Dans l’univers littéraire d’Elsa Flageul, il y a un rythme des mots – une danse légère mais toujours sincère. Son dernier livre, « Une Fille difficile » (2025 – Editions Maliet-Barrault), chevauche les époques et les désirs. Les sentiments sont des personnages singuliers chez Elsa Flageul. Passionnée de cinéma, modèle pour le photographe-écrivain Eric Genetet, l’écrivaine trouve également son équilibre parmi les chapitres et autres ellipses.

Entretien avec Elsa Flageul, une autre force tranquille.

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Le cinéma a-t-il été la première de vos passions ? Reste-t-il une influence majeure pour votre écriture ?

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Oui, vraiment, j’ai commencé à adorer certains films dès l’enfance, guettant leur diffusion à la télévision, avec le sentiment d’un vrai évènement, d’une vraie fête quand passaient des films que j’aimais. A l’adolescence, l’arrivée du magnétoscope a été une petite révolution et a déclenché une cinéphilie complètement obsessionnelle. J’ai par exemple regardé Le dernier métro de François Truffaut ou Autant en emporte le vent de Victor Fleming presque tous les midis quand j’étais en quatrième sans jamais me lasser, connaissant les dialogues par cœur, les mouvements de caméra, les dégustant à l’avance presque. Ma grande sœur avait aussi un livre sur le Hollywood des années 50 qui me fascinait beaucoup et dont j’ai appris des passages par cœur, des distributions de films par cœur, parfois même celles de films que je n’avais pas vus comme La nuit du chasseur de Charles Laughton par exemple, dont la photo de Robert Mitchum et de ses doigts tatoués LOVE/HATE me faisait énormément d’effet. Ce n’est que plus tard que j’ai vu le film (et heureusement).

J’ai fait des études de cinéma après le bac et cela a énormément rassasié cette cinéphilie un peu boulimique, j’ai écrit un mémoire de maîtrise et un mémoire de DEA sur le cinéma de Jacques Demy et c’était un peu l’aboutissement de cette passion adolescente et vorace.

Quand finalement j’ai commencé à écrire, j’ai tout de suite pensé « en scènes », en images dans lesquelles il fallait entrer, se plonger, presque avec une loupe en un sens et qu’il fallait restituer en mots de façon la plus précise possible. Dès mon deuxième roman Madame Tabard n’est pas une femme (Julliard, 2011), j’ai voulu écrire sur ma passion pour le cinéma de François Truffaut, et plus particulièrement sur Baisers Volés. Je ne sais pas si j’ai réussi mais avec cet univers-là, je voulais vraiment l’habiter à mon tour, vivre dedans en un sens et je l’ai fait par les mots.

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Le cinéma de Jacques Demy est-il avant tout une échappée vers la fantaisie ou y’a-t-il de la place pour la réalité ?

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Il est double bien sûr, et c’est précisément cela que j’adore. Je trouve qu’il n’y a rien de plus touchant, déchirant et finalement de plus impactant que l’émotion qui se révèle quand on ne s’y attend pas, chez quelqu’un qui essaie de la cacher, par l’humour, la légèreté, une politesse du désespoir comme on dit, plutôt que quand elle est exprimée complètement. Et l’univers de certains films de Demy, ceux sur lesquels j’ai travaillés en tout cas (Lola, Les parapluies de Cherbourg, Les demoiselles de Rochefort, Peau d’Âne et Model Shop principalement) est à la fois un enchantement formel, les couleurs, les chansons, l’humour, les mouvements de caméra, la circulation des films entre eux (comme chez Truffaut d’ailleurs, c’est un cinéma qui est très impur et c’est ça qui est délicieux) mais est aussi d’une cruauté folle, d’un déchirement très réaliste même, tant par ce qui se dit, les amours manqués à jamais, les mauvais choix, le temps qui passe et qui ne se rattrape jamais que par la mise en scène (la fin des Demoiselles de Rochefort est d’une frustration cinéphilique inégalable car la rencontre entre les deux amoureux, attendue pendant tout le film, est filmée de loin, si bien qu’elle existe mais on ne la voit pas). Il n’y a pas chez Demy d’opposition il me semble entre le réel et la fantaisie, la fantaisie est plutôt une façon de retranscrire le réel, de l’exprimer dans son essence. Et d’ailleurs, le réel est à certains égards totalement fantaisiste. Comme disent souvent les personnages des films de Truffaut : La vie a plus d’imagination que nous.
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Suite à un chagrin d’amour, vous vous mettez à écrire.  Comment, au fil des années, avez-vous pu transformer le malheur par la joie de raconter des histoires ?

