Véritables personnages iconiques de la bande dessinée franco-belge, le Sergent-chef Chesterfield et le Caporal Blutch sont mobilisés depuis 1968. Véritable exploit puisque la Guerre de Sécession, conflit américain sanglant, a duré à peine 4 ans (!). Depuis plus de 55 ans, les deux soldats nordistes connaissent de nombreuses péripéties (et de multiples gags). D’abord sous le trait de Salvérius puis de Lambil (en passant par celui de l’espagnol José Luis Munuera), les Tuniques bleues ne vieillissent pas.
Les scénaristes Raoul Cauvin, Béka et Kris n’ont eu de cesse d’imaginer (et parfois inspirés par les faits historiques) de nouvelles aventures trépidantes et hilarantes. A partir de 2024, c’est au tour de Fred Neidhardt d’écrire les histoires de Blutch et de Chesterfield. Toujours avec le dessinateur Lambil, il vient de publier « Lincoln dans la ligne de mire » (Tome 69- Editions Dupuis 2025) où les deux compères doivent déjouer un terrible complot.
Entretien avec Fred Neidhardt.
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Etiez-vous dans votre jeunesse un lecteur des Tuniques bleues ?
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J’ai été biberonné au journal Spirou chaque semaine, dans lequel Les Tuniques bleues étaient déjà une série vedette. Un héritage familial, mon père était lui aussi abonné dans sa jeunesse. À cet âge, chaque dessin, chaque histoire s’imprime de façon indélébile dans la cervelle. Dans le premier numéro que je reçois commence Les Bleus de la marine. Quinze jours plus tard, je découvre un poster des Tuniques Bleues dans les pages de mon magazine ! Donc le 24 octobre 1974, le petit Frédéric, 8 ans au garrot, affiche au-dessus de son lit une scène de bataille, avec un Chesterfield va-t-en guerre qui crie « Ayayayaya! » et un Blutch pétochard qui murmure « aïe aïe aïe aïe… ». J’ai repompé ce gag dans le prochain opus. On va dire que c’est un hommage.
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La Guerre de Sécession est un épisode sanglant et toujours conflictuel de l’histoire américaine. Les auteurs européens des Tuniques bleues ont-ils le bon recul pour raconter une bande dessinée comique ? L’essence de la série est-elle avant tout le pacifisme ?
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À l’origine, la série a été initiée par l’éditeur, qui venait de perdre Lucky Luke, passé à la concurrence, et qui voulait un nouveau western. On est alors en 1968, on est encore loin des bandes dessinées « à message ». L’objectif, c’est juste de divertir un public familial. Bon, c’est vrai, depuis il y a eu quelques épisodes dans lesquels on trouve un sous-texte relativement engagé, Captain Nepel (1993) brocarde l’extrême droite, Black face (1983) dénonce le racisme… On peut considérer que Blutch l’antimilitariste (ou le couard, selon le point de vue) est la caution anti-guerre de la série. Mais je pense que l’essence des Tuniques bleues, c’est plutôt un conflit lointain, dans le temps et dans l’espace, vu par et pour des Européens, avec un angle parodique, caricaturé et décalé, de la même manière que les Italiens ont traité l’histoire des États-Unis du XIXe siècle avec leurs westerns spaghetti, ou Morris et Goscinny avec Lucky Luke. Ça n’empêche que le côté absurde et vain de la guerre est souvent mis en scène dans la série. Sans pour autant tomber dans un moralisme niais, en mode « mal guerre c’est pas bien », évidemment. C’est important, parce qu’on se situe dans un style semi-réaliste, ce qui est relativement particulier dans la BD franco-belge. On est dans une thématique grave, la guerre, mais avec un parti-pris résolument humoristique. C’est la marque de fabrique de Cauvin, qui parvient à parler de la mort (Pierre Tombal) ou de la maladie (Les Femmes en blanc) avec un ton décalé, et un humour adapté au grand public.
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En 2024, vous signez le scénario de « De l’Or pour les bleus ». Comment avez-vous abordé cet héritage ?
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Avec l’émotion et la joie de quelqu’un qui est resté quelque part un petit garçon, à qui on confie un jouet qui l’a amusé et fait rêver, et qui reprend le relais avec des étoiles dans les yeux. J’ai déjà eu cette joie quand j’ai écrit un épisode de Spirou et Fantasio, Spirou chez les Soviets, dessiné par Fabrice Tarrin. C’est un plaisir renouvelé, et en plus, travailler avec Lambil, celui-là même qui dessinait déjà la série quand je l’ai découverte enfant, ça avait un côté magique. Au début, j’avais l’impression de faire un faux, un pastiche. J’ai toujours du mal à me défaire de mon syndrome de l’imposteur. Mais en même temps, j’adore jouer au faussaire. Je m’étais amusé à faire des fausses pages de Rob-Vel, le créateur de Spirou, ou une fausse page de Spirou-Tintin par Franquin et Hergé, parues dans des numéros du 1er avril du journal Spirou. Mais cette fois-ci, il fallait donner le change, au 1er degré. Se glisser dans les bottes de Cauvin, être fidèle au ton de la série. Mon défaut, c’est d’en faire toujours trop. J’ai écrit puis supprimé des intrigues secondaires. Cauvin avait le chic pour raconter une histoire ultra fluide, accessible à tous, et en même temps avec du rythme. Marcher sur ses pas m’aura permis de progresser en lisibilité. Du moins je l’espère.
