Notre époque connaît un regain de tensions et de violences peu observées depuis longtemps. La crise Nord-Sud s’accentue et les conflits armés deviennent de plus en plus longs et de plus en plus destructeurs. Au-delà de l’émergence d’un monde dangereux, la société française s’interroge également sur son rapport au passé, aux (in)égalités femmes-hommes et à la place de ses territoires d’outremer.

Françoise Vergès, fille des personnalités politiques Laurence Deroin et de Paul Vergès, nièce de l’avocat Jacques Vergès, est une militante féministe et décoloniale. Depuis des décennies, elle se bat pour des causes progressistes et n’a eu de cesse d’écrire et d’interroger nos propres mémoires.

Entretien avec Françoise Vergès sur l’état du monde.

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Petite-fille, fille et nièce de personnalités engagées politiques. Était-il évident que vous consacriez une partie de votre vie aux luttes anti-coloniales ?
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Rien n’était certain. J’aurais très bien pu choisir une autre voie. Il n’y avait rien de déterminé. Cependant, vivre dans ce milieu familial (communiste, féministe et anti-colonialiste) m’a permis d’acquérir des connaissances et des raisonnements que je n’apprenais pas à l’école. Sans efforts, j’avais accès à des livres, des magazines et des films.

Je me souviens que très tôt j’ai été indignée par l’injustice et le racisme. Dès l’enfance et l’adolescence, je me suis sentie impliquée à des causes.

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L’Île de la Réunion est le lieu où votre identité s’est formée ?

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Je me sens clairement Réunionnaise. Ce sont les paysages de l’île et son peuple qui ont formé mon imagination et ma culture visuelle. Ce n’est que plus tard que je vais découvrir la France et d’autres pays du monde.

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Dans les années 60, vous vous installez dans l’Algérie indépendante. Qu’avez-vous appris dans ce jeune pays ?

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J’ai passé l’année du bac au lycée en Algérie. C’est une jeune nation qui a lutté pour son indépendance. Dès l’enfance, j’en entendais parler avec une admiration. Je découvre une culture arabe, musulmane et berbère.  J’ai beaucoup appris auprès de mes camarades de classe et pendant l’année suivante où je suis revenue vivre en Algérie. Ces deux années en Algérie m’ont profondément transformée.

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Vous vous rendez aux Etats-Unis au début des années 80. Aviez-vous en tête l’idée de mieux comprendre ce pays ou aviez-vous vous aussi un certain rêve américain ?

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Ce voyage est venu tout à fait par accident. Je ne devais rester aux Etats-Unis qu’une semaine puis finalement, j’y suis restée pendant près de 14 ans. Je n’avais aucun projet de m’installer dans ce pays.

Pendant deux ans, j’ai vécu dans une situation illégale puisque je n’étais pas autorisée à rester aux Etats-Unis. J’exerçais des petits boulots avec le risque d’être tôt ou tard expulsée. Le Président Ronald Reagan avait plongé le pays dans un grand conservatisme. La construction d’un mur le long de la frontière avec le Mexique était déjà évoquée. J’ai été témoin d’expulsion de personnes dans la misère. Des tentes étaient installées dans les parcs.

Ma situation devient alarmante car la répression envers les « travailleurs illégaux » augmente. Je décide alors de me rendre au Mexique. Pendant 6 mois, je reste dans ce pays en attendant une autorisation légale de vivre aux Etats-Unis. J’ai pu observer cette frontière militarisée. L’administration américaine m’autorise enfin à vivre légalement aux Etats-Unis. Puis, je deviens étudiante à l’Université de San Diego. Une partie des professeurs faisait partie de la gauche radicale. Je me rends ensuite à l’Université de Berkeley pour mon doctorat. C’était un grand lieu de contestations et cela me convenait.
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Vous avez notamment étudié l’histoire de l’esclavage. Mérite-t-elle plus d’attention de la part de l’enseignement ?
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L’esclavage est abordé mais l’impact du phénomène des siècles plus tard n’est pas compris. Des ports comme Nantes et La Rochelle se sont développés et se sont enrichis. À l’Île de la Réunion, la terre est restée entre les mains de descendants de maîtres.

