L’image est en constante évolution. Figée ou animée, elle se construit, se déconstruit et se reconstruit. Véritable passionné du monde visuel, Jean Lecointre a imaginé sa vie et ses rêves sous la forme de montages en tout genre, de découpages et de collages. Couvertures d’album, animations télé, romans photo, tout support peut être un beau moyen d’expression (brut) pour cet artiste isérois.

Avec le surprenant « Barcarolle » (Actes Sud BD- 2025), Jean Lecointre reprend les codes de l’étrange. L’œuvre graphique fait une large place à l’imaginaire du cauchemar tout en surprenant à chaque fois son lecteur.

Entretien avec Jean Lecointre, grand concepteur d’images.

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Dès l’enfance, vous découpiez les photos dans les journaux et magazines. L’image est-elle fascinante car au service de l’imagination ?

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Enfant, c’est surtout l’image photographique qui me fascinait et que je découpais. J’imaginais m’approprier un fragment de réalité. J’ai commencé par créer des détournements en choisissant spécifiquement des images d’animaux que je légendais d’une façon que je pensais humoristique. Je les collais dans un cahier pour avoir l’impression de feuilleter un livre. C’est un exercice que j’avais découvert dans les pages de Télé 7 jours qui proposait cet exercice à ses lecteurs, avec des clichés extraits de films ou d’émissions.

Aujourd’hui encore, mon processus créatif pour une illustration ou une histoire s’appuie en grande partie sur la contemplation de photos pour stimuler mon imagination. J’ai bien sûr besoin au préalable de me formuler l’idée, de rédiger un synopsis pour savoir où me diriger, mais je serai incapable d’écrire une histoire uniquement en texte. Très rapidement, je ne m’amuse plus avec les mots seuls, et mon récit aussi devient ennuyeux.

La contemplation hasardeuse de photos m’emmène dans des territoires inattendus que je dois contrôler ou dont je dois m’évader. La photo m’attire particulièrement quand elle prend le contrepied de mon projet.
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Avec Roman Cieslewicz, avez-vous appris à être plus libre ou avez-vous expérimenté une forme de rigueur graphique ?
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En découvrant le travail de Roman Cieslewicz, j’ai d’abord compris que le photomontage n’était pas seulement absurde et surréaliste, il pouvait être maîtrisé pour devenir vecteur de sens, avec une efficacité redoutable.

Avec lui la rigueur portait beaucoup sur l’idée immédiate transmise par une photo et la sublimation de cette idée par l’exercice du cadrage.

Roman Cieslewicz nous permettait d’être libre dans le choix graphique de nos documents, peu importait le réalisme du photomontage. Il autorisait voire encourageait le jeu avec les différences de techniques d’impression, l’apparition de trames mécaniques mélangées à des photos à l’esthétique « léchée ».
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En 1987, vous réalisez la pochette de l’album « Les Tzars » du groupe Indochine. Comment est venue cette interaction et ce récit animalier (un reptile vêtu dans un costume) ? La chimère est-elle un personnage principal dans votre univers ?
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En 1987, j’étais étudiant en école d’art dans la même promotion que la personne qui créait les visuels du groupe Indochine. Lorsqu’elle m’a proposé de travailler ensemble sur le visuel de la pochette des Tzars, c’est très intuitivement que j’ai proposé d’utiliser la technique du photomontage. Je crois que cette technique me rassurait car elle tenait à distance la sensibilité mal assumée de mon dessin, elle proposait aussi une approche graphique plus « politique », en accord avec la chanson.

Je ne sais plus comment le personnage à tête de lézard est apparu, mais le jeu de mot entre « Lézard » et « Les Tzars » n’était pas du tout conscient.

Des Animaux Domestiques à Barcarolle, en passant par les Dents du Loup ou l’Odyssée d’Outis, la chimère est un personnage récurrent dans mon univers graphique. C’est une façon immédiate et quasi universelle de caractériser un personnage. Les fables de La Fontaine m’ont certainement beaucoup influencé.

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« La Balançoire de Plasma » (2005) est-il un exercice (duo avec Pierre La Police) qui vous surprend encore ?
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Je connaissais un peu Pierre La Police avant qu’il ne soit édité, je me souviens parfaitement du jour où il m’a montré ses premières planches de bandes dessinées : j’ai été foudroyé. Tout ce que j’avais péniblement tenté d’élaborer comme projet de narration comique était réduit en cendres. Ce n’était pas grave, car pour la première fois de ma vie, je riais en lisant une bande dessinée !

J’avais le fantasme d’une narration avec des photomontages, mais j’étais incapable de produire une histoire illustrée. J’étais inexpérimenté et je me laissais trop influencer par les directions hasardeuses que me proposait la technique du photomontage. J’ai donc finalement demandé à Pierre La Police s’il avait un scénario qui conviendrait à mes images. Il m’a proposé « La Balançoire De Plasma ». L’aventure a duré 4 ans, durant lesquels j’ai appris énormément et compris certains principes essentiels de la narration. Je reste subjugué par cette histoire, sa construction, ses références.
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Le travail pour la presse ou la télévision demande-t-il une adaptation ou est-ce finalement une continuité de votre univers graphique ?
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Le travail pour la presse m’oblige à devoir maîtriser le temps. Quand je travaillais pour le quotidien Libération, les délais pouvaient parfois être de quelques heures. Je devais donc anticiper rigoureusement le temps à consacrer à la recherche de documentation, aux scans et à la réalisation.

