Souvent perçu comme un temps obscur, le Moyen-Âge est en fait une période historique de lumières. Pendant près d’un millénaire, une multitude de courants artistiques se sont développés. Art roman, art gothique, art islamique, art byzantin,… Tous ont su accompagner et raconter leur époque.

De la fin de l’Empire romain d’Occident au XVème siècle, le temps médiéval est par conséquent riche et toujours à redécouvrir.

Entretien avec Anne-Orange Poilpré, Maître de conférences à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, à propos de l’art médiéval. 

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Quand apparaît l’art médiéval ?

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Le début de la période médiévale coïncide en partie avec le phénomène de la christianisation de l’empire romain. Périodiser est une manie d’historien – les contemporains ne considéraient pas qu’ils entraient dans une nouvelle phase de l’Histoire. Néanmoins, la diffusion de la religion chrétienne est un événement majeur qui se déroule dans le monde méditerranéen à partir du moment où l’on élabore une croyance affirmant la divinité de Jésus, au IIe siècle. Au début, il s’agit d’un courant religieux parmi beaucoup d’autres. A partir du IIIème siècle, le christianisme connaît une importante une expansion.  A partir de 380 après Jésus-Christ, il devient officiellement la religion de l’empire romain. En 476, la déposition du dernier empereur romain ouvre une époque nouvelle. Plus personne ne peut plus se proclamer empereur de Rome. Les rapports de forces politiques et territoriaux évoluent considérablement entre les nouveaux royaumes d’Occident.  Le Moyen Âge commence à partir de cette époque. En Orient, l’empire romain perdure avec un christianisme politique.

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La « Maiestas Domini » avec le Christ et les quatre Vivants de l’Apocalypse rassemblés autour du Christ puise-t-elle une partie de son inspiration des religions païennes ?

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De nombreux historiens ont considéré que le Christ a triomphé des religions païennes. Au début du Vème siècle, il est parfois représenté barbu et avec une chevelure épaisse comme une sorte de nouveau Jupiter. Devenu religion officielle de l’Etat, le christianisme continue son expansion notamment parmi les élites romaines.

La représentation du Christ entouré des Vivants est construite sur une réflexion exégétique. C’est la pensée chrétienne qui interprète de façon savante le texte biblique et est à l’origine de cette image. La «Maiestas Domini » n’est pas une illustration de l’Apocalypse de Jean mais résulte de son interprétation sous la forme d’une vision à  caractère ecclésial. Les quatre figures sont des symboles des quatre évangiles qui, réunis autour du Christ, incarnent les quatre piliers de l’Eglise en tant qu’institution. En d’autres termes, la « Maiestas Domini » n’est pas une illustration mais un commentaire des textes sacrés.

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Le Christ et les apôtres, mosaïque absidiale de Sainte-Pudentienne, Rome, vers 400 (Wikimedia Commons)
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Est-ce également une façon de rendre l’intellectuel visible ?

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Absolument. L’art d’une religion aussi stricte qu’est le Christianisme va connaître deux difficultés : le Dieu unique de la Bible n’est pas représentable mais il s’est incarné dans Jésus d’après la croyance chrétienne. Les représentations de la fin de l’Antiquité ne montrent pas un Christ « d’après nature », ressemblant à celui que les Apôtres ont connu – il s’agit d’une vision spirituelle et variable d’une image à l’autre. L’idée d’un portrait ressemblant du Christ apparaît au VIe siècle dans le monde chrétien oriental.

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Comment expliquer l’évolution de la figure du Christ tout au long du Moyen-Âge ?

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Dans un premier temps, dans cette Antiquité tardive, d’âpres débats ont lieu sur la question de la possibilité de représenter Dieu. Il doit se démarquer des idoles païennes qui peuplent la cité romaine. On le figure d’abord accomplissant des miracles. Sa représentation sur la croix devient plus fréquente au VIème siècle mais Dieu ne peut être représenté humilié par la souffrance : il apparaît donc serein sur la croix. La souffrance du martyre est accessible spirituellement par la lecture des Evangiles mais on ne la traduit pas encore en image. A partir de l’époque carolingienne, les scènes de la Passion sont plus détaillées (descente de croix et mise au tombeau notamment). On insiste également davantage sur le sang qui jaillit du corps de Jésus. Au Xème siècle, dans l’empire germanique, des manuscrits représentent le Christ cloué et mort sur son gibet, puis descendu de la croix. Ces images vont se diffuser dans l’Occident médiéval et permettre la représentation de la douleur. Elle correspond à la volonté d’affirmer la présence réelle du corps du Christ dans l’eucharistie. La dévotion se concentre aussi sur la visualisation des souffrances du Christ. De plus, l’Eglise va encourager les fidèles à s’y identifier. 

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Le roi, l’empereur, le pape sont-ils des modèles qu’il faut représenter de manière différente ?

