Une étude de l’IFOP de 2022 révèle que 95% des Français se disent stressés ou anxieux. L’espoir du « monde nouveau » qui devait succéder à la crise du COVID