Poète à la fois renommé et populaire, scénariste engagé et incontournable du cinéma français, Jacques Prévert (1900-1977) laisse encore de nos jours une marque indélébile dans notre quotidien. Ses formules, ses métaphores et ses revendications sont en effet de solides armes contre l’injustice, le mépris et le monde trop adulte.

Plus qu’un artiste, Jacques Prévert est un être multiple. Passionné pacifiste par son (XXème) siècle, écrivain de l’image, ce rêveur-artisan a encore un bel avenir littéraire et cinématographique.

Entretien avec Carole Aurouet, Professeure des universités en études cinématographiques à l’Université Gustave Eiffel et autrice du livre « Le cinéma dessiné de Jacques Prévert » (Editions Textuel – 2012).

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Rappelé par le poème « Le Cancre », Jacques Prévert n’a pas fait de longues études. Cet esprit d’indépendance a-t-il selon vous renforcé sa personnalité ?

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Celui qui dit « non avec la tête » mais qui « dit oui avec le cœur », qui « dit oui à ce qu’il aime » et qui « dit non au professeur » mais qui « malgré les menaces du maître » et « sous les huées des enfants prodiges » dessine « avec les craies de toutes les couleurs », « sur le tableau noir du malheur » « le visage du bonheur » nous rappelle en effet l’enfant Jacques Prévert. Contrairement à ce que certains pourraient penser, il était plutôt bon élève, comme en témoigne le Tableau d’honneur du 25 mai 1910 de l’école privée catholique André-Hamon de la rue d’Assas – établissement qu’il intègre en 1908, ses parents ayant dû se plier aux exigences des grands-parents paternels, de fervents catholiques pratiquants. Prévert est alors le premier de sa classe. En juin 1911, il obtient son certificat d’études primaires avec une note de 9.5/10 en orthographe, de 8/10 en lecture et récitation et de 7/10 en rédaction. En revanche, ses résultats en calcul sont nettement moins brillants. Et pendant le cours de catéchisme, les réparties de l’écolier vont bon train. Elles lui auraient valu d’être souvent mis à la porte, surtout quand il comparait défavorablement la Bible à la mythologie.

Le jeune Jacques est donc un gavroche au tempérament bien trempé et à la gouaille balancée. Quand il lui arrive de trop répliquer, son père lui dit : « t’es pas poli mais écris le mon petit, tu le dis si bien ». L’école ne l’enthousiasmait guère, vous l’avez compris, si bien qu’il pratiquait l’école buissonnière, dans les jardins – celui du Luxembourg principalement –, dans les cinémas et au Musée Dupuytren où il voyait en cachette, pour se faire peur, des pièces anatomiques illustrant les maladies et les malformations physiques : des femmes-troncs, des hommes-chiens, des nains et des frères siamois.

