Parlé en Roumanie mais également en Moldavie, le roumain est pourtant bien mal connu par rapport aux autres langues de l’Europe. Il n’a cependant de cesse d’évoluer et qui, depuis la chute du mur de Berlin, accueille de plus en plus de mots anglophones. Une preuve supplémentaire de la malléabilité de cette langue roumaine, qui malgré les différentes influences qu’elle a subies au fil des siècles, n’a toutefois jamais perdu son héritage latin puisqu’elle en conserve certaines grandes règles de base. La langue roumaine est même souvent considérée comme la plus latine des langues romanes.
Entretien avec Andreea Teletin, lectrice de roumain envoyée par l’Institut de la Langue Roumaine à l’Université Sorbonne Nouvelle & enseignante-chercheuse à l’Université de Bucarest, pour en savoir plus sur cette fameuse langue roumaine.
Que sait-on des racines de la langue roumaine ?
Les linguistes s’accordent tous pour dire que, typologiquement, le roumain est une langue indo-européenne faisant partie de la famille des langues romanes, notamment de la branche orientale. À la suite de la conquête de la Dacie par les Romains au début du IIe siècle, le latin s’est imposé sur ce territoire et l’héritage roman occupe une place très importante en roumain, au niveau morphosyntaxique (le genre neutre et les déclinaisons, entre autres) mais également au niveau lexical (environ 2000 mots hérités du latin).
.
.
.
Langue romane au même titre que le français, l’italien, l’espagnol ou le portugais, le roumain est-il selon vous mis à l’écart ?
.
.
.
Par rapport aux autres langues romanes, le roumain se distingue par des traits empruntés aux langues voisines, parlées par les peuples balkaniques et slaves. Cette spécificité du roumain est visible dans l’expression très connue de l’historien Nicolae Iorga « une île de latinité dans un océan slave » et montre bien les influences subies par le roumain parlé sur le territoire des trois anciennes provinces roumaines – la Moldavie, la Valachie et la Transylvanie – au long de l’histoire. En effet, de par sa position géographique, la langue roumaine a connu une forte influence slave mais également des influences hongroises, turques et grecques, ce qui la rend moins transparente en comparaison avec autres langues romanes de l’Ouest de l’Europe.
.
.
.
La langue roumaine a-t-elle également connu une influence ottomane ?
.
Absolument, des mots d’origine turque restent de nos jours présents dans le lexique roumain. Il y a également des termes grecs, slaves, hongrois qui ont pour origine les différentes dominations et occupations qu’a subies la Roumanie, mais on retrouve aussi des influences de l’allemand, du français, de l’italien et, plus récemment, de l’anglais.
.
.
Y’a-t-il une différence avec le moldave ?
.
.
D’un point de vue linguistique, nous pouvons affirmer qu’il s’agit d’une seule et même langue, le roumain. Toutefois, il y a des différences, surtout au niveau phonétique et lexical entre le roumain parlé sur le territoire de la Roumanie et celui de la République de Moldavie. Nous pouvons faire la comparaison avec le portugais européen et le portugais du Brésil ou encore avec le français parlé dans l’Hexagone et le français du Québec.
.
.
.
L’alphabet cyrillique roumain a-t-il été totalement abandonné ?
.
.
.
Officiellement, l’alphabet latin a remplacé l’alphabet cyrillique en 1860, grâce au prince Alexandru Ioan Cuza qui a réussi l’Union des deux Principautés Roumaines, la Moldavie et la Valachie en 1859. Il faut reconnaitre également le rôle joué par l’Ecole Transylvaine dans le processus de re-romanisation de la langue roumaine à partir du XVIIIe siècle. Il s’agit d’un mouvement culturel, influencé par les Lumières qui réunissait des philologues et des historiens comme Samuil Micu, Petru Maior, Gheorghe Șincai et Ion Budai-Deleanu. De nos jours, il est possible de retrouver l’usage de l’alphabet cyrillique en Transnistrie mais il s’agit d’un territoire très particulier.
Contrairement aux autres langues latines, le roumain utilise un genre neutre en plus du masculin ou féminin. À quel moment l’utilise-t-on ?
.
.
.
C’est un genre hérité du latin, d’ailleurs le roumain a conservé dans la catégorie neutre un nombre important de neutres latins comme tempus (rou. timp, fr. temps). Ultérieurement, on a inclus dans cette catégorie, les substantifs empruntés à d’autres langues. Comme je l’explique à mes étudiants, le genre neutre est surtout utilisé pour désigner des noms qui indiquent la caractéristique sémantique [+inanimé]. Cependant, il y a toujours des exceptions, par exemple les substantifs popor (fr. peuple) et animal (fr. animal).
.
.
.
