Artiste de l’animation, Camille Moulin Dupré a réussi le défi d’intégrer son style dans l’univers de la bande dessinée avec la dilogie « Le Voleur d’estampes » (Editions Glénat – 2016). Plus grande prouesse : il réussit à allier manga et estampe japonaise en une seule et même histoire. Camille Moulin Dupré n’oublie pas non plus sa passion pour le cinéma. Il a notamment travaillé aux côtés du réalisateur américain Wes Anderson pour le film animé « L’Île aux chiens » (2018).
Par sa technique et son imagination, Camille Moulin Dupré est un artiste qui a beaucoup à raconter. Nous sommes tout ouïe…
Entretien avec Camille Moulin Dupré, conteur de l’Occident et de l’Orient.
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De par votre fascination, avez-vous pu ramener une part d’animation japonaise dans le monde de la bande dessinée ? (vous découvrez l’art japonais grâce à votre père peintre)
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J’ai toujours eu une fascination pour le Japon. Et aussi pour les livres. Le manga a été une grande inspiration depuis l’adolescence (avant que les premiers mangas soit traduits en français).
Mais je me suis surtout nourri de culture de vidéo-clubs. Durant mes études, j’ai beaucoup apprécié le travail du réalisateur d’animation Satoshi Kon ou la série Samurai Champloo. J’étais encore étudiant et cela m’a beaucoup influencé. Je voulais être réalisateur d’animation. L’image animée montre plus qu’elle ne dit. Ça permet d’être subtil.
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Avez-vous tout de même apporté une French touch ? (votre film « Allons-y Alonzo » hommage à Belmondo et à Tintin)
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J’ai toujours eu un goût certain pour la ligne claire. Entre Tintin et Hiroshige, il y a des échos. C’est évident avec « Tintin et le Lotus bleu ».
En dernière année des Beaux-Arts, Je fais un break et en profite pendant six mois pour dessiner en m’inspirant des bandes dessinées. Je suis influencé par la BD franco-belge mais surtout par les comics américains (Chris Ware, Daniel Clowes, Charles Burns).

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Quand je reprend mon diplôme, Je propose alors un projet d’animation : je filme mon jeune frère de 7 ans en train de se battre face à des monstres imaginaires (issus de ses dessins d’enfant). Un réalisateur de films d’animation voit mon projet et on me propose tout de suite de concevoir « Allons-y Alonzo ». Si le court métrage est un hommage au cinéma de Jean-Paul Belmondo et à la BD franco-belge, il y a une vraie influence des comics indépendants et de l’anime japonais. Le film de Satoshi Kon « Millenium Actress » (2001) a été une grande inspiration pour la mise en scène d’« Allons-y Alonzo ».
Pour « Le Voleur d’estampes », ce fut un vrai travail d’adaptation au savoir-faire japonais. Je voulais vraiment réaliser des estampes. A titre d’exemple, le dessin même du kimono est à part – il nécessite un coup de pinceau particulier. Malgré ce travail minutieux, je n’ai pas effacé mes inspirations franco-belges. Les sourcils de mes personnages peuvent rappeler ceux d’Olrik ou de Tintin.
L’Occident et l’Orient ont toujours eu une fascination réciproque. Au fil des siècles, il y a eu des échanges artistiques permanents. En voyant des estampes qui ont été réalisées il y a plus de 100 ans, j’ai été bluffé par leur grande modernité. Aujourd’hui le soft power japonais n’a jamais été aussi fort, et je crois que cela va continuer.
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L’estampe japonaise est-elle passionnante car complexe ?
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Mon père ramenait des estampes de ses voyages au Japon. Du salon jusqu’à ma chambre, des images orientales étaient accrochés sur tous les murs. j’ai, depuis mon enfance, été en lien avec la culture nippone. Comme beaucoup, j’étais abreuvé de dessin-animé et jeux vidéo japonais. Mais en plus, j’avais quotidiennement un regard sur les estampes, et sur bien d’autres aspects de la culture japonaise.