Cet esprit d’indépendance renforce en effet dès son plus jeune âge sa personnalité. Puis Prévert quitte le domicile parental et commence à gagner sa vie. Il serait faux d’affirmer qu’il a fait tous les métiers car, comme il le précise avec humour, il n’a pas été « curé de Saint-Sulpice », ni « agent de police », ni « receveur de ceci », ni « grand prix d’honneur », ni « journaliste »… « Et j’en ai fait le moins possible [de métiers]. Aucun ne durait guère. Dans ma jeunesse, ou plutôt mon adolescence, je n’arrivais pas à m’y faire. Certains me plaisaient davantage, ils étaient inavouables. Mais voler, est-ce un métier, même en temps de guerre (celle de 14) ? Enfin, à cette époque, le mot “délinquance juvénile”, ne semblait pas avoir été inventé. Mais quand j’y pense, puisqu’on pense, je trouve que j’ai eu beaucoup de chance. Et de même que celui de l’Immaculée Conception, la virginité de mon casier judiciaire reste encore pour moi un mystère. Par la suite… enfin, raconte pas ta vie ». Un épisode de 1915 est assez révélateur des facéties réfractaires du jeune Prévert. Après le Bazar de la rue de Rennes, il rejoint les rayons du Bon Marché d’où il est renvoyé pour « mauvais esprit ». Une lettre écrite par le chef de rayon, datée du 14 août 1918, précise : « M. Prévert, auxiliaire publicité, remercié. Est arrivé en retard ce matin. Ce retard étant consécutif à une absence de Mlle Moginot. […] Les parents de Mlle Moginot se sont opposés à sa venue au magasin afin qu’elle ne se retrouve plus en présence de M. Prévert qui, disent-ils, a détourné leur fille du bon chemin et subi son influence. N’ayant pas voulu donner à M. Prévert le motif de son renvoi […] j’ai été obligé de faire appeler un agent, M. Prévert mettant une obstination méchante à ne pas vouloir s’en aller ». Outre cette aventure, Jacques met parfois la pagaille dans le magasin. Il s’amuse, par exemple, à subtiliser les doubles des factures pour expédier anonymement des objets hétéroclites aux chalands, en fonction de leur patronyme ou de leur adresse. Un jour, il aide un ami qui a eu « une idée de génie » : ils remontent toutes les pendules du Bon Marché de façon à ce qu’elles retentissent aux heures de pointe, à quelques minutes d’intervalle, pour ainsi composer une symphonie. Le jeune Prévert est autant attiré par ce genre de travail qu’il ne l’était par l’école, ce qu’il lui vaudra cette phrase exquise : « On dit que la paresse c’est la mère de tous les vices : moi je trouvais que le père, c’était le travail ».
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La Première Guerre mondiale a-t-elle été également un tournant pour la personnalité de l’adolescent Jacques Prévert ?

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Incontestablement, Prévert est alors mu par une plus forte révolte et il est encore plus avide de liberté, comme tous les jeunes gens de son âge qui feront comme lui partie du mouvement surréaliste. Il a 14 ans quand débute la Première Guerre mondiale.

En 1917 par exemple, alors que des soldats en permission chantent L’Internationale et À Craonne sur le plateau – cette dernière est interdite car violemment opposée à la guerre – Prévert assiste à leur passage à tabac par la police. « Adieu la vie, adieu l’amour, adieu toutes les femmes ! C’est bien fini, c’est pour toujours. De cette guerre infâme, c’est à Craonne, sur le plateau, qu’on doit laisser sa peau, car nous sommes tous condamnés. Nous sommes les sacrifiés », tel est le refrain de À Craonne sur le plateau. Prévert proteste. Il est embarqué par les policiers. Ils lui glissent une lame de rasoir dans la poche. Une déposition tout prête lui est tendue. Il proteste à nouveau. Il est malmené. Il est amoché. En 1918, il passe devant le conseil de révision. « Quand la vérité n’est pas libre la liberté n’est pas vraie : les vérités de la police sont les vérités d’aujourd’hui ».

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Auparavant membre du groupe de la rue du Château dans le XIVe arrondissement de Paris, Jacques Prévert (ce « voyou au pâle visage ») côtoie les surréalistes. Quelles sont ses relations avec André Breton ?

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Il est souvent nécessaire de le rappeler, alors je vous remercie de me donner l’occasion de le faire : Jacques Prévert participe en effet activement au mouvement surréaliste. Il est membre du groupe de la rue du Château à partir de 1925, avec son frère Pierre, ainsi qu’avec ses amis Yves Tanguy et Marcel Duhamel. Ces années-là, Jacques fait entre autres la rencontre d’André Breton, de Robert Desnos, d’Alberto Giacometti, de Georges Malkine et de Georges Sadoul. Il mène une vie de bohème entre La Coupole et Le Dôme et fait aussi la connaissance d’une figure marquante de cette époque : Kiki, reine de Montparnasse maintes fois photographiée de façon inoubliable par Man Ray. Enfin, Prévert reconnaît le petit garçon aux cheveux bouclés avec qui il lui arrivait de jouer parfois enfant : Louis Aragon. C’est donc ainsi et à ce moment-là que Prévert et Breton se rencontrent puis se côtoient.

