De 1940 à 1944, une bande de malfrats, dirigée par Henri Lafont et Pierre Bonny – un petit escroc allié à un flic ripou – s’est mise au service des forces allemandes en semant la terreur et le chaos dans la capitale française. Protégée par les nazis, cette organisation criminelle est entrée dans l’histoire sous le nom de la Gestapo française de la rue Lauriston, surnommée la Carlingue.
Vol, pillage, assassinats, trafics, escroqueries en tous genres, rien n’échappe à la rapacité de ces bandits qui peuvent voler, tuer ou torturer à visage découvert, sans crainte d’être inquiétés par une police impuissante. La Carlingue réside dans les beaux quartiers du XVIème arrondissement de Paris.
Objet de fantasmes et de rumeurs les plus folles, l’histoire de cette Gestapo reste nimbée de mystère.
Entretien avec David Alliot, auteur du livre « La Carlingue, la Gestapo française du 93 rue Lauriston » (Editions Tallandier- 2024).
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Dès 1940, des gestapos parisiennes sont installées et recrutent principalement des malfrats et des criminels. Était-ce une façon pour les autorités allemandes d’impressionner et d’humilier la population française ?
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La naissance des Gestapos françaises obéit à plusieurs logiques. D’abord ce sont des bureaux d’achat, destinés à trouver des matières premières dont l’effort de guerre Allemand à cruellement besoin. Ensuite, faire appel à des malfrats avait l’avantage d’offrir à l’Occupant des réseaux interlopes qu’il ne connaissait pas et qu’il pouvait utiliser à son profit. Enfin, l’utilisation des Gestapos françaises permettait aux Allemands d’affaiblir la police parisienne. Il ne faut pas oublier qu’en 1939, la police française était considérée comme la meilleure du monde. Et créant ces Gestapos françaises, les Allemands donnaient un pouvoir considérable à des malfrats qui pouvaient prendre une « revanche » sur la police, et ils ne vont pas s’en priver. L’objectif était d’affaiblir la police de façon assez significative pour qu’elle ne puisse pas s’opposer à l’Occupant, mais qui doit rester assez efficace pour maintenir l’ordre public dans Paris et aider à l’arrestation et à la déportation des juifs et des résistants. En semant le chaos au sein de la police française, les Allemands s’assuraient ainsi la mainmise sur la capitale.
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Pour quelles raisons les gestapos françaises étaient installées dans le Sud parisien ? Y’a-t-il eu une guerre des gestapos françaises ?
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Avec l’Occupation Paris est à prendre pour ceux qui collaborent avec les Allemands. Et les malfrats comptaient bien en profiter. Le XVIe arrondissement était bien connu des voyous, c’était leur terrain de chasse avant la guerre ! Avec la bénédiction des autorités allemandes, ils peuvent désormais réquisitionner les appartements abandonnés par les juifs ou les étrangers. Et puis, cela leur permettait de quitter les logements miteux dans lesquels ils vivaient pour les beaux appartements de l’ouest parisien qui étaient spacieux et confortables, avec femme et enfants. Et comme leurs maîtres allemands se sont installés Avenue Foch, cela leur permettait aussi de se rapprocher de leurs « employeurs ». Mais cette proximité n’est pas sans générer des conflits. Mettre plusieurs crocodiles dans le même marigot, c’était l’assurance d’une cohabitation difficile et la discipline n’est pas le point fort des voyous.
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Naturalisé allemand, capitaine SS, Henri Lafont devient le criminel le plus puissant de Paris. Evoluant dans un monde hors la loi et conservateur, devient-il aussi un nazi convaincu ?
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De façon générale, les malfrats n’ont qu’une seule idéologie, l’argent. L’objectif de Lafont et de ses hommes était de s’enrichir le plus vite et de façon considérable, sans s’encombrer avec la morale et en toute impunité grâce aux Allemands. Comme disait Lafont, cela aurait été pareil s’il s’agissait de Staline ou des Chinois… L’idéologie n’a aucune place chez les malfrats et leur capacité à s’adapter aux situations les plus baroques, force l’admiration.
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Pierre Bonny est-il un « ex-premier flic de France » qui prend sa revanche face à la IIIème République ?
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On peut dire ça comme ça. Pierre Bonny était un policier ambitieux mais aux méthodes controversées. Tant que cela fonctionnait, sa hiérarchie fermait les yeux, mais à un moment, il a été trop loin et la chute a été sévère. Avant la Seconde Guerre mondiale, il vivotait de petits boulots qu’il considérait comme indigne de ses capacités. Les Allemands vont lui offrir la « revanche sociale » dont il rêvait en organisant un service de police à sa main. C’est la grande particularité de la Gestapo française de la rue Lauriston, et un cas unique dans l’histoire des mafias : un ancien du 36 quai des Orfèvres va importer les méthodes de la Police Judiciaire à des marlous dont l’organisation et le travail en commun ne sont pas les points forts !
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Joseph Joanovici, juif russe protégé de Lafont, est-il mystère et une exception dans une Europe où tout Juif est traqué ?
