À une époque indéfinie, dans un pays indéfini occupé par une armée indéfinie… le jeune Frank est le fils d’une tenancière de maison close. Dans une période de contrôle, il y fréquente les prostituées ainsi que les petits ou grands voyous. Au contact de l’un d’entre eux, par oisiveté et par jeu, il devient un assassin et trahit la jeune fille qu’il aime.
Récit majeur de Georges Simenon, « La Neige était sale » (1948) reste une œuvre singulière. C’est une l’histoire d’une déchéance volontaire, la chute d’un homme vers la rédemption. Imaginé par le scénariste Jean-Luc Fromental et le dessinateur Yslaire, l’adaptation en bande dessinée (Editions Dargaud) met en image le récit simenonien. Tout y est : les couleurs obscures, les professionnelles, les assassins et un ton littéraire froid mais profondément touchant.
Entretien avec Jean-Luc Fromental.
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Comment adapte-t-on un « roman dur » de Georges Simenon ?
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En 2020, j’ai publié avec le dessinateur Philippe Berthet la bande dessinée De l’autre côté de la frontière. L’histoire était librement inspirée du séjour de Georges Simenon en 1948 dans la Santa Cruz Valley. John Simenon m’a contacté pour me proposer d’adapter les romans de son père en version graphique. J’étais partant et j’ai entraîné mon vieux camarade José-Louis Bocquet dans l’aventure.
Avant de m’y mettre, j’ai vu un documentaire sur Simenon. Tous les adaptateurs de l’écrivain clamaient qu’il était impossible de retranscrire ses histoires à l’écran. Michel Audiard parlait de « jus de crâne ». De fait, Simenon opère toujours à peu près de la même façon : il choisit un personnage, généralement le héros ou l’héroïne, qu’il place au centre du récit. C’est à travers lui qu’on perçoit les actions et sentiments des autres protagonistes. Même s’il emploie le « il » du narrateur omniscient, il ne déploie ses histoires qu’à partir de cette voix unique, intérieure. C’est en effet une difficulté pour l’adaptateur, dont le recours au monologue intérieur est forcément plus limité, mais ça n’a pas empêché des gens comme Renoir, Duvivier, Granier-Deferre ou Leconte de pondre des chefs-d’œuvre à partir de ses romans.
J’ai entrepris de travailler sur l’adaptation de La Neige était sale, écrit en 1948. Bien que le livre soit rédigé à la troisième personne du singulier, c’est à travers les yeux de Frank, et ses pensées, que toute l’histoire se raconte. Or, Frank est un adolescent extrêmement sensible et complexe, à la fois vulnérable et criminel, odieux et attachant. Surimposé sur les dessins et l’acting remarquable d’Yslaire, le « il » du roman devenait pesant, trop chargé d’intentions, éloignant le lecteur du personnage, comme si un père ou un censeur nous parlait de son fils ou d’un cancre. J’ai trouvé la solution en lui substituant ce « tu » a priori assez improbable, qui nous permet de revenir dans le crâne de Frank (trop absent de lui-même pour dire « je »). On ne sait pas s’il se parle à lui-même ou si quelqu’un, un maître, l’auteur, Dieu (« L’auteur, c’est Dieu le Père, » aimait dire Simenon), s’adresse à lui pour l’admonester, le rappeler à l’ordre, le mettre en face de ce qu’il ne veut pas voir.
Je n’avais pas relu le roman depuis très longtemps. J’ai donc commencé par deux lectures de simple lecteur (c’est-à-dire assez superficielles) qui m’ont permis de renouer avec l’ambiance du livre. Ensuite a commencé le travail proprement dit. Il ne s’agissait pas d’écrire un script pour un film, dont les besoins, les moyens et surtout la temporalité ne sont pas les mêmes que ceux de l’œuvre originale. Ici, on passe de l’écrit à l’écrit (et au dessiné). On passe du livre au livre. On peut donc se permettre de coller de plus près au roman de départ. J’avais en permanence le bouquin ouvert à côté de moi en travaillant à l’adaptation. Il y a des dessinateurs qui détestent se lancer dans le travail graphique avant d’avoir le scénario complet. Yslaire n’est pas de ceux-là. Comme moi, il n’aime pas faire deux fois les choses. Il se fait confiance et adore s’élancer dans le vide pour voir si ses ailes narratives vont se déployer. Là-dessus, nous nous sommes entendus comme larrons en foire.
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Le contexte de La Neige était sale est particulier, car le roman a été écrit après la Seconde Guerre mondiale. Il parle d’une occupation mais ne mentionne pas les Allemands. Comment avez-vous conçu ce régime autoritaire qui rappelle les Nazis mais aussi les Soviétiques ?
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Je me suis accroché aux textes périphériques de l’histoire. Simenon dit dans ses mémoires qu’il n’a pas souhaité définir cette occupation. Il écrit en 1948, c’est à dire quelques années après la débâcle de la France, qu’il a vécue, et au début de la guerre froide. De nombreux pays, envahis pendant le conflit mondial, se trouvent sous le joug soviétique. Alors qu’il est d’habitude extrêmement précis topographiquement, il a choisi de placer La Neige dans une ville jamais nommée, livrée à un occupant indéterminé, qui pourrait aussi bien être national-socialiste que bolchevique. La présence d’un fleuve, d’un tramway, peuvent faire penser à Liège – la ville natale de l’auteur – mais lui-même, sans doute pour brouiller les pistes, prétend s’être inspiré d’une ville autrichienne où il aurait brièvement séjourné.