La question de la liberté, de l’humanité, de la mémoire, la « blanchité » (l’invention d’être blanc ou noir) est éclipsée. Les études sont plus développées en Amérique du Nord et en Angleterre.
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Le féminisme est revendiqué de nos jours par toutes et tous – même par des responsables d’extrême droite. Est-ce une façon d’éteindre le combat pour l’égalité ?
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Il y a 30 ans, une telle revendication était mal perçue. De nos jours, une personnalité politique, afin d’être perçue comme « civilisée », doit à présent le dire haut et fort. Il s’agit d’une appropriation d’un féminisme tout en écartant les revendications jugées radicales. Il y a une pluralité des combats. Dès le XIXème siècle, le féminisme est multiple. Selon moi, c’est une richesse. Cependant, l’extrême droite le revendique uniquement à des fins électoralistes. Ce féminisme souhaite renvoyer les femmes à des tâches traditionnelles. Leur place ne serait pas au travail mais au foyer auprès des enfants.
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Dans votre vie de militante, vous êtes-vous souvent sentie en minorité ?
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En effet. Lorsque vous choisissez un combat politique, vous devez être conscient que vous pouvez être isolé. Vous pouvez penser avoir raison mais vous ne serez pas forcément acclamé. Face aux défaites et aux trahisons, vous devez avoir un certain recul. J’ai été témoin de répressions terribles. La lutte doit pourtant continuer.

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Les événements en Nouvelle-Calédonie peuvent-ils résonner sur d’autres territoires ?

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Voici un véritable cas de colonisation. Voici un peuple qui habite une île depuis des siècles. Des Français arrivent et déclarent, cette île est à nous, on a le droit de déposséder ses habitants, de les exploiter. Puis les colons affirment que sans eux, cette terre ne serait rien, qu’ils ont construit routes et hôpitaux. Mais la terre ne leur appartient pas ! Et il n’y pas de colonisation de peuplement sans racisme. Des loyalistes calédoniens proposent même la division en séparant l’île en deux c’est tout simplement un système d’apartheid. Il n’y aura pas de paix tant qu’il n’y aura pas de justice.

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Dans un monde de plus en plus binaire, quelles sont les luttes de demain ?

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Elles existent déjà aujourd’hui. La transphobie ou la vision fermée de la famille hétéro-patriarcale sont combattues. La lutte pour l’accès à la terre et à l’eau se développe. Elle est radicale car la question de la propriété privée et de la dépossession est en jeu. La plupart des dirigeants ne veulent pas se confronter aux problématiques de demain. Des milliards de personnes sont sous la menace d’une privation de l’eau. Une grande majorité de l’humanité n’a pas accès à cette ressource primordiale. Les inondations et les sécheresses s’accumulent. Dans 80% du monde, il n’y a pas d’eau courante à la maison.

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Vous arrivez à rester optimiste ?

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Malgré les difficultés de la lutte, je n’ai jamais été pessimiste. Lorsque la répression avance, le combat de la liberté ne faiblit pas. Même pendant les pires moments de l’Histoire, il y a toujours eu de l’opposition. Lorsque vous étudiez l’esclavage, même dans les moments plus répressifs, il n’y avait pas un jour sans protestation, rébellion, insurrection, des esclavisés. Jamais, pendant les quatre siècles d’esclavage colonial, ils n’ont renoncé.

Le backlash incessant et brutal des conservatismes est la réponse à toutes les avancées. Les libertés gagnées par les femmes, les communautés autochtones, les gays, les queer, les racisés menacent un système qui réagit par la violence.

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Photo de couverture et dernière photo : © Brieuc CUDENNEC

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