Lors de mes études, je me suis rendu compte que je pouvais facilement dessiner les estampes d’Hiroshige ou Harunobu. Les paysages sont mêlés de fantaisie et de poésie. Cela vous donne une plus grande liberté. Cependant, lorsqu’il a fallu m’inspirer des œuvres d’Hokusaï, ce fut bien plus ardu. Il faut scrupuleusement observer et apprivoiser le trait.
Au début des années 2000, malgré sa richesse et sa variété, l’estampe japonaise était un genre presque invisible. On ne pouvait trouver qu’un livre sur Hokusaï et Hiroshige. Rien de plus. De nos jours, l’estampe japonaise est omniprésente. Toute exposition sur le sujet est synonyme de succès.
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Hokusaï reste une grande inspiration ?
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Son dessin permet de traiter de nombreux sujets. Et pas que le Japon traditionnel. Lorsque j’ai dû dessiner des voitures pour une publicité, j’ai utilisé le trait d’Hokusaï et ça fonctionne.
C’est sympa de dessiner d’autres sujets. Quand on fait du manga, on oublie de faire du dessin par plaisir (rires). Il faut sans cesse produire.
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Le jeu vidéo a-t-il été un exercice différent ?
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Je suis parti en résidence d’artistes à Angoulême afin de réaliser les premières images du « Voleur d’estampes » (qui sont utilisées dans le trailer du livre). La forme-manga du livre n’était pas encore certaine. Ces images réalisées me permettaient de faire comprendre l’ambiance aux éditeurs.
Un studio de jeux vidéo à Angoulême, Ouat Entertainment, m’a proposé de travailler avec eux sur la conception du jeu « Totally Spies ». J’ai accepté. L’ambiance était cool. On jouait à Magic et Warhammer le midi, c’était très geek. Cette période m’a appris à parfaire ma technique. En créant d’un côté les personnages, de l’autre les décors (J’ai notamment conçu une carte avec un paysage japonais). Mes fichiers Photoshop devaient être utilisés par n’importe qui. Depuis, je donne un nom à tous mes calques. C’est une nomenclature que j’utilise encore pour mes bandes dessinées. Depuis 2011, je ne travaille plus que sur Photoshop. Sur des centaines de calques…
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« Le Voleur d’estampes » est-il une œuvre plus contemporaine que prévu ?
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Absolument. J’ai eu l’idée raconter l’histoire d’un voleur après avoir vu « Fantastic Mister Fox » (2009) de Wes Anderson. Je me suis mis à regarder un grand nombre de films sur le sujet comme « Le Voleur » (1967) de Louis Malle et « Le Solitaire » (1981) de Michael Mann.

A l’origine, mon projet ne devait pas nécessairement se passer au Japon. Je voulais raconter la lutte au XIXème siècle entre l’influence occidentale et les traditions locales. Je venais de faire mon premier voyage au Japon. Même si le monde contemporain m’inspire, j’ai besoin de transposer mon univers graphique vers un ailleurs. « Le Voleur d’estampes » se termine par une révolte populaire, avec un palais en flamme. Il a été finalisé quelques semaines avant que les gilets jaunes marchent vers le Palais de l’Elysée.
« Le Voleur d’estampes » devait être mon second court métrage. Déjà avec ma première œuvre animée, « Allons-y Alonzo », j’aurais aimé avoir également un format bande dessinée. « Le Voleur d’estampes » a donc été pensé comme à la fois un film et à la fois un livre. Cela se sent dans le premier tome. Pour le second tome, j’ai conçu « Le Voleur d’estampes » uniquement comme un manga.
J’ai d’abord conçu les images du « Voleur d’estampes » et c’est ensuite que j’ai ajouté les dialogues. Comme dans le cinéma, l’image doit parler avant tout.
