« Il y a dans tout dément un génie incompris dont l’idée qui luisait dans sa tête fit peur, et qui n’a pu trouver que dans le délire une issue aux étranglements que lui avait préparés la vie. »
Ainsi écrivait Antonin Artaud (1898-1948) à propos du peintre Vincent Van Gogh, ce « suicidé de la société », quelque temps avant sa mort. Dément génie – la formule pourrait très bien correspondre à Artaud, cet artiste total. Acteur, poète, essayiste, dessinateur,… Antonin Artaud était multiple dans sa traversée, complet dans ses actions, prince dans son délire.
Encore de nos jours, il inspire, pousse aux crimes les artistes les plus solaires, les révolutionnaires les plus déterminés. Malgré la mort, les dessins et les écrits d’Antonin Artaud résonnent.
Entretien avec Olivier Penot-Lacassagne, Maître de conférences à l’Université Sorbonne Nouvelle et auteur d’ « Antonin Artaud – L’Incandescent perpétuel » (Editions CNRS – 2022).
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Dès le début de sa vie, Antonin Artaud a connu la maladie. La souffrance mentale et physique va l’accompagner tout au long de son existence. Les maux sont-ils capitaux pour comprendre l’artiste ?
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La maladie est en effet très tôt présente. Vers l’âge de 5 ans, Artaud souffre d’un syndrome méningitique. Ses biographes signalent une crise dépressive qui survient lors de sa dernière année de collège, ils parlent d’une profonde transformation de sa personnalité. On le conduit à Montpellier pour consulter le Dr Joseph Grasset, spécialiste des maladies nerveuses, qui diagnostique une neurasthénie aiguë, terme usuel appliqué à des dépressions mal définies. Un séjour de quelques mois (1915-1916) au sanatorium de la Rouguière, une clinique réputée des faubourgs de Marseille, est prescrit. Entre 1917 et son départ à Paris, en mars 1920, Artaud séjournera dans différentes maisons de santé (à Divonnes-les-Bains, à Saint-Didier près de Lyon, à Lafoux-les-Bains dans le Gard, à Bagnères-de-Bigorre dans les Pyrénées). Son état ne s’améliorant pas, sa famille décide à l’automne 2018 de l’envoyer dans un établissement spécialisé dans les affections nerveuses, la clinique Le Chanet du Dr Dardel, près de Neuchâtel, en Suisse. Artaud y reste plus d’un an. Malgré la persistance d’ « états de douleurs errantes et d’angoisse », sa santé est meilleure. Il peint, dessine, écrit. Dans un questionnaire médical rempli à l’hôpital Henri-Rousselle à Paris, lors d’une cure de désintoxication en 1932, Artaud évoque un « état chronique de dépression et de souffrances morales et physiques de toutes sortes ».

Quand il décide de partir à Paris en 1920 (il est alors âgé de 24 ans), c’est le Docteur Toulouse, médecin chef de l’Asile de Villejuif, homme de culture et psychiatre renommé, qui l’accueille. Entre Artaud et Toulouse se mêlent très vite amitié et thérapie. Ce dernier comprend qu’il a devant lui « un être tout à fait exceptionnel ». Pour que cesse ce qu’il appelle « la sidération persistante » de son esprit, Artaud exige bientôt du Dr Toulouse des traitements plus énergiques. Mais en plus des soins dont il constate la désespérante inefficacité, il veut comprendre « la vraie nature du mal » qui l’accable. En rapporter par les mots les moindres manifestations, l’écrire pour l’atteindre. C’est le sujet même de sa Correspondance avec Jacques Rivière, le directeur de la prestigieuse Nouvelle Revue Française où elle paraît en 1924.
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Quelle est la part de la poésie dans la vie d’Antonin Artaud ?
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Je reformulerais volontiers votre question et gommerais l’expression « part de poésie ». Bien sûr, Artaud adolescent écrit des poèmes. Il fonde avec ses camarades de collège une petite revue dont il est le rédacteur et l’imprimeur, et il y publie ses premiers écrits sous le pseudonyme de Louis des Attides – contes et nouvelles inspirés de Charles Baudelaire et d’Edgar Poe. En 1918 (il a 22 ans), deux poèmes paraissent dans La Revue de Hollande (« Première neige », « Harmonie du soir »).