Le 31 août 1927 par exemple, lorsque Breton fait une lecture de Nadja chez lui, rue Fontaine, il convoque Paul Éluard, André Masson, etc., et Jacques Prévert ! Son texte suscite un enthousiasme unanime.

Prévert dira qu’avec les surréalistes, il était « plutôt homme de main qu’homme de plume », qu’il n’écrivait pas, qu’il participait à leurs débats, « c’était tout ». Il signa malgré tout plusieurs textes collectifs aux côtés de Breton. En 1927 par exemple, Charlie Chaplin est accusé par Lita Grey, dont il divorce, de cruauté mentale et de goûts sexuels anormaux. Avec entre autres Aragon, Arp, Desnos, Duhamel, Leiris, Masson, Queneau et Tanguy, Breton et Prévert prennent sa défense dans un texte intitulé « Hands off Love », paru d’abord en anglais dans le numéro 6 de la revue Transition puis en français le 1er octobre 1927 dans La Révolution surréaliste. Le 23 octobre de la même année, autre exemple, on retrouve leur signature commune dans le tract « Permettez ! » qui fustige l’inauguration d’un monument à la mémoire d’Arthur Rimbaud, à Charleville. Outre ces tracts, et beaucoup d’autres, Prévert participe avec Breton aux recherches menées par les surréalistes sur la sexualité et sur le suicide.

La question de l’engagement politique se pose à Prévert avec l’adhésion des surréalistes au parti communiste en 1926. « J’étais révolutionnaire à sept ans. Je suis complètement incapable d’ouvrir un livre de Marx, cela m’emmerde. Là-dessus, je m’en remets à d’autres. Il serait pour moi facile d’adhérer au PC, mais je crois que cela n’aurait aucun sens » confie Prévert, précisant : « Par exemple, naturellement, les gens vous disent de quel côté êtes-vous ? Bon… Si les gens sont à gauche ou si les gens sont à droite. Comment voulez-vous que moi, je n’aie pas de préférence pour la gauche. Puisque le mot gauche veut dire “je ne sais pas comment faire”, c’est gauche… La droite, c’est rusé. Moi, j’aime mieux l’absence de ruse. J’aime mieux la gauche, c’est la main de l’ouvrier, c’est celle qui peut le plus, même s’il n’est pas gaucher ». Prévert désire plus que tout garder son indépendance. C’est alors que, tellement agacé par l’autorité de Breton, il s’exclut du surréalisme en signant le 15 janvier 1930, avec des membres comme Ribemont-Dessaignes, Queneau, Leiris, Desnos et Bataille, le célèbre pamphlet contre celui qui est désormais surnommé « le pape du surréalisme » : « Un cadavre ».

Pour revenir sur l’expression que vous utilisez, « voyou au visage pâle », on la doit à Michel Leiris : « Jacques Prévert, à l’époque, avait un côté “voyou” que par la suite il a un peu perdu. Mais, lorsqu’il était jeune, il affichait cette apparence et c’était cela qui me plaisait en lui. Il faut préciser que cette attitude était très nouvelle dans le surréalisme où l’on demeurait malgré les frasques et les scandales, plutôt de “bonne compagnie”. Alors que lui, c’était un homme de la rue… ». À Jean-Paul Corsetti qui l’interviewe Leiris déclare : « Il était très particulier, singulier même, et solitaire à l’intérieur du mouvement surréaliste qui courait le grand risque de sombrer dans la préciosité et l’affectation », avouant avec une sincérité louable : « J’appréciais Prévert parce qu’il était un peu à mes antipodes. Je le savais très bien, et je savais aussi de quoi j’étais menacé : hermétisme et préciosité. Prévert incarnait tout le contraire ».