Le début du « Voleur d’estampes » s’inspire du générique du dessin animé Batman (1992). Les vingt premières pages sont sans texte. Et comme Batman, le voleur a une double vie et une batcave. Le début du « Voleur d’estampes » s’inspire également de la scène muette du cambriolage du film « Le Voleur » de Louis Malle.
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Le noir & blanc est-il devenu une évidence ?
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« Le Voleur d’estampes » devait être initialement en couleurs mais les éditions Glénat ont accepté le projet sous la forme de manga. Le noir & blanc donc s’impose. Le projet était ambitieux car il s’agissait de proposer pendant 200 pages des estampes japonaises à un public féru de mangas.
La bande dessinée est aussi selon moi, l’art qui propose les plus beaux noir et blanc. J’ai beaucoup de pages sur fond noir (les cauchemars de mon héroïne), la plupart se basent sur des œuvres d’Hokusaï en négatif.
Je n’utilise que 7 nuances de gris. Les aristocrates ont des vêtements noirs influencés par l’Occident, Ils se démarquent systématiquement. Les classes populaires, quant à elles, sont habillées en gris et se fondent dans des décors traditionnels, tout aussi gris.
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Malgré le caractère strict de l’estampe, les personnages-marionnettes du « Voleur d’estampes » ont-ils pu se libérer au fil des tomes ?
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Au départ, je dessinais des personnages figés (proches des estampes de Suzuki Harunobu). J’ai ensuite apporté plus de dynamisme pour pouvoir mieux coller à l’intrigue. C’était notamment nécessaire pour les scènes d’action. La scène du vol du Bouddha et du cerf-volant dans le tome 2 montre une certaine évolution de mon dessin. Cet épisode ne devait durer que 2 pages. C’est finalement plus de 70 pages.
J’ai écrit le scénario des deux tomes avant de commencer à dessiner. Le tengu, ce démon perturbateur, est le dernier personnage que j’ai imaginé. Cela donnait au « Voleur d’estampes » à la fois un côté folklore mais aussi un côté fantastique.
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Qu’avez-vous apporté au film « L’Île aux chiens » de Wes Anderson ?
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Le tome 1 du « Voleur d’estampes » venait de sortir il y a un an. C’était une joie car le manga français était enfin bien accueilli. Je cherchais à présent à avoir la reconnaissance d’un pair. Un vendredi 13, je reçois un appel téléphonique. La productrice Octavia Peissel me dit qu’un réalisateur a beaucoup aimé « Le Voleur d’estampes » et aimerait que je participe à la conception de son prochain film. Je réponds de façon évasive car j’étais déjà en retard sur la réalisation du tome 2. La productrice m’envoie tout de même les contrats. Je comprends progressivement que le réalisateur est Wes Anderson. Ce fut un choc pour moi. « Fantastic Mister Fox » m’avait en partie inspiré « Le Voleur d’estampes ».
J’ai rendez-vous dans leur bureau parisien. Octavia était mon relai durant toute la production, même si tout dépendait du réalisateur. Je travaillais de chez moi, je n’étais pas sous les ordres de la direction artistique mais directement sous les ordres de Wes Anderson. Mon travail était de transposer le Japon traditionnel dans son propre univers.
J’ai commencé les décors de deux scènes qui contiennent dix paravents. Des compositions avec des dizaines de personnages : soldats, robots, chats et chiens, et tout un tas d’éléments . On peut les voir à l’exposition qui a lieu à Londres (et présentée en mars 2025 à la cinémathèque française)
Wes Anderson est un réalisateur très exigeant. Il ne laisse échapper aucun détail. Même si vous réalisez le plus beau dessin de votre carrière, vous êtes certain qu’il va vous demander une modification, ou de le refaire. Son obsession c’est qu’aucun personnage, aucun objet ne se touche. Wes Anderson répétait sans cesse : « No overlapping ». Cela m’a appris une nouvelle tenue graphique. En quelques secondes, le spectateur doit comprendre tout de l’image – même si elle est complexe.