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J’ai l’impression que le malheur, le chagrin, ne peuvent pas vraiment se transformer. Ils peuvent éventuellement se diluer dans la vie, s’user, faiblir mais l’empreinte, elle, reste toujours. En revanche, les émotions, quelles qu’elles soient, c’est de la nourriture pour écrire. Le chagrin, et ses corollaires comme la colère pour moi, c’était soudain, à 25 ans, une énorme nourriture pour écrire et un accès à des émotions jusqu’ici inconnues. L’amour parti, il y avait un tel vide, une telle solitude, que c’était le lit idéal des mots. Et puis, je n’avais rien à perdre puisque tout était perdu. La joie d’écrire, je l’ai trouvée tout de suite et ça a été juste un miracle de ressentir ça au milieu du chagrin. Mais ça ne s’y substituait pas. Je n’ai jamais oublié et c’est toujours ce que je recherche, cette joie de la phrase qui sonne juste, du bon rythme, du mot parfait, de la sensation que c’est exactement ce qu’il y a l’intérieur de moi ce plaisir-là est extraordinaire.

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« J’étais la fille de François Mitterrand » est votre premier roman. Est-il un hommage à l’enfance et ses fantasmes (vous adoriez vous-même le Président de la République) ? Avez-vous pu échanger avec Mazarine Pingeot ?

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Oui, c’est un hommage à la joie et à la mélancolie de l’enfance, à ses chagrins impossibles à exprimer, à ses fantasmes rigolos. Et en effet j’étais moi-même un peu amoureuse de François Mitterrand qui m’impressionnait énormément quand j’étais enfant. C’était aussi une façon de raconter une petite fille qui ne se sent pas vue par son père, pas regardée, pas aimée en somme, qui n’ose pas lui dire, qui ne sait pas comment faire avec lui et qui rêve soudain d’un autre père que le sien. C’est un sujet qui me touchait beaucoup. Écrire, de toute façon, ce n’est pas dire les choses, c’est les écrire. C’est très différent. Ecrire provient forcément du silence, du fantasme, de tout ce qu’on a dans la tête, dans le cœur, et qui ne peut pas sortir de soi, sans qu’on sache pourquoi parfois, comme une pudeur, comme une inhibition, comme une timidité.

Mazarine Pingeot est publiée chez les mêmes éditeurs que moi (Betty Mialet et Bernard Barrault qui à l’époque étaient chez Julliard), nous avons donc finalement assez tôt pu échanger et c’était hyper simple. Mon éditrice lui avait de toute façon soumis le manuscrit de J’étais la fille de François Mitterrand bien avant sa publication, il fallait absolument qu’elle soit d’accord et pas gênée par mon titre et l’évocation de son père dans mon livre, même si c’était hyper élogieux et raconté du point de vue d’une enfant. Elle l’a été tout de suite et je l’en remercie encore. Je suis très admirative de l’écrivaine qu’elle est, de ses romans (notamment son dernier Le salon de massage paru chez Mialet-Barrault que je recommande mille fois), de sa sensibilité, de son intelligence.

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« Madame Tabard n’est pas une femme », « Les Araignées du soir » et « A nous regarder, ils s’habitueront » traitent notamment du point de vue de l’autre. Lors de l’écriture, faut-il s’identifier à ses personnages ou finalement on intègre à chacun d’entre eux une part de soi ?
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Je ne crois pas que tous mes personnages aient une part de moi en eux mais je les comprends tous profondément, je me sens toujours légitime à les faire parler, vivre même s’ils sont très différents de moi. Parfois, j’écris peut-être certains de mes personnages pour les comprendre justement, pour les tirer à moi, c’est possible.
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Le choix est-il toujours de choisir le bon titre du livre ?