Breton et Prévert, c’est une relation indissociable du mouvement surréaliste, vous l’avez compris. Précisons qu’en 1938, dans leur Dictionnaire abrégé du surréalisme, Breton et Éluard présentaient Prévert comme « celui qui rouge de cœur », pour qui le rouge est une couleur fondamentale, « celle du cœur, des enfants, des amoureux, des amants » et que quelques années plus tard, lors de la publication du recueil Paroles, Breton saluera le talent de Prévert et défendra son œuvre. Des avis qui en disent long…

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Au-delà de l’aspect revendication, le poème « Chasse à l’enfant » est-il aussi un véritable hommage à l’enfance ?
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Je reviens quand même sur le contexte, important pour parfaitement comprendre ce poème devenu chanson. En Bretagne, à Belle-Île en Mer, est ouverte en 1880 une maison d’éducation surveillée pour mineurs, autant dire un bagne pour enfants. Le 27 août 1934, ceux-ci se rebellent et s’en échappent. Les îliens et les vacanciers participent activement à ce que l’on peut qualifier de véritable traque. Une prime de vingt francs et offerte par tête. Certains habitants reçoivent jusqu’à deux cents francs. Tous les petits bagnards sont repris et, dit-on, battus si fort que leurs cris retentissent dans l’île. Prévert est touché et choqué par ces événements et il décide de se mobiliser contre le régime pénitencier des mineurs. Fin 1934-début 1935, il écrit « Chasse à l’enfant », chanson mise en musique par Joseph Kosma et interprétée par Marianne Oswald. Elle fait scandale et provoque les manifestations hostiles des gardiens de pénitenciers.

Un hommage à l’enfance certes, mais au-delà une défense de l’enfance ! Jacques Prévert est très soucieux de la préserver tant elle est pour lui précieuse et vitale. Prévert, qui aurait dit que passé sept ans on était un vieux con, a constamment recours au rêve dans son œuvre comme dans sa vie, pour échapper aux contraintes du réel, et c’est sans doute d’ailleurs en ce sens qu’il touche particulièrement le cœur des enfants.

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De caractères et de tempéraments très différents, Marcel Carné et Jacques Prévert forment pourtant un duo flamboyant. Y a-t-il une certaine magie qui s’opère ?
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Avec Marcel Carné, Jacques Prévert signe sept longs-métrages : Jenny (1936), Drôle de drame (1937), Le Quai des brumes (1938), Le jour se lève (1939), Les Visiteurs du soir (1942), Les Enfants du paradis (1945) et Les Portes de la nuit (1946). L’association de leurs deux noms, collés, quasiment fusionnés, a engendré de manière peu commune une sorte de néologisme : Carné/Prévert.

Les deux hommes ont incontestablement des caractères contraires. C’est d’ailleurs probablement leur opposition qui permit leur complémentarité dans le travail et qui fit leur succès. L’acteur Raymond Bussières explique que : « Carné “encadrait” bien le délire de Jacques » et que « leur œuvre commune est faite de leur perpétuel conflit ». Selon lui, « les deux hommes sont aussi différents que possible, et chacun apportait à l’autre ce qu’il n’avait pas. Carné est aussi froid que Jacques est délirant ». Bussières ne pense pas qu’il y ait existé une profonde amitié entre les deux hommes, mais plutôt une sorte d’attachement assez difficile à cerner de l’extérieur. Arletty qualifie quant à elle Carné de « Karajan du septième art » qui « dirige par cœur la partition qui lui est confiée, en grand chef ». De plus, Bernard Chardère, qui a bien connu les deux hommes, explique : « Si le scénariste est la source jaillissante, le cinéaste, est, lui, l’homme de l’art qui saura – ou non – transmuer l’eau vive en figures ordonnancées et spectaculaires, en jeux d’artifices capables de toucher tout un chacun. Dans notre cas de figure, Marcel Carné a déployé l’énergie, la ténacité, la maîtrise nécessaire, sans parler d’un sens visuel assez académique peut-être mais fais-en autant pour coordonner les éléments disparates qui entrent dans la création d’un ragoût – pardon – d’un film ». En croisant ces témoignages, à bien d’autres encore, ainsi que l’analyse des documents de travail du duo, je pense pouvoir affirmer sans être trop téméraire que cette magie que vous évoquez est faite de la complémentarité de leur talent et de leur tempérament. Si on ne peut pas à mon sens véritablement parler d’amitié profonde entre les deux hommes, existe en revanche un profond respect mutuel. Une sorte de symbiose dans le travail, un phénomène qui dura une dizaine d’année.
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Jacques Prévert ne se disait pas poète mais artisan. Est-ce un technicien des mots ?