Vers la fin, la production de « L’Île des chiens » a pris du retard, et à ce moment il m’a proposé de réaliser l’introduction du film, une légende sur la rivalité entre chiens et humains. Là, j’ai dessiné des centaines de personnages. Il a des plans dont je suis extrêmement fier.
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Vous avez toujours eu un intérêt à dessiner les animaux ?
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L’animé japonais « Paranoïa Agent » (2004) de Satoshi Kon, m’inspire beaucoup. Chaque personnage a une représentation animale. J’avais déjà utilisé la figure du chien dans « Allons-y Alonzo » afin d’accompagner Belmondo et donner une respiration poétique au film.
Le personnage principal du « Voleur d’estampes » est l’ami d’un chat noir. Le chien blanc est, lui, associé aux forces de l’ordre. Il décèle tout ce que va faire le Voleur.
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Comment est venue l’idée de la restauration du meuble « Sanctuaire secret » ?
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C’est une des œuvres dont je suis le plus fier. En 2019, je participe pendant 2 jours au voyage du président de la république au Japon. J’ai pu visiter de nombreux temples consacrés aux renards. Mon prochain projet est justement lié à Inari, la déesse renard.
Hervé Lemoine, Directeur du mobilier national et de la Manufacture des Gobelins, fait partie avec moi de la délégation culturelle. Je lui montre mes précédents travaux sur le Japon. Plusieurs mois plus tard, il me parle des « Aliénés ». Le projet est de mettre en valeur des meubles abandonnés par l’administration peu intéressants esthétiquement. J’aime l’idée et donc j’accepte de relever le défi. Je n’avais jamais fait de peinture de ma vie. En juin 2020, à la sortie du premier confinement, on me livre un meuble-secrétaire que j’avais choisi auparavant, chez mon père en Bretagne.

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Je m’inspire des compositions que j’avais faites pour Wes Anderson, avec des dizaines de petits renards. Les personnages féminins sont les héroïnes de mon prochain livre.
Contrairement à la bande dessinée, je devais peindre la couleur avant l’ancrage.
Techniquement, ce fut passionnant. Le meuble est rentré en collection nationale et a été exposé aux Gobelins, au salon du Ministère de la culture et dans diverses journées du patrimoine (Banque de France, etc.)
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L’histoire courte pour « Métal Hurlant » a-t-elle été une récréation poétique ?
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Après la lecture du tome 1 du « Voleur d’estampes », Jean-Pierre Dionnet a fait part de son admiration pour mon travail. Je devais travailler depuis longtemps pour Métal Hurlant. Il avait été question que je participe soit au numéro sur Lovecraft, sur l’inquiétante étrangeté ou sur la vengeance. Finalement, mon histoire s’est retrouvée dans celui sur les océans. J’ai donc imaginé une ambiance qui puisse correspondre à tous les thèmes (rires). L’ambiance est moins cinématographique que « Le Voleur d’estampes » – plus bande dessinée. C’est un format plus grand qui se rapproche de celui de la série Akira.
Le poulpe vient d’un précédent travail sur la vague d’Hokusaï pour Agnès B. Quant au personnage féminin, il fait écho au travail complexe d’Utamaro. J’ai également repris mes idées de cauchemar. Quand j’avais quatre ans, alors que je me promenais dans la Baie du Mont Saint Michel, un éclair a frappé le sol. Nous avons dû courir sous une pluie battante durant des kilomètres. J’ai voulu transposer cette peur dans Métal Hurlant.
Cette histoire courte m’a également permis d’expérimenter des choses pour mon prochain livre : Un personnage va contrôler le flot des vagues.
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Quels sont vos projets ?
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Je prépare pour 2027 un spin-off du « Voleur d’estampes ». Même si ce n’est pas le même univers, on retrouvera certains personnages – comme le chien blanc. Nous suivrons un trio féminin et un trio masculin. Tous ne sont pas humains. Il y aura toujours des scènes intimistes mais aussi des combats de samuraï.
Avec ce projet, je souhaite aussi toucher un public plus jeune.
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