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L’attitude de Joseph Joinovici est l’un des grands mystères de la Seconde Guerre mondiale. Alors qu’il avait la possibilité de fuir en Angleterre en 1940, il préfère rentrer à Paris et faire affaire avec des Allemands. Ceci dit, son cas n’est pas unique dans l’Europe sous la Botte nazie, même s’ils n’étaient pas nombreux. De fait, les Allemands pouvaient être très pragmatiques sur la question juive, pourvu que cela serve leurs intérêts. En prévision de la guerre en URSS, la machine de guerre allemande avait des besoins considérables à satisfaire, et elle n’était pas trop regardante sur la provenance, ni sur qui les lui vendait.
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Les autorités allemandes se méfiaient-elles de tous ces criminels ?
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Avec les autorités allemandes, il est difficile de parler de « confiance » mais plutôt « d’intérêts en commun ». Dans l’absolu, les Allemands pouvaient liquider les Gestapos françaises d’un claquement de doigt, mais tant qu’elles servaient leurs intérêts et qu’ils en tiraient profit… Elles pouvaient prospérer. De son côté, Lafont était lucide sur sa situation et sa vulnérabilité. C’est pourquoi il arrivera à circonvenir la hiérarchie Allemande avec une politique de corruption généralisée. Un SS reste un homme et donc, reste susceptible d’être corrompu. À de rares exceptions près, cela fonctionnera. Les nazis qui étaient en poste à Paris, comptaient bien eux aussi profiter de la situation et « faire le plein » avant de rentrer au pays.
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Quel est le rôle des femmes qui gravitent autour du 93 rue Lauriston ?
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Les situations étaient très diverses rue Lauriston. Lafont était un jouisseur et il aimait les belles femmes. Les actrices de cinéma et les aristocrates (désargentées) avaient sa préférence. Dans le sillage de Lafont, ces femmes pouvaient améliorer l’ordinaire, voire, s’enrichir de façon considérable. Lafont était généreux, mais surtout « réglo ». Travailler pour lui était synonyme d’enrichissement, de fêtes somptueuses, et d’une vie privilégiée, au moment où la population criait famine. Une vie de rêve, certes, inespérée en cette période de misère, quitte à vendre son âme au diable.
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La Brigade nord-africaine est-elle une tentative de militariser (et donc de légitimer) les mouvements de Bonny et de Lafont ?
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La Brigade Nord-africaine (BNA) est un projet fou de Lafont, qui se rêvait en chef de guerre. Quand vous êtes riche à milliards, que vous obtenez tout ce que vous voulez, il ne manquait à Lafont plus qu’une seule chose, l’influence, le pouvoir, la considération. Fin 1943, Lafont, comme quelques autres, sent bien que le vent est en train de tourner et qu’il faut préparer « l’après ». Avec la constitution de la BNA une sorte de « milice privée », Lafont espérait « peser » dans les négociations futures, soit avec les Allemands en cas de victoire, soit avec les Alliés en cas de débarquement… Mais du rêve à la réalité, il y a une marge considérable et son « armée » ne sera au fond qu’une bande de pillards qui sèmeront la désolation dans le Limousin.
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Lors de leur fuite à l’été 1944, les gestapistes reprennent-ils les méthodes de celles et ceux qu’ils traquaient auparavant ?
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La période qui va du 6 juin 1944 au 15 août 1944 est la pire de l’histoire de la Gestapo Française de la rue Lauriston. Les jeux sont faits, et les marlous savent que le temps des règlements de comptes ne va pas tarder. L’objectif est désormais de « faire le plein » le plus rapidement possible avant de disparaître dans la nature. Pendant cette courte période, les hommes de Lafont deviennent incontrôlables et les nombreuses exactions sont d’une rare sauvagerie, auprès de civils sans défense.
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Après toutes ces recherches, y’a-t-il des éléments qui continuent de vous surprendre à propos de la Carlingue ?
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Avec les malfrats de la rue Lauriston, on n’est jamais déçu et le pire est souvent le plus probable. L’ensemble des archives sur la bande Bonny-Lafont fait environ 14 000 pages ! Et à mon avis, les documents écrits à notre disposition représentent à peine 30% de l’activité de la Carlingue. Il ne faut pas oublier qu’avec les voyous, on traitait tout à l’oral et on ne s’encombrait pas avec de la comptabilité… Aussi volumineux que soit mon livre, il n’est qu’une modeste synthèse par rapport aux activités tentaculaires de cette bande qui a prospéré pendant les quatre longues années de l’Occupation en causant des ravages considérables un peu partout dans le pays. Alors oui, beaucoup de questions restent en suspens : Est-ce que Marcel Petiot était lié à la Gestapo de la rue Lauriston ? Ou sont passé les milliards de la Carlingue ? Pour ne citer que les principales…
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David Alliot, La Carlingue, la Gestapo française de la rue Lauriston, Paris, Tallandier, 560 pages, 24,90€