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Jacques Prévert est un autodidacte. Il ne s’inscrit donc pas dans l’héritage culturel élitiste. D’une part il ne crée pas une littérature de lettrés uniquement destinés à des lettrés mais il invente un langage à partir de la rue et rompt ainsi avec la poésie réservée aux seuls érudits. D’autre part, Prévert porte une attention toute particulière aux choses du quotidien. Il utilise des mots simples et vivants, sans affectation, avec une gouaille et une spontanéité qui lui sont propres, offrant la poésie au plus grand nombre. Forcément, cette écriture engagée dans une sorte de lutte des classes culturelles n’est pas du goût de tous. Mais attention, il ne faut pas ne pas se méprendre : l’écriture de Prévert est populaire tout en étant savante. Elle est truffée de références culturelles susceptibles d’en étonner plus d’un.

Avec Paroles, Prévert créé une vraie modernité poétique. Il étend la poésie au-delà des frontières du genre, à l’instar de ces mots qu’il prononcera dans le film réalisé par son frère Pierre, Mon frère Jacques : « Aujourd’hui, les poètes sortent de Sciences Po ou d’autres choses… C’est l’éthique, c’est la morale des poètes. Ce qu’ils oublient, c’est l’éthique de la Po : la poétique, par exemple, alors ils séparent toujours l’âme du corps. Il faut toujours qu’ils expliquent l’existence du grand critique qui est là-haut et qui nous juge, avec des trompettes ou n’importe quoi. Qu’est-ce que ça peut me foutre à moi, personnellement ? Ils ont un permis de chasse. Moi, je m’en fous… Moi, je suis braconnier ». Jacques Prévert ? Un artisan braconnier qui révolutionne la poésie !

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Est-il avant tout un révolté ? Jean Gabin incarne-t-il des personnages proches de la personnalité de Jacques Prévert ?

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Oui, Prévert est un homme révolté que l’on ne peut museler ! Julien Gracq a dit que le surréalisme n’avait pas changé la vie mais qu’il l’avait tout de même « passablement oxygénée ». C’est incontestable. Ajoutons qu’il a particulièrement insufflé de l’oxygène dans celle de Prévert. Il a accentué ses révoltes et a précisé ses positionnements.

Jean Gabin et Jacques Prévert étaient très proches. Et à une ressemblance morphologique (stature, taille, yeux bleus) s’ajoutent un mimétisme vestimentaire (casquette, pantalon) et une posture (cigarette au bec) qui créent une troublante impression de gémellité. L’acteur est le héros populaire par excellence et Prévert aime lui concevoir des rôles sur mesure, dans lesquels il met en effet beaucoup de lui. Grâce à Prévert, Gabin sera François l’ouvrier sableur dans Le jour se lève (1939, Marcel Carné), André Laurent le capitaine de remorqueur dans Remorques (1941, Jean Grémillon), Henri Châtelard l’homme d’affaires dans La Marie du port (1950, Marcel Carné ; non signé par Prévert), et il aurait dû incarner Jean dans Les Portes de la nuit (1946, Marcel Carné). Prévert a écrit le rôle pour lui. Il doit l’interpréter au côté de sa compagne Marlène Dietrich. Finalement ils se désistent, et c’est un jeune débutant, Yves Montand qui le remplace au débotté.

