De par sa personnalité, son style unique et ses sujets si particuliers, Henri Matisse (1869-1954), précurseur du fauvisme, a marqué son époque. Encore de nos jours, il reste un artiste de référence. Tout au long de sa vie, Matisse a mis le dessin au premier plan. Le maître incontesté des couleurs fait parler son crayon sur de simples carnets, sur des marges de lettres, sur de grandes et belles toiles mais aussi des papiers découpés. Portraits ou paysages, les œuvres communiquent entre elles – se complètent. Matisse est lui-même un profil à redécouvrir.

Entretien avec Sandrine Andrews, artiste et autrice du livre « Henri Matisse » (Editions Larousse – 2025)


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Parmi la multitude des artistes de son époque, qu’est-ce qui différencie Henri Matisse, le plus grand des modernes ?

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C’est en effet l’un des plus grands modernes et, au même titre que Picasso et Paul Klee, il a inventé plusieurs langages nouveaux et bien à lui. Matisse se met à créer une peinture totalement nouvelle qui sera appelée le fauvisme, s’engage vers une peinture plus inattendue encore lorsque les corps ou les visages deviennent de plus en plus épurés, les visages allant parfois jusqu’à disparaître pour ne garder que ce qui lui semble utile et essentiel. Je pense notamment au tableau Café marocain (1912). Avec ses papiers gouachés et découpés, c’est l’apothéose pour Matisse. Il parvient en effet à combiner couleurs, lignes et simplicité sur de grandes surfaces qui nous enveloppent, nous plongent entièrement dans son monde coloré.

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Issu d’une famille de tisserands, clerc de notaire dans sa jeunesse, Henri Matisse a-t-il conservé des aspects de sa vie passée ou est-il devenu un artiste total à partir des années 1890 ?
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Non, ce n’est pas d’un claquement de doigt que tout est arrivé pour Henri Matisse. On peut même dire que cela a été très long. De toute façon, je ne comprends pas ce que vous voulez dire par artiste total. Vous voulez sans doute dire qu’il devient pleinement artiste avec un style bien à lui. Oui, cela va être une longue traversée, une longue recherche qui le fait passer de natures mortes très sombres à des paysages lumineux, puis le pointillisme pour arriver au fauvisme quand il a 36 ans ! On peut dire que Matisse parvient à créer un style qui lui est propre avec Luxe I (1907) par exemple. Enfin de son passé, de la tradition familiale, il garde son goût pour les tissus et les motifs, il garde avec lui des morceaux de tissus ou en achète d’autres qui seront des éléments qui l’aideront à créer ses tableaux.

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Copiste au début de sa carrière, Henri Matisse est pourtant devenu très rapidement un artiste singulier. Est-ce en s’inspirant qu’il est devenu un peintre libre (il « simplifie » la peinture) ?
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Non, comme je vous disais, il n’est pas devenu rapidement le Henri Matisse que nous connaissons tous. Il y a une très belle citation de Matisse qui peut peut-être éclairer votre propos : « Créer, c’est exprimer ce que l’on a en soi. Tout effort authentique de création est intérieur. Encore faut-il nourrir son sentiment, ce qui se fait à l’aide des éléments que l’on tire du monde extérieur. » Il y a un va et vient entre son monde intérieur, ses émotions, son ressenti et ce qu’il voit, ce qui l’entoure, sa famille, les paysages, les couleurs, plus tard les odalisques. Il n’y a pas de barrières entre cet intérieur et extérieur et c’est le cas pour tellement d’artistes !

Lorsque son enseignant Gustave Moreau lui dit qu’il va simplifier la peinture, c’est sa prévision, il voit que Matisse prend des raccourcis, qu’il ne va pas reproduire le corps de la même façon que d’autres, qu’il va abandonner les demi-teintes, le clair-obscur, tout ce qui fait le fond de boutique des peintures de la fin du XIXe siècle.

Est-ce par maladresse ou une réelle intention ? Je pense que tout cela se met en place progressivement. Matisse doit ressentir un plus grand plaisir à ne pas reproduire le monde tel qu’il est, à éclaircir les couleurs, à éliminer le noir, dans la première partie de sa carrière car c’est une belle couleur qu’il va retrouver ensuite pour lui donner un rôle très important à jouer dans ses toiles.
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D’allure classique voire sobre, Matisse peint pourtant la joie de vivre et la plénitude. L’art était-il pour lui une évasion ?

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Evasion ? Je crois qu’il y a chaque jour une prison pour chacun de nous si nous ne cherchons pas à mieux nous connaître ! Si ses tableaux, enfin certains, expriment une certaine plénitude et joie de vivre par leurs couleurs, l’équilibre des lignes, cela ne signifie pas que l’artiste, et ici Matisse, est pleinement détendu et heureux lorsqu’il les fait ou après… C’était un homme qui n’était pas souvent satisfait de son travail. Matisse s’exerce sans cesse, cherche, reprend, s’interroge, c’est ce qui d’ailleurs le rend si intéressant et riche pour nous à étudier. Enfin ses toiles ne sont pas toutes remplies de joie et de plénitude – certaines, c’est certain, mais d’autres sont plus complexes, parfois difficiles à apprécier.

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Est-ce Sergueï Chtchoukine qui glorifie le mieux (et la popularise) la peinture de Matisse ?

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Chtchoukine ou Morosov sont d’importants mécènes pour Matisse. Ils lui achètent ou commandent des toiles qui lui permettent de mieux vivre avec sa femme et ses enfants car ils ont connu de nombreuses années très compliquées. Mais les commanditaires ou mécènes ont aussi leur faiblesse quand Matisse expose La danse (1910), il essuie de nombreuses critiques peu élogieuses. Chtchoukine lâche même son peintre ! Heureusement, le collectionneur finira par se raviser mais c’est aussi ça être artiste. Vous pouvez être admiré et protégé mais si ceux qui vous soutiennent doutent de vous, c’est l’effondrement.

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« La Danse » est-il un hommage aux corps ?

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Si vous pensez à La Danse de 1910, oui, c’est un hommage au corps mais surtout à son mouvement, à ce qui engage un corps. Chaque partie associée aux autres, l’ensemble du corps et les corps qui l’entourent puisque nous sommes face à une farandole qui s’envole… Matisse disait qu’il chantait et dansait en la peignant, ce qui veut dire que cette fois-ci, il se sentait bien et sans doute assez proche de l’état de plaisir qu’il ressentait quand il voyait les gens danser au Moulin de la galette à Montmartre.

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Matisse quitte parfois son atelier d’Issy-les-Moulineaux et part en voyage notamment au Maroc, en Andalousie et à Tahiti. Les couleurs évoluent-elles au cours de la vie du peintre ?

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Oui, sans cesse, c’est d’ailleurs ce qui est intéressant chez Matisse. Le processus de recherche, de changement s’insère dans un besoin d’aller ailleurs pour se renouveler, pour trouver un nouvel émerveillement qui sera à la source de son désir de peindre. Tout commence avec Belle-Ile et la Corse. Cela se poursuit avec sa découverte de Collioure où le fauvisme va prendre naissance et se poursuit en Andalousie et au Maroc. Matisse doit quitter Paris régulièrement pour se plonger dans la lumière de Nice, mais quand il a épuisé tout ce qu’il pouvait en faire et notamment après sa longue période à travailler sur les odalisques, il part à New York et va à Tahiti, où le peintre découvre une nouvelle lumière et de nouvelles couleurs.

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