Pour le titre, je me suis inspiré du film De l’Or pour les braves (1970). Le film se passe pendant la Seconde Guerre mondiale, mais je trouve qu’il a un côté western spaghetti. Pour moi, c’était un clin d’œil à un des premiers albums de la série, Et pour quinze cents dollars en plus (1973), qui lui aussi fait un gros clin d’œil à un film de Sergio Leone.
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Comment travaillez-vous avec le dessinateur Lambil ?
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Depuis le début de leur collaboration, Cauvin a toujours fourni le scénario sous forme de storyboard à Lambil. Donc je fais pareil. Mes dessins sont un peu plus poussés, en fait je m’amuse à dessiner mes albums des Tuniques bleues, comme je l’avais fait quand j’étais gamin avec les Schtroumpfs et Lucky Luke. Mon style graphique est plus comique que celui de Lambil, alors que je découvre mon scénario dessiné dans un style semi-réaliste, ça donne un nouvel angle au comique de situation, ça ajoute un côté « aventure » qui, je trouve, fonctionne bien.
Au départ, je communiquais par l’intermédiaire de mon éditrice, Laurence Van Tricht. Et petit à petit, j’ai échangé par téléphone avec Lambil, et le courant est bien passé entre nous. Il peut avoir un côté bougon au premier abord, mais en fait il est très drôle, on passe de bons moments à rigoler. J’ai un grand respect et beaucoup d’admiration pour l’homme, pour moi c’est une légende vivante : il travaille dans le journal Spirou depuis les années 1950, l’Âge d’or de la BD franco-belge, dont je suis un grand fan. Il a le même âge que mon papa, qui lisait ses BD quand il était encore abonné au journal. Et à son âge vénérable, il fait toujours le job, il ne recule jamais devant une scène de bataille en plan large… Comme je lui dis souvent, « T’es une machine de guerre ! ».
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Êtes-vous plutôt Blutch ou Chesterfield ? Est-ce un duo qui peut vous rappeler Spirou & Fantasio ?
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Je me reconnais particulièrement dans les qualités de Blutch. Comme lui, je suis un peu trublion, de mauvaise foi et volontiers provocateur. Et tout aussi antimilitariste que lui : à l’époque du service militaire, je me suis fait réformer P5. Dans mon dossier, il y avait la mention « dangereux pour la collectivité » !
Les deux séries sont basées sur le principe de la « buddy story », dans un genre semi-réaliste, mi-humour, mi-aventure. Avec quand même une différence fondamentale : Blutch et Chesterfield ont chacun une personnalité forte, antagoniste et complémentaire. Alors que dans le duo Spirou et Fantasio, l’un est plutôt une « coquille vide », à l’instar d’un Tintin dans lequel chaque jeune lecteur peut s’identifier, courageux, vertueux, mais sans aspérité, alors que l’autre est l’élément comique du duo, impulsif, inventeur fantasque, gentiment m’as-tu-vu.
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« Lincoln dans la ligne de mire » débute dans un champ de bataille, se termine dans un autre. Entre-temps, il est sans cesse question de meurtres et d’exécutions. Est-ce un album-western ?
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Quand j’ai écrit le scénario, je le voyais plutôt comme un polar. Comme il s’agit d’une histoire d’infiltration, on est un peu dans la veine des Infiltrés, toute proportions gardées, avec bien sûr le côté comique en plus.
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« Lincoln dans la ligne de mire » fait également écho au véritable assassinat du président américain. Est-ce passionnant pour vous, auteurs, de mélanger faits historiques et fiction ?
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Ça fait également référence à une pseudo tentative d’attentat de Lincoln, à Baltimore. C’est pour ça que j’ai situé l’action dans cette ville. Morris le faisait dans Lucky Luke, je crois que c’était le seul à l’époque. Cauvin aussi par la suite. J’adore mélanger la fiction et les personnages réels. Je l’ai fait dans Spirou chez les Soviets (2020), et je persiste avec la suite, Opération Lune, que Fabrice Tarrin est en train de dessiner, assisté par Cédric Ghorbani. Et je l’ai fait aussi avec quatre romans graphiques autofictionnels, dans lesquels je plonge des personnes issues de mon entourage dans des récits plus ou moins fictifs. C’est mon côté sournois et farceur, j’aime bien mêler la vérité au mensonge. En revanche, je suis en train de terminer une autobiographie, Le Syndrome de l’imposture, qui sort en 2026, dans laquelle je raconte toute la vérité, rien que la vérité, sur mon passé d’imposteur professionnel.
À propos d’autofiction, les premiers à en avoir fait en BD (franco-belge), ce sont… Lambil et Cauvin, avec leur série Pauvre Lampil. J’ai tenu à leur rendre hommage dans une petite BD parue récemment dans Spirou, intitulée Pauvre Neid’art.
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Où voulez-vous emmener le sergent Chesterfield et le caporal Blutch à présent ?
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Lambil est en train de terminer le tome 70, un récit ou le comique n’est pas en reste, qui verra défiler toute une ménagerie.
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