Bernard Yslaire a adopté un autre point de vue, très intéressant. Pour lui, la ville de La Neige était sale a été occupée successivement par les Allemands et par les Russes. Il a donc décidé de se rendre à Budapest pour les repérages de notre bande dessinée. C’est un choix incroyablement inspiré. À mesure que l’histoire avance, les décors changent. On passe d’un quartier historique jadis opulent dégradé par les combats (dès la première image, on aperçoit un avion de chasse encastré dans une façade) à une friche de chantiers arrêtés par les hostilités, pour finir dans une sorte de banlieue toute neuve, propre et claire, où le drame intérieur de Frank va trouver sa résolution.
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La Neige était sale est-ce une œuvre chrétienne ?
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La religion est très peu présente chez Simenon. Il a pourtant été élevé par une mère très pieuse. Comme d’autres écrivains de sa génération, Graham Greene, Mauriac, Bernanos, Simenon est surtout inspiré par la richesse métaphorique du catholicisme. Il y a chez lui une notion du péché, de l’exclusion, de la rédemption et de la lutte entre le bien et le mal, entre le désir et la contrainte. Mais une notion séculière. Personne ne se met à genoux. Les personnages admettent bon gré mal gré leur condition. Simenon, qui porte un germe existentialiste, particulièrement dans ce roman, rappelle souvent qu’il « n’y a pas d’hommes forts, il n’y a que des hommes qui savent que tous les hommes sont faibles ». Une affirmation christique. La Neige était sale est une histoire de rédemption qui passe par la damnation. Frank effectue son chemin de croix.
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Dans cette histoire sordide, les personnages principaux (Frank et Sissy) ont des visages de poupées. Est-ce une façon de rendre les événements plus cruels ?
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Je ne le pense pas. La Neige a été adapté au théâtre puis au cinéma. Frank a été successivement interprété par Daniel Gélin et Robert Hossein. Deux acteurs qui frôlaient la quarantaine, loin des dix-sept ans du personnage. Avec Yslaire, nous pouvions nous offrir un acteur du bon âge. Dans le livre, Simenon indique que Frank, le fils de la mère maquerelle, est très beau et que les jeunes filles fondent devant sa douceur. Cet aspect est contredit par la noirceur de son esprit.
Frank, ne damnant que lui-même, n’a pas la beauté du diable. Il a un visage presque féminin. La relation entre Frank et Sissy est chaste. Le viol de cette dernière peut s’expliquer par la détestation de Simenon pour la virginité, dont il parle clairement dans ses Mémoires intimes. Frank décide de déflorer Sissy en la laissant violer par un voyou de ses amis, afin de ne pas en assumer la responsabilité.
Pareillement, Frank n’est ni un résistant ni un collabo, deux hypothèses qui lui font également horreur. Alors, il choisit d’être une crapule. De se mettre au ban de l’humanité. En assassinant une vieille dame qui a été très bonne pour lui dans son enfance, c’est son passé de gentil garçon qu’il tue.
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Pourquoi Frank porte une étoile rose « swing » ?
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C’est une idée de Bernard, qui m’a fait tiquer au début, mais dont j’ai vite compris la pertinence. Il s’agit d’une référence aux zazous qui portaient ce type d’étoile pendant l’Occupation, plus par provocation à l’encontre des autorités qu’en solidarité avec l’étoile jaune imposée aux Juifs. Il fallait être bien jeune, assez punk et sévèrement inconscient pour arborer un tel emblème et s’exposer à un risque pareil.
C’est encore Yslaire qui a décidé d’affubler Frank de lunettes noires, car Simenon décrit son regard comme hypnotique. En bande dessinée, m’a-t-il expliqué, pour signifier un tel aspect, il faut le faire apparaître. Autrement dit, cacher les yeux de Frank jusqu’au moment où il retire ses lunettes.
Je me rends compte en repensant à tout cela d’à quel point ces deux années de collaboration avec Bernard ont été fructueuses et agréables. Lui à Waterloo, moi à Paris, nous avons passé des heures et des heures au téléphone à croiser nos esprits.
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Le métier d’homme est-il si difficile ?
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C’est le mantra de Simenon. On le retrouve aussi bien dans ses romans que dans ses mémoires. Son fils John, est très attaché à cette phrase. Au point que lorsque j’ai écrit dans La Neige était sale « le métier d’homme n’est pas facile », je me suis fait retoquer. Simenon a d’ailleurs été, au dire de ses enfants, un excellent père. À la fin du bouquin, M. Holst, le père de Sissy, prononce cette phrase, « le métier d’homme est difficile », comme une sorte d’absolution donnée à Frank. Lorsqu’on échoue à se conformer à la société, on ne peut que rejoindre le camp des fusillés.
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Souhaitez-vous vous replonger dans un nouveau « roman dur » de Simenon ?
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Je fréquente passionnément l’œuvre de Simenon depuis quarante ans, je ne vais donc pas m’arrêter en si bon chemin. Dargaud a prévu de publier – dans un premier temps – huit adaptations graphiques. Quatre seront écrites par José-Louis Bocquet (qui a déjà signé avec Christian Cailleaux l’excellent Passager du Polarlys) et quatre par moi. À raison de deux titres par an, nous espérons montrer la richesse et la diversité de la production simenonienne. En s’investissant à chaque fois dans un personnage différent, un personnage en crise, en mêlant sa propre expérience du monde et de la vie aux faits, gestes et pensées de ce personnage, Simenon ne fait pas que bâtir une sorte de Comédie humaine du 20e siècle, il poursuit cette quête qu’il appelait lui-même la Recherche de l’Homme Nu, celle de l’homme (ou la femme) unique et universel(le), indépendamment de toutes les différences ethniques, sociales, culturelles, idéologiques, géographiques. C’est un projet immense qui a généré une œuvre immense.
Simenon continue d’être lu de nos jours car il a réussi à la fois à capter et à transcender son temps.
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