Mais ce sont d’abord les liens noués par Artaud avec telle ou telle figure du milieu littéraire marseillais qui marquent son entrée en littérature. Un exemple : Marcel Pagnol, qui a créé la revue Fortunio et lancé un concours de sonnets, publie en 1920 les deux poèmes qu’Artaud lui a envoyés (« Le berger à son maître », « La femme du Poète »). Ce dernier publiera également dans La Criée et La Rose des Vents, deux revues locales dirigées par Léon Franc (mais aussi dans les revues Action et Demain, dans le quotidien L’Ère nouvelle, dans Le Crapouillot et Le Mercure de France). En réalité, Artaud, qui délaisse peu à peu la forme poétique pour d’autres écritures, est en quête d’un espace éditorial qui ne serait pas « esclave d’une manière de penser », d’un lieu qui « ne méprise[rait] pas la pensée ». La courte aventure en 1923 de Bilboquet, qui ne connaît que deux numéros, est l’expression de cette exigence. Bilboquet est « une revue personnelle », un espace lavé de la littérature, la possibilité d’une écriture autre cherchant « l’ossature charnelle du monde », approchant « un angle nouveau de la réalité ».
Dans une lettre à Max Jacob d’octobre 1921, Artaud, qui vient de rencontrer Charles Dullin et son Théâtre de l’Atelier, faisait de son enthousiasme : « On a l’impression en écoutant l’enseignement de Dullin qu’on retrouve de vieux secrets et toute une mystique oubliée de la mise en scène. C’est à la fois un théâtre et une école. […] On joue avec le tréfonds de son cœur, avec ses mains, avec ses pieds, avec tous ses muscles, tous ses membres. On sent l’objet, on le hume, on le palpe, on le voit, on l’écoute – et il n’y a rien, il n’y a que des accessoires. Les Japonais sont nos maîtres directs, et nos inspirateurs, et de plus Edgar Poe. C’est admirable. » On ne peut séparer – j’insiste sur ce point – ces deux expériences, le Théâtre de l’Atelier et l’éphémère Bilboquet. Ce que vous appelez poésie compte peu ici en tant que forme (fixe ou libre) ou genre littéraire. La poétique d’Artaud fait peu de cas du poème (même s’il s’y essaie les premières années).
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Acteur de théâtre mais aussi de cinéma, Antonin Artaud pouvait-il également jouer un personnage dans sa vie et même parmi ses proches ?
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La théâtralisation par Artaud de sa propre vie est à considérer à la lumière de la lettre de 1921 que je viens de citer. Artaud n’est pas un « personnage », il ne joue pas. Il a certes été Maître Simon dans L’Avare de Molière, Bazile, roi de Pologne, dans La Vie est un songe de Calderon, et bien d’autres figures encore, au théâtre et au cinéma. Mais avec lui s’amenuise jusqu’à disparaître la distinction œuvre/vie.
« Homme-théâtre » (on doit cette formule à Jean-Louis Barrault, 1958), « homme du théâtre » plutôt qu’« homme de théâtre », homme du théâtre « avant d’être écrivain » ou « poète » : tel est le discours qu’on a tenu pendant plusieurs décennies, malgré les déplacements d’intérêt pour cette œuvre protéiforme. La formule de Barrault exprimait, sur le mode de l’hyperbole admirative, plus qu’une conjonction : une véritable incarnation – le théâtre fait chair, requérant la totalité de l’existence. Elle indiquait qu’on s’écartait des significations et des représentations habituelles, qu’on glissait vers quelque limite inatteignable.
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Antonin Artaud jouant le doyen Jean Massieu dans « La Passion Jeanne d’Arc » (1928) trouble-t-il par son jeu ?
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Les quelques photos que nous connaissons présentent un Artaud intense et inspiré. Nul doute que le personnage de Jean Massieu a frappé les esprits des quelques spectateurs de l’époque. On se souviendra aussi de son interprétation de Marat dans le Napoléon d’Abel Gance. La conférence du 6 avril 1933 sur « Le Théâtre et la Peste », à la Sorbonne, est de même restée dans les mémoires. La romancière Anaïs Nin, présente ce jour-là, en donna un compte rendu éloquent : « Pour illustrer sa conférence, il [Artaud] représentait une agonie […]. Il avait le visage convulsé d’angoisse, et ses cheveux étaient trempés de sueur. Ses yeux se dilataient, ses muscles se raidissaient, ses doigts luttaient pour garder leur souplesse. Il nous faisait sentir sa gorge sèche et brûlante, la souffrance, la fièvre, le feu de ses entrailles. Il était à la torture. Il hurlait. Il délirait. Il représentait sa propre mort, sa propre crucifixion. » Anaïs Nin parle encore d’ « un regard de visionnaire ». Mais s’il impressionne, Artaud ne convainc pas. Les réactions sont souvent mitigées, voire négatives. Elles traduisent une certaine incompréhension devant cet être « engagé » dont l’exaltation et la véhémence (de jeu, de ton) laissent dubitatif. Après l’échec des Cenci, en juin 1935, Artaud renonce à la scène, comme il avait renoncé au cinéma quelques mois auparavant. Ces dernières figurations, simplement alimentaires, le laisseront amer. « Je suis de plus en plus convaincu que le cinéma est et restera l’art du passé. On ne peut y travailler sans honte », dira-t-il.
