Le quotidien peut devenir une merveille. On dit souvent que l’extraordinaire est au coin de la rue. Ballon de foot, basket, couteau, fourchette,… Tout semble inspirer l’artiste plasticien allemand René Wirths. Ce que nous achetons, utilisons puis jetons peut finalement l’objet d’attention voire une œuvre d’art.
De par sa forme, ses couleurs, ses symboles, un peigne ou un casque audio peut nous passionner voire nous transporter ailleurs. Le rêve est finalement à porter de main…
Entretien avec René Wirths, artiste-philosophe.
.
.
.
.
Tout au long de votre carrière, avez-vous trouvé plus de joie que de souffrance dans votre travail artistique ?
.
.
.
.
Sans aucun doute plus de joie, car le travail « dur » en atelier est très satisfaisant. De plus, je peux toujours l’adapter selon mes besoins. Pour moi, faire de l’art, c’est pouvoir prendre moi-même les décisions importantes de ma vie. Et si j’ai le choix, je choisis naturellement la joie plutôt que la souffrance.
.
.
.
.

.
.
.
.
Le quotidien (pain, rouleau de papier toilette, baskets…) est-il pour l’univers qui vous inspire le plus ?
.
.
.
.
Qu’est-ce que le quotidien ? Pour chacun d’entre nous, le quotidien est la vie elle-même. Le quotidien ne se résume pas aux choses qui nous entourent, mais aussi à nos amis, à notre famille et à l’actualité. La vie quotidienne dans notre société est mondialisée. Nous agissons localement, mais nous pensons globalement. Je me concentre sur les petites choses de notre monde globalisé. Les objets sont omniprésents et par conséquent faciles à trouver. Je les observe avec grande attention. Réfléchir au monde à travers la peinture me transporte subitement dans des méta-niveaux.
.
.
.
.
Copiez-vous exactement l’objet ou ajoutez-vous finalement quelques détails personnels au tableau ?
.
.
.
.
Lorsque je sélectionne des objets et que je les peins, je le fais toujours dans la limite de mes possibilités – je suis un être limité. Le philosophe allemand Emmanuel Kant définissait la notion de « chose en soi » comme quelque chose qui est en quelque sorte hors de notre portée et ne peut être perçu que subjectivement. Je regarde attentivement, mais je ne peins pas d’après une photographie. J’observe les choses elles-mêmes. Elles occupent tout mon atelier. Je transforme ainsi le 3-dimension en 2-dimension, tout en étant conscient, comme je l’ai dit, des limites de ma perception, finalement subjective.

Je suis certes dans la même pièce que l’objet mais je dois le réduire à un instant, une perspective et une dimension plus réduits. Je « zoome » beaucoup, ce qui m’oblige à improviser assez rapidement dans le microcosme de la surface de l’objet. Je ne peux y pénétrer que de manière limitée. Ainsi, lorsque j’atteins les limites de ma perception, je dois imaginer afin combler ces prétendues lacunes. Ceci, à son tour, doit inévitablement être quelque chose que je connais – tout cela c’est ma peinture et ma gestion du temps. Car la somme de mes observations correspond à la densité de mon application de peinture. Par conséquent, la qualité de ma peinture dépend de la quantité de mes observations. Et celles-ci s’appliquent aussi bien à l’objet qu’à l’image qui émerge au fur et à mesure.
Ce que je fais n’est donc finalement pas du tout objectif, même si cela peut paraître ainsi au premier abord. Comme je l’ai dit, je m’assure de l’existence des choses lorsque je peins, et pourtant je recherche une essence générale en les peignant. Chaque chose dans le tableau est avant tout une chose dans le tableau et non une « chose en soi ».
.
.
.
.
Pensez-vous que votre travail reflète la vie quotidienne allemande (rues, magasins, restaurants…) ou est-il plus universel ?
.
.
.
.
Bien sûr. Je réfléchis à ma vie de tous les jours. Je suis aussi un enfant de ce monde globalisé. Les spectateurs de mes œuvres peuvent avoir un attrait pour l’Allemagne, Berlin ou bien ils se retrouvent dans mes tableaux. Je crois que nous avons tous plusieurs identités. Mes peintures ne sont donc pas seulement réalisées par quelqu’un qui a grandi en Allemagne, mais aussi par un homme blanc d’âge mûr, marié à une artiste et père de deux enfants et qui s’intéresse à bien d’autres aspects de la vie que l’art : la société, le mouvement, la sociologie, la philosophie, la gastronomie, la musique… En ce sens, je pense que tout cela se reflète dans mon travail et le rend universel.
.
.
.
.
L’objet est omniprésent dans vos œuvres. S’agit-il d’une approche scientifique ? Est-ce aussi une manière de saisir la réalité ?
.
.
.
.
Mon approche est phénoménologique : j’observe les choses, le monde, mes propres processus et ceux des autres, la peinture et ses possibilités créatives et j’essaie d’être le plus impartial possible. En ce sens, il ne s’agit pas d’une approche scientifique, mais assurément d’une approche philosophique, c’est-à-dire humaniste. Et bien sûr, je cherche à m’orienter dans ce monde et à y trouver ma place.
.
.
.
.