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Ecrire un roman c’est faire beaucoup de choix, surtout au début, pas seulement celui du titre, mais pour moi le choix du titre est primordial et il arrive toujours assez tôt. Si j’ai le bon livre, j’ai l’impression que je peux écrire le bon livre qui va avec ce titre. Il agit comme un tuteur lors de l’écriture.

D’ailleurs j’ai tout une liste de titres de livres possibles, que j’alimente souvent, de romans que je n’écrirai probablement jamais. Et aussi complètement débiles parce que ça me fait rire de trouver des titres nuls. J’adore les titres.

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Peut-on écouter de la musique quand on lit vos livres ?

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On peut faire ce qu’on veut en lisant mes livres si on a cette capacité de concentration à ce moment-là ! Mais moi je n’en écoute absolument jamais pour écrire, ça m’est tout à fait impossible. Ni pour lire d’ailleurs. Mais j’aime l’idée en revanche que mes romans soient irrigués de musiques, de chansons, qu’elles soient le décor d’une époque, d’un moment comme dans Les mijaurées avec les groupes Queen ou Nirvana par exemple ou dans Une fille difficile avec la Mano Negra. J’ai un rapport très mémoriel aux choses et je peux retrouver complètement un moment, le lieu, les personnes, la façon dont était disposés dans l’espace et ce qu’on s’est dit, simplement en entendant une musique qui passait alors. J’aime que ce soit pareil dans mes romans. Les chansons ont un pouvoir d’évocation énorme, ce serait dommage de s’en priver.

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L’amour est-il un moteur dans toutes vos écritures ?

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Oui je crois. C’est ce qui m’intéresse le plus dans la vie, l’amour, les émotions, les sentiments, cachés ou non, ce qui nous anime, ce qui nous meut.

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Le Sida est-il un personnage principal dans « Les Mijaurées » ?

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Non, je ne crois pas. Il est un décor plus qu’un personnage dans Les mijaurées, une préoccupation très caractéristique des jeunes adultes et adolescents des années 90, dont je faisais partie. Quelque chose de l’ordre d’une innocence impossible par rapport au sexe qui nous a tous marqués je crois.

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© Eric Genetet

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« Une Fille difficile » traite du temps qui passe et des relations femmes-hommes. Est-ce finalement notre époque qui est difficile (à suivre) ?

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Elle l’est oui mais chaque époque ne l’est-elle pas ? Ce que j’aimais dans ce terme de fille difficile, c’était son contrechamp évident, fille facile, dans le sens sexuel du terme mais aussi dans le côté gentil, agréable, doux qui sont souvent considérées de façon assez archaïque comme des caractéristiques dites féminines. Garder donc le terme de fille difficile, c’était interroger la docilité de mon personnage principal, Laure, dans son rapport au désir, à la séduction, aux garçons puis aux hommes et comment trouver son chemin entre ces deux rives de la féminité qui sont finalement, impossibles.
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Dans « Images d’un amour » du photographe et écrivain Eric Genetet, vous êtes l’héroïne. Est-ce confortable de n’être que le sujet d’un livre ? 

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Oui ça l’est, car j’ai l’impression que ce n’est pas vraiment moi. C’est comme une projection de moi, au sens presque cinématographique du terme, comme si j’étais un drap blanc sur lequel on projette un film, un très beau film en noir et blanc. Pour une fois, ce n’est pas moi qui suis active dans la création et c’est agréable aussi d’être de ce côté. Et puis j’aime être aimée ainsi.

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Souhaitez-vous tenter un jour l’aventure cinématographique ?

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Pas du tout. J’adore le cinéma, la photo mais en tant que spectatrice. Je me sens vraiment écrivaine. Moi j’aime les mots, la solitude choisie, j’aime le silence que ça requiert, l’anachronisme presque de cette activité un peu artisanale. J’aime être la seule à savoir ce que je dois faire, gribouiller mon truc dans mon coin, c’est vraiment la bonne place pour moi. Diriger une équipe, faire des choix tout le temps, être leader, vraiment ce n’est pas pour moi du tout.
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© Eric Genetet

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Photo de couverture : © Eric Genetet

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