Au sujet de son ami Jean, Jacques écrit : « Jean Gabin/c’est l’évidence même/l’évidence même d’un être humain/qui joue son rôle publiquement/devant tant d’autres qui joue le leur secrètement/et si mal la plupart du temps ».
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Jacques Prévert est-il un auteur qui donne une grande place aux personnages féminins ?

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Une immense place en effet ! Et bien avant les autres ! Prévert a conscience que la misogynie domine alors dans le cinéma. Lui qui aime profondément les femmes, qui les préfère aux hommes même, s’applique donc à rétablir l’équilibre d’une balance qui penche à ses yeux injustement d’un côté. Ainsi prennent naissance sous sa plume des figures féminines fortes et marquantes, qui ne sont aucunement des faire-valoir des personnages masculins, comme l’illustrent ces quelques bribes de dialogues issues de différents films. Dans Le Quai des brumes (1938, Marcel Carné), Nelly/Michèle Morgan, malgré son jeune âge, dit à Jean/Jean Gabin « J’ai été heureuse à cause de toi… et je sais que tu es libre… je serai heureuse encore même si tu es loin… ». Dans Remorques (1941, Jean Grémillon), Catherine/Michèle Morgan déclare avec liberté que « Ceux qui sont simples n’ont pas honte de leurs désirs, de leurs plaisirs… ». Dans Les Visiteurs du soir (1942, Marcel Carné), Renaud/Marcel Herrand dit à celle qui lui a été promise : « Tous vos plaisirs, tous vos désirs et toutes vos peines […] c’est à moi que vous les devrez ». Et Anne/Marie Déa lui demande alors : « Aurai-je le droit de rêver ? ». Dans Les Amants de Vérone (1958, André Cayatte), la jeune Giorgia/Anouk Aimée est prête à perdre sa vie plutôt que sa liberté et son amour, dans une scène forte en tension : « Monsieur Raffaele sort à son tour. Immobile, debout sur l’arête vive du pont coupé, au bord de l’abîme, Georgia l’interpelle, très calme : “Si tu avances, je me jette…” Blême de terreur et d’angoisse, Monsieur Raffaele l’appelle : “Georgia ! ” Monsieur Raffaelle porte la main à son cœur, saisi d’un insupportable malaise ; il a véritablement le “vertige” pour elle. Georgia pousse du pied un gravât. “Tiens, comme ça…” ». Le personnage féminin le plus emblématique de ce point de vue demeure Garance dans Les Enfants du paradis (1945 ; Marcel Carné), comme en témoigne particulièrement cet échange : « Le Comte : Un seul mot, Mademoiselle, et votre vie peut changer. Demain, si vous voulez, les plus belles femmes de Paris, les plus fêtées se mordront les lèvres jusqu’au sang en entendant seulement prononcer votre nom. Auprès des vôtres, leurs bijoux les plus rares seront ternes comme des charbons. Vous aurez les plus beaux équipages. Garance : J’ai peur des chevaux… Le Comte : Oh ! Je vous en prie, ne dites pas non. Garance : Enfin, pourquoi voulez-vous que je vous dise oui, puisque ça ne me fait pas plaisir ? Le Comte : Alors, ne dites rien. Laissez-moi espérer ! Garance : C’est ça, je vais me taire et vous, vous allez parler tout seul. Et comme vous êtes ému, bouleversé, vous allez encore dire des banalités. Les diamants, les chevaux, la bricole, l’avoine et puis le harnais, la grande vie, quoi ! ».