.
.
.
.
S’agit-il surtout d’autoportraits (Vous peignez également votre reflet, et les objets qui vous appartiennent) plus que des natures mortes ?
.
.
.
.
D’une certaine manière, chaque tableau est un autoportrait. Car on est avant tout le médium, qui s’immortalise ensuite dans le médium du tableau, par le biais de la peinture. Le tableau est ce qui reste, le résultat de ce processus d’immortalisation. C’est toujours un processus vivant qui exige de nombreuses décisions réfléchies, un processus de liberté individuelle mature.
Mes natures mortes ne sont donc pas aussi objectives qu’elles ne le paraissent. Je vois les petits autoportraits réalistes que l’on reconnaît ici et là dans les objets avant tout comme des références à mes processus, car on ne me voit pas. Je ne peins que le reflet de tout ce qui s’est passé dans la pièce où se trouvait l’objet : le peintre et son atelier, et souvent même le tableau lui-même avec l’objet peint dessus. C’est un magnifique jeu avec les échelles de temps et d’espace. Tout semble si simple et pourtant c’est un exercice très complexe.
.
.
.
.
Quel est le rôle des couleurs ?
.
.
.
.
Sans couleurs, il n’y a pas d’images, et encore moins de peinture !
Si vous regardez mes peintures, vous constaterez que je n’applique pas la peinture « efficacement » afin d’illustrer une image. Mes peintures et mon utilisation de la peinture servent toujours à observer l’objet et le tableau. En même temps, l’observation sert aussi la richesse des couleurs, car les nombreuses couches, qui sont aussi des couches du temps, créent une grande densité de couleurs. Vues de près, mes images sont toujours très colorées mais uniformes – en particulier celles qui paraissent grises au premier abord. Les couleurs ne sont donc jamais une fin en soi pour moi. Le processus de peinture est complexe et, au mieux, tout s’articule.
.
.
.
.
Ecoutez-vous de la musique lorsque vous travaillez ? Peut-on écouter de la musique en regardant vos œuvres ? Si oui laquelle ?
.
.
.
.

J’aime la musique et j’adore danser. J’apprécier aussi donner à mes expositions des noms de chansons (I can’t get no, One Step Beyond…). La musique a un effet très immédiat. Certains concepts s’appliquent aussi bien à la musique qu’à la peinture : le rythme, la tension, le mouvement, la structure, le son, et même la mélodie. La perception des images fait appel à d’autres sens, même s’ils peuvent être très physiques. Me considérant comme musicien, je pense que ma musicalité se reflète automatiquement dans mes processus de peinture et dans mes tableaux. J’avais l’habitude de peindre des objets qui faisaient référence à la musique de manière très détaillée : tourne-disques, cassettes, radiocassettes… C’est le cas encore plus pour mes peintures les plus récentes. Les objets deviennent de plus en plus indépendants, le rythme et le mouvement prennent une importance croissante.
Mes peintures récentes sont créées selon un processus que j’aime comparer au jazz : il y a une partition, mais celle-ci laisse une grande place à l’improvisation. Dans la dissolution de sa solidité, la « chose en soi » peinte, c’est-à-dire le motif supposé du tableau, se transcende en quelque chose d’immatériel, qui a en tout cas plus à voir avec la perception de la musique qu’avec les objets peints.
.
.
.
.
Quel est le moment le plus passionnant (la pré-production, la production, la post-production ou lorsque vous exposez vos peintures) ?
.
.
.
.
Il n’existe pas de moment unique : tout peut être passionnant à tout moment. Avec les peintures d’objets plus austères, certaines phases s’éternisent. Même dans ce cas, on découvre des perspectives surprenantes. Développer une idée, réfléchir au format, peindre en soi (qui n’est jamais le simple fait de peindre, mais toujours un reflet des processus et structures passés et présents), terminer, corriger, montrer, mettre en scène et exposer, la réaction sociale à l’image – tout cela est passionnant et souvent très satisfaisant. Il est important pour moi que des « quantités inconnues » s’immiscent dans le processus. C’est pourquoi mes nouvelles œuvres sont beaucoup plus ouvertes. Je ne sais jamais vraiment ce qui va vraiment se passer à l’avance. Je dois aborder les motifs d’une manière totalement différente. La précision définie de mes images demeure, mais ces dernières naissent désormais dans une forme d’improvisation, de détachement et d’indépendance.
Comme c’est encore assez nouveau pour moi, je suis beaucoup plus curieux de voir comment le public réagira. Je trouve ma vie avec la peinture passionnante à grande et petite échelle, même dans les phases calmes, et je me sens très privilégié de pouvoir ressentir cela.
.
.
.
.
Que voulez-vous peindre à présent ?
.
.
.
.
L’année dernière, je me suis réinventé pour ainsi dire, et je n’ai pas peint un seul objet. J’ai plutôt réalisé des « Tableaux d’Écriture » et des interprétations de tableaux de maîtres anciens et nouveaux de l’histoire de la peinture, que j’appelle « Peindre des tableaux » (Manet, Caspar David Friedrich, Le Caravage…). Je me suis libéré de certains de mes propres dogmes, notamment celui de ne jamais utiliser d’images originales. J’ai ainsi pu considérablement élargir mon répertoire. La « chose en soi » peut désormais aussi être un terme, une image existante ou la photographie de cette image.
Mes processus sont désormais déterminés non par la rigueur, mais par la recherche d’une certaine diversité, bien entendu dans les limites de mes possibilités. Si je devais peindre un tableau totalement réaliste aujourd’hui, ce serait une nouveauté pour moi, car il serait plus dans un nouveau contexte que dans le « cosmos clos » que j’adoptais depuis plusieurs. Je ne veux pas exclure cette possibilité.
La série sur verre, qui comprend désormais 31 pièces, se poursuivra tôt ou tard. Je prépare actuellement une exposition qui aura lieu vers la fin de l’année 2025 à la galerie Haas de Zurich. D’ici là, j’espère me surprendre. Je vais d’abord m’attaquer à deux classiques de Jan Vermeer. Ensuite, nous verrons bien. J’ai toujours une petite idée d’une exposition à venir, mais c’est en cours.
.
.
.
.