Souvent considéré comme un écrivain français d’origine roumaine, Eugène Ionesco a passé sa vie entre les deux pays. Comment est-il perçu en Roumanie ?
.
.
.
Ayant cette double appartenance, Eugène Ionesco est perçu par les Roumains comme un excellent ambassadeur culturel de la littérature roumaine en France et son nom est souvent lié au célèbre trio Eugène Ionesco, Emil Cioran et Mircea Eliade. Les pièces de théâtre d’Eugène Ionesco sont étudiées à l’école et sont très connues en Roumanie.
Est-ce difficile d’apprendre le Roumain ?
Beaucoup de mots peuvent être aisément identifiables par un Français. Je crois en l’intercompréhension, c’est-à-dire la capacité de comprendre une langue étrangère sans l’avoir jamais apprise sur la base d’une autre langue. Le français permet de comprendre le roumain sans trop de difficultés et l’intercompréhension romane peut être un vrai point de départ, vu que les langues romanes présentent toutes des aspects communs. D’ailleurs, il y a une application gratuite Romanica, que je vous invite à télécharger. Il s’agit d’un jeu vidéo produit par le Ministère de la Culture français et lancé lors de la Saison France-Roumanie qui permet de jongler avec huit langues romanes, y compris le roumain. Ce jeu vidéo montre bien à quel point l’intercompréhension romane peut être utile : https://www.culture.gouv.fr/Sites-thematiques/Langue-francaise-et-langues-de-France/Ressources/Ressources-pedagogiques-et-sensibilisation/Romanica
En tant que Roumaine, le sujet Dracula est tôt ou tard abordé ?
.
.
.
Vlad Țepes a bel et bien existé mais il s’agissait d’un prince valaque. L’action du fameux roman « Dracula » (1897) de Bram Stocker se passe par contre en Transylvanie. Ce sont deux territoires bien différents et, de plus, les deux personnages ne sont pas perçus de la même façon. Pour les Roumains, Vlad Țepes est connu comme un prince justicier ayant affronté les armées ottomanes et ayant puni les voleurs de tout type. Il fait partie des figures emblématiques de l’histoire de la Roumanie et il n’a pas du tout l’image d’un suceur de sang. D’ailleurs, les premiers écrits décrivant son penchant sanguinaire sont allemands et non roumains.
.
.
.
Selon le rapport 2004-2005 du Haut Conseil de la Francophonie, un Roumain sur cinq connaît le français. Comment peut-on expliquer un tel intérêt pour la langue de Molière ?
.
.
.
Pendant des années, le français a été enseigné dans les écoles roumaines en tant que première langue étrangère. Même si de nos jours l’anglais, l’allemand ou l’espagnol ont gagné du terrain, le français reste une langue étrangère très enseignée en Roumanie. La France a été un modèle culturel dans toute l’Europe et toute une génération de Roumains s’est également formée ici et a gardé un fort lien linguistique avec ce pays.
Le poète romantique Mihai Eminescu est-il le meilleur des ambassadeurs de la langue roumaine ?
.
.
.
Eminescu est considéré comme notre poète national et on peut d’ailleurs voir sa statue à Paris, à côté du Collège de France, rue des Ecoles. Si on parle de la langue d’Eminescu comme on parle de la langue de Molière, nous avons d’autres auteurs roumains, moins traduits en France, qui méritent d’être lus ou étudiés. Je pense notamment à Ion Luca Caragiale, Liviu Rebreanu, Marin Preda, entre autres. Parfois, la barrière de la langue a empêché cette reconnaissance. Comme nous avons parlé de l’Ecole Transylvaine, je peux donner l’exemple du poème épique Țiganiada de Ion Budai-Deleanu, le premier chef-d’œuvre de la littérature roumaine, publié partiellement en 1875 et traduit en français en 2003. L’action se passe d’ailleurs à l’époque de Vlad Țepes, pour revenir également à cette figure historique que nous avons évoquée. Heureusement, de nos jours, de plus en plus d’auteurs roumains sont traduits en France. Je pense notamment à Mircea Cărtărescu, Gabriela Adameșteanu, Norman Manea, Dan Lungu, Horia Ursu, Florina Ilis, entre autres. L’année dernière, la Saison France-Roumanie a permis de mettre en avant la littérature roumaine contemporaine et le public français a pu découvrir quelques écrivains roumains venus ici, grâce au soutien de l’Institut Culturel Roumain de Paris. Mais pour finir, il faudrait aussi parler des auteurs roumains qui vivent à l’étranger et qui écrivent dans les deux langues. Je pourrais citer le dramaturge Matei Vișniec qui vit à Paris et qui est l’un des auteurs les plus joués au Festival Off d’Avignon. Ses pièces de théâtre ont beaucoup de succès en Roumanie et elles sont traduites et jouées dans plus de 20 pays dans le monde entier.