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Les images médiévales n’entretiennent pas avec le réel un rapport de mimétisme. Il s’agit d’un régime visuel qui ne veut en aucun cas imiter la réalité. Les scènes peuvent être détaillées et retracer un événement bien précis mais l’arrière-plan  est souvent neutralisé par un aplat de couleurs ce qui permet de signifier qu’il ne s’agit pas d’un espace réel. Les figures politiques sont représentées selon des rapports de hiérarchie. Un pape, un empereur ou un roi sont souvent représentés plus grands que les autres personnages d’une même scène. Ce sont les rapports de taille et de proportions qui font sens dans l’image.

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Au Moyen-Âge, la faune et la flore entourent les hommes et les femmes. Sont-elles avant tout représentées de façon menaçante ou la fascination pour le merveilleux prend le dessus ?

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La faune et la flore sont considérées au Moyen Âge comme des parties intégrantes de la création divine. Même si les créatures sont représentées de façon menaçante, l’image traduit l’infinie diversité de la nature.

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Le Moyen Âge est bien souvent le temps de l’anonymat artistique. Y’a-t-il tout de même des artistes renommés ?

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Jusqu’au XVème siècle, l’œuvre est davantage valorisée plutôt que l’artiste, des noms ont pu malgré tout être conservés grâce aux inscriptions laissées sur des chapiteaux à la période romane comme Umbertus sur un chapiteau du porche de Saint-Benoît-sur-Loire. Mais on n’en sait pas plus car ces personnages ne sont pas mentionnés par d’autres sources textuelles.

Il y a tout de même des figures exceptionnelles comme l’évêque de la fin du Xème siècle Bernward d’Hildesheim. Ce dernier a été le fois commanditaire, concepteur et probable artiste. Cela reste un cas exceptionnel. Certains noms apparaissent aussi dans des manuscrits, lorsque des peintres ou des scribes dédient leur œuvre à un commanditaire important. Après des siècles d’anonymat dans les monastères et près des cathédrales, le public se diversifie à partir du XIIIème siècle et la commande artistique s’ouvre davantage au monde laïc et bourgeois. Une autre économie se met en place et des peintres vont alors se distinguer.

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Malgré les règles, l’humour ou au moins la dérision ne sont pas absents de l’art médiéval. Est-ce tout de même anecdotique ?

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L’humour n’est pas très présent dans l’art médiéval produit par l’Eglise comme dans les manuscrits liturgiques et les décors cultuels. La commande laïque devenant au fil des siècles plus importante, des éléments périphériques et marginaux apparaissent. Les « drôleries » se déploient alors dans les marges des manuscrits. A partir du XIIIème siècle, du végétal, de la faune et des personnages fantasques vont apparaître dans ces espaces. La composante religieuse de cette commande reste tout de même présente.     

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Juifs, musulmans, paysans, sorcières,… L’art a-t-il été une arme efficace contre ceux qui sont rejetés ?

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L’art médiéval reste une production de l’élite dominante, chrétienne, essentiellement masculine, aristocrate puis bourgeoise. Dans une société profondément inégalitaire, les autres corps sont indubitablement stigmatisés et méprisés. Il ne peut y avoir que des dominants et des dominés. 

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Le gisant est-il une volonté de perdurer sa représentation malgré la mort ?

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La caste dominante se donne le droit de reposer à l’intérieur de l’église et de conserver l’image de leur corps terrestre. La société médiévale, structurée par sa définition chrétienne, attend l’horizon du retour du Christ. A la fin des temps, chaque individu devra être jugé. A ce titre, l’élite travaille pour son salut, impose sa place au plus près des reliques des saints et veut laisser une trace d’elle-même sur terre.

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La danse macabre reflète-t-elle le tourment de l’époque (famine, guerre, épidémie) ?

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Oui elle traduit l’omniprésence de la mort au Moyen Âge. Tôt ou tard, tout le monde devra disparaître et être jugé par rapport à ses actions terrestres. La danse macabre exprime cet imaginaire sous la forme d’une allégorie sociale et médite sur le caractère implacable de la mort.

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Pour quelles raisons, l’art médiéval fut-il aussi haï par ses successeurs ?

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Au fil des siècles, certains codes visuels, jugés archaïques, n’ont plus été compris. On ne doit pas y voir que du mépris. L’imitation du monde naturel n’était pas privilégiée au Haut Moyen Âge car l’image était avant tout porteuse d’une idée, d’une interprétation. Au XVème siècle, au contraire, on veut être plus fidèle à la nature, proche du monde réel tel que l’œil humain le voit. Dans le contexte de l’humanisme italien, où la profondeur de champ est privilégiée, ce qui se différenciait a été condamné. Le passé était ainsi déprécié afin de promouvoir les œuvres du présent.

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Pour quelles raisons l’art médiéval est revalorisé au XIXème siècle ?

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Le XIXème siècle a mis à l’honneur l’art gothique. Quelle ironie puisque le terme était, à la base, péjoratif. C’est l’époque de l’invention des grands romans nationaux. Les monuments et les œuvres à partir du XIIIème siècle ont alors été perçus comme les premiers chefs d’œuvre de l’art français. Le Moyen Âge est ainsi revalorisé dans une réflexion sur l’origine des états-nations. Ce phénomène se retrouve en France mais aussi en Allemagne.

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