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Au cours des années 20, Antonin Artaud fait partie des surréalistes. Il en est cependant exclu. Est-il un radical de cette pensée révolutionnaire ?
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Artaud est exclu du surréalisme en novembre 1926 (en même temps que Philippe Soupault). Cette exclusion n’interrompt nullement le questionnement par Artaud du projet surréaliste, projet qu’il traverse sans y adhérer. Ses aspirations déçues, Artaud les portera sur la scène du Théâtre Alfred-Jarry. Ce qu’il importe de retenir de cet épisode crucial, c’est d’une part l’importance de cette expérience, les malentendus qui la nourrissent, la violence des déchirements. Le mot de surréalisme ne recouvre guère pour Artaud les principes définis par André Breton dans son Manifeste de 1924, et il opposera aux membres du groupe une approche très personnelle de ce que pourrait et devrait être une « révolution surréaliste ». Une certaine idée du surréalisme d’une part, la figure de Breton, d’autre part, ne cesseront de hanter ses écrits. Breton regrettera plus tard de s’être laissé entraîner à d’inutiles violences verbales. « Le cri d’Artaud – comme celui d’Edvard Münch – part des “cavernes de l’être”. A jamais la jeunesse reconnaîtra pour sien cet oriflamme calciné », écrira-t-il en septembre 1959.
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Après le Mexique, le séjour en Irlande a-t-il finalement été un cauchemar ?
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L’expérience mexicaine a été fondamentale. « Je pars à la recherche de l’impossible », écrit Artaud dans une lettre du 2 avril 1936. Venu au Mexique pour apprendre quelque chose d’essentiel – « comprendre comment se pervertit la vie de l’homme » –, il revient en Europe porteur d’un terrible message : partout ou presque l’allégeance de l’être humain au monde de la Terre s’efface. Comment, dès lors, rejoindre la vie dans sa totalité (ce qui était déjà l’objet du Théâtre de la Cruauté) ?

Le 6 août 1936, Artaud adresse à la Légation d’Irlande à Paris une lettre exposant les motifs d’un nouveau voyage : « Je cherche depuis quelques années les sources d’une très antique tradition. Je les ai cherchées au Mexique, et la Nouvelle Revue Française […] vient de publier une relation de mon Voyage au Pays des Tarahumaras. Mais ces sources chez les hommes sont mortes, là-bas. J’ai conçu le projet de retrouver en Irlande les sources vivantes […] de cette très antique tradition dans sa forme occidentale. » Le 14 août, Artaud débarque à Dublin ; le 30 septembre, il est embarqué de force à Cork et rapatrié en France, encamisolé et interné d’office dès son arrivée au Havre. Jugé violent et dangereux, souffrant d’hallucinations et d’idées de persécution, il est transféré à l’hôpital psychiatrique de Sotteville-les-Rouen le 16 octobre.
Pour répondre superficiellement à votre question, oui, le séjour irlandais d’Artaud est d’abord difficile et finalement cauchemardesque. En terre irlandaise, Artaud dit « se soumettre aux ordres de Dieu » ; il prédit la fin du monde, prêche « le retour au Christ des catacombes », prétend posséder une canne (dite de Saint Patrick) qui serait « celle même de Jésus-Christ », canne qui lui permettrait d’« entrer dans les mystères du Monde ». « Syndrome délirant de structure paranoïde », indique un certificat de l’asile Sainte-Anne de Paris, en avril 1938. Une réponse plus élaborée à votre question demanderait de longs développements sur cette subite appropriation par Artaud de la légende de Saint Patrick, « un agitateur social qui possédait avantageusement le don de la prophétie ».
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Interné, Antonin Artaud ne cesse d’écrire. L’écriture était-elle pour lui une autre drogue ou finalement de l’oxygène ?
