbolisent-t-elles une réappropriation de l’identité féminine ?
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J’ai commencé à représenter des femmes, non pas forcément pour me peindre moi-même, comme on me le demande parfois, mais justement pour donner des exemples de force féminine.
Je crois que j’ai manqué de ces figures protectrices, d’exemples de force et d’une certaine manière, c’est une façon de combler ceci. Je me suis aperçue que ces femmes fortes, résilientes, donnaient également beaucoup de courage et véhiculaient des énergies solides pour d’autres personnes et cela me plait de pouvoir transmettre ceci.
Il y a aussi le fait de représenter des femmes, parfois célèbres, parfois anonymes, avec un regard féminin. Un homme qui peint des femmes le fera souvent d’une manière objective, sexuelle, alors que, même si elles sont souvent sensuelles, ici elles sont libres de leur corps (souvent tatoué d’ailleurs pour mieux se l’approprier) et autonomes.
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Quels sont vos projets ?
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Du 10 au 31 mai 2025, je présenterai en trio show (avec deux autres artistes féminines Fragola de la Vega et Aubi) au Lavo//matik une exposition personnelle d’égéries représentées sur des objets détournés, des supports qui ont été soigneusement chinés car en lien avec mon enfance. Les personnages transmettront fierté, force, résilience, sensibilité.
Exposer au Lavo//matik est important pour moi car c’est une galerie d’art urbain reconnue et je suis honorée de la confiance qui m’a été accordée.
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