Dominées et manipulées, les femmes se rapprochent de la catégorie sociale vers laquelle allait la tendresse de Prévert : les gens modestes. Dans ses scénarios, elles ont conscience de leur dépendance et elles essaient de s’en affranchir, par le travail notamment, elles donnent la priorité à l’amour sur le pouvoir et l’argent. Si Prévert, comme le déclare Brunius, « éprouve de la sympathie pour l’espèce humaine, il fait des réserves », précisant : « Il aime les gens heureux parce qu’il pense que le bonheur les rend bons, ou peut-être qu’ils sont heureux parce qu’ils sont bons, tandis que le malheur rend les gens méchants, à moins que ce ne soit leur méchanceté qui les rende malheureux ».
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Jacques Prévert meurt avant la sortie du film Le Roi et l’Oiseau. Est-ce une œuvre testament que le poète voulait à tout prix montrer ? Quelle est la place du dessin chez Jacques Prévert ?
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Prévert et son ami de longue date, Paul Grimault, doivent faire preuve de persévérance et de pugnacité pour porter à l’écran des films fidèles à leurs désirs. Ils travaillent au Petit Soldat (1948), à La Bergère et le ramoneur (1953, terminé sans leur accord, point de départ du Roi et l’Oiseau), à La Faim du monde (1957, commandé pour l’exposition de Bruxelles afin de montrer la création du monde et la répartition de la nourriture, le tout en trois minutes !), au Diamant (1070, dessin animé anticolonialiste et antimilitariste) et au Chien mélomane (1973). Mais leur chef-d’œuvre commun reste, vous avez raison, l’incontournable Le Roi et l’Oiseau, long-métrage engagé et poétique (bien éloigné de certaines animations niaises et édulcorées…) pour lequel ils se sont battus pendant plus de trente ans. Le film sortit sur les écrans en 1980, malheureusement trois ans après le décès de Prévert qui ne l’aura jamais vu terminé et à qui il est dédié. Dans la salle, lors de la première projection du film, Grimault laisse un siège vide à côté de lui, en hommage à son ami Prévert…

À mon sens, Prévert est bien davantage un homme d’images qu’un homme de mots. Cette assertion peut surprendre, voire décontenancer. Pourtant, le poète entretient depuis son enfance des rapports étroits avec l’image sous toutes ses formes, de sorte que sa perception et sa construction du sensible permettent de mieux cerner sa pratique du dessin. Jacques Prévert affectionne le dessin, c’est sans doute pourquoi il est lucide quant à ses propres talents en la matière : « Je crois que je suis doué comme un enfant de quatre ans qui n’aurait pas été doué encore… Je sais faire un bonhomme, un bonhomme et une fleur, mais c’est tout ». Cela ne l’empêche pas de s’y adonner pour son plaisir personnel sur ses planches scénaristiques et dans les courriers qu’il envoie à ses proches. Une longue lettre qu’il adresse à sa fille Minette, particulièrement graphique, présente le dessin d’un « nain bleu ». Jacques crée aussi des éphémérides, de grandes feuilles truffées de fleurs et de petits dessins très colorés sur lesquelles il indique le jour de la semaine – mais jamais le nombre, ni le mois, ni l’année – et qui constituent au jour le jour son calendrier.
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Qu’est-ce qui vous surprend encore chez Jacques Prévert ?

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Encore ? Mais Jacques Prévert me surprend de plus en plus de jour en jour ! En effet, les années passant, je mesure avec davantage d’acuité sa profonde humanité, la force de sa révolte, le courage qui a toujours été le sien dans ses mots et dans ses actes, la fidélité sans faille à ses convictions, la capacité à s’affirmer sans compromission, mais aussi à inventer et à rire. C’est un être à la fois sanguin, sans fard, droit, avec aussi beaucoup de délicatesse et d’humour. Et toute son œuvre est à son image, protéiforme et roborative ! Il me surprend de plus en plus et j’ai envie de dire, alors que je ne l’ai évidemment pas connu, qu’il me manque aussi de plus en plus… J’aimerais tellement qu’il vienne bousculer et oxygéner la vie d’aujourd’hui !
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(EXPO FNAC-SALON DU LIVRE)
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