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Ni drogue ni oxygène. Artaud est interné entre septembre 1937 et mai 1946 dans différents établissements hospitaliers. A l’automne 1937, nul se sait où il se trouve. Inquiète, sans nouvelles, sa mère alerte Jean Paulhan qui parvient à retrouver sa trace à Sotteville-Lès-Rouen. Mais Artaud refuse toute visite, et ses amis doivent se contenter de le regarder de loin marcher dans la cour de l’asile. Personne alors ne prête attention à la sortie chez Gallimard, à 400 exemplaires, du Théâtre et son Double. Persécutions supposées, envoûtements, croyance en une « mission céleste », etc. : sa confusion mentale est à cette époque extrême. Artaud ne cesse pourtant d’écrire. Le certificat de transfert pour l’hôpital de Ville-Evrard, à Neuilly-sur-Marne, en 1939 (il a 42 ans), porte l’indication : « Graphorrhée ». « Fabulation d’un désir d’absolu contre la délirante illusion d’être au monde », ai-je écrit dans Vies et morts d’Antonin Artaud. Les psychiatres constatent « la grande richesse imaginative » de leur patient. Son délire, notent-ils, lui « sert d’inspiration ».
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Que représentent les dessins d’Antonin Artaud ?
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A l’écriture abondante se mêlent bientôt des « dessins » : « C’est en 1939, à l’asile de Ville-Evrard, que j’ai construit mes premiers gris-gris, sur de petites feuilles de papier perdu d’écolier je composais de passives figures, comme des têtes ravages d’asthmes, d’affres et de hoquets. », indique Artaud. Ces figures griffonnées parsèmeront les innombrables cahiers d’écolier qu’il couvre de notes. Âme pure jetée dans une enveloppe charnelle corrompue, Antonin Nalpas (nom de jeune fille de sa mère) succède, un temps, à Antonin Artaud, « mort en août 1939 à force de sévices et d’empoisonnements ». La feuille est une surface qu’il travaille, noircit, perfore, macule, invective, rature. L’écriture, affolée, explore des territoires incertains où « Nalpas » se perd ; elle est traversée de l’affabulation, du délire, des fausses croyances. Peu à peu, à force de désécriture et de dé-figuration, Artaud, délaissant « Nalpas », redevient Artaud. A partir de 1943, quoique toujours au centre d’une « bataille occulte » entre le Bien et le Mal, le Ciel et l’Enfer, Artaud se ressaisit de lui-même. Il s’éveille enfin « hors de l’histoire de l’Absolu », pour devenir, « simple Antonin Artaud », « homme de la terre ». Traversée énigmatique de soi, à peine évoquée ici, qui conduit aux derniers textes, éclatants, de 1946, 1947 et 1948.
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Après la Seconde Guerre mondiale, les amis et admirateurs d’Antonin Artaud font tout pour le libérer de l’asile psychiatrique. Malgré la folie et la violence, était-il avant tout adoré ?
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En janvier 1945, le Docteur Ferdière, qui soigne Artaud à l’hôpital de Rodez, suggère à Jean Paulhan d’organiser une vente aux enchères au bénéfice d’Artaud pour remédier à sa détresse financière. Suggestion très importante qui mobilise le Syndicat des Acteurs, mais aussi Jean-Louis Barrault, Paul Eluard, Raymond Queneau, Joë Bousquet, Jean Dubuffet et de nombreuses autres personnes que le sort d’Artaud ne laisse pas indifférents. « Il a touché un nombre extraordinaire d’esprits, écrit le poète Henri Thomas à Ferdière, et je crois que l’action de son œuvre ne fait que commencer. » Outre le fait que la maison Gallimard souhaite reprendre en volume cette œuvre dispersée, l’empressement de jeunes éditeurs à publier Artaud, encore interné à Rodez, est le symptôme d’une évolution rapide de son image. A l’automne 1945, il est décidé, à la demande de Paulhan et avec l’accord de Ferdière, de placer Artaud dans une clinique des environs de Paris. Ce sera la maison de santé d’Ivry. Le 26 mai 1946, Artaud et Ferdière arrivent par le train à Paris. Les deux hommes se séparent pour ne jamais se revoir. Le 7 juin, une soirée d’hommage, où se presse le Tout-Paris artistique et littéraire, se tient au théâtre Sarah-Bernhardt. André Breton prononce un vibrant éloge, suivi par Arthur Adamov qui salue en Artaud « le plus grand poète vivant », et de Louis Jouvet qui le présente comme « un véritable initié », « un précurseur », « un prophète » ayant écrit sur le théâtre « des pages définitives ». Commence la légende d’Artaud.
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Après toutes ces années d’études, qu’est-ce qui vous surprend chez Antonin Artaud ?
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« Toutes nos idées sur la vie sont à reprendre à une époque où rien n’adhère plus à la vie », écrit Artaud en 1935, dans le texte « Le Théâtre et la Culture » qui ouvre Le Théâtre et son Double. Nous mesurons l’actualité de ce propos. « Tout » en effet est à reprendre. Et maintes pages d’Artaud nous aident à penser la bifurcation que la dévastation du monde de la Terre appelle d’urgence.
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