C’est plutôt angoissant, mais très gratifiant quand tout se passe bien. Cela permet aussi d’illustrer des sujets auquel je ne me confronterais jamais spontanément.

Pour la télévision, et les courts métrages que j’ai réalisés, c’est toujours le temps qu’il faut maîtriser, mais en travaillant le rythme de la narration. Faire en sorte qu’on ait le temps de comprendre, en évitant de s’éterniser, et donc d’ennuyer.
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La sexualité est-elle un sujet sans limites et parfois donc envahissant ?

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Après quelques années de collecte de documentation dans les brocantes et vide-greniers, je disposais d’un stock assez conséquent d’images érotiques et pornographiques. Ça a été pour moi l’occasion de passer dans le domaine de la littérature « adulte » en proposant deux livres édités par Cornélius : Femmes entre Ailes et Hommes entre Œufs. Le principe de ces livres d’images était de fusionner ces images pornographiques avec des images anodines d’encyclopédies, pour créer une confusion entre l’œil et la libido.

On m’a proposé ensuite de réaliser un livre dans la collection BDQ : Multiverges. Une histoire vaudevillesque, fantastique et pornographique pour rendre hommage aux BDs de gare qu’on achetait pour se rincer l’œil, à l’époque où internet n’existait pas.

J’ai maintenant l’impression d’avoir atteint les limites, à la fois de ma documentation et de mon inspiration pour évoquer frontalement la sexualité. Mais bien sûr, je reste ouvert à toute suggestion éditoriale.
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Au cinéma, au musée ou encore au supermarché ou dans la cuisine, qu’est-ce qui retient votre attention créative ?
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Difficile de trouver un point commun entre tous ces univers. J’ai de plus en plus en plus de difficultés à fréquenter les cinémas, musées et supermarchés, je suis effaré et rebuté par l’affluence croissante de la foule. Reste la cuisine et le moment du café, à deux, ou trois au maximum…
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La bande annonce est-elle souvent plus intéressante que le film car elle est avant tout un teasing qui stimule l’imagination ?
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Souvent la bande annonce nous suffit. Il nous paraît inutile de voir le film tant l’essentiel semble avoir été montré. C’est ce principe qui nous a guidés, Franck Secka, Fabien Caux-Lahalle et moi pour réaliser la série Turkish Delights pour Canal +. Quarante bandes annonces en références aux genres et classiques du cinéma. Une façon de faire de longs films, en une minute. Le spectateur aura rempli de lui même les vides entre les extraits montrés.
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Dans « Barcarolle » (2025), Poulenc, votre personnage, est-il un James Bond qui s’est libéré de toute morale ?
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Poulenc est un James Bond qui se serait égaré dans un zapping. Il pense s’être libéré de toute morale mais va devoir affronter son écho, comme son pire ennemi. Son séjour sur Barcarolle le placera dans un univers psychanalytique impitoyable, très librement inspiré des travaux et découvertes de Karl Gustav Jung.

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Adepte du découpage manuel et du photomontage numérique, comment percevez-vous la révolution de l’intelligence artificielle ?
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L’intelligence artificielle pour l’illustration est un sujet très sensible qu’il faut aborder avec beaucoup de prudence, sous peine de se faire lyncher par une grande partie des fabricants et consommateurs d’images « traditionnelles ».

Il est trop tard pour empêcher l’IA d’exister, il faudrait donc plutôt tenter d’apprendre à l’utiliser.

Il faut bien sûr être informé en priorité de son énorme coût écologique… (et taxer son usage proportionnellement ?)

On doit aussi créer des lois pour empêcher le pillage de certains artistes. Ces lois existent déjà en illustration. Si la situation est nouvelle et toute particulière pour l’IA, la loi devra trouver son chemin et s’adapter.

Indépendamment des problèmes majeurs cités précédemment, l’IA en illustration est un outil que je trouve extraordinaire et fascinant.  Une nouvelle imagerie, et de nouveaux artistes apparaissent avec un processus créatif totalement nouveau.

Il y a bien sûr des résultats graphiquement lamentables, uniformes et très identifiables, mais la responsabilité est plutôt celle de la personne qui les génère, les sélectionne et les exploite.

Je ne crois pas du tout que la créativité humaine soit mise en danger en utilisant l’IA, au contraire. Ces réactions de rejets sont des fantasmes, des peurs créées souvent par la méconnaissance du sujet.
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LIsère est-il un monde qui vous inspire ?

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Beaucoup ! J’habite à la campagne sur une frontière du département, non loin du Musée Gallo-romain de Vienne, de l’industrie pétrochimique de la vallée du Rhône, et du Palais Imaginaire du Facteur Cheval (qui se trouve dans la Drôme). C’est un triangle que je trouve plutôt inspirant.

Je découvre aussi la campagne et ses animaux. Je m’éveille avec le chant des oiseaux, me promène avec les chevreuils et me fais sucer le sang par les tiques.
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Où voulez-vous aller à présent ?

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Je suis illustrateur. J’aime la commande, la contrainte. J’aimerais donc être invité à présent sur un territoire dont je ne connais rien encore et où tout soit possible et imaginable…

Ces dernières années, j’ai eu l’occasion de travailler pour créer des costumes et décors d’opéras avec le metteur en scène Olivier Fredj. C’est une expérience que j’aime beaucoup, une autre façon d’envisager et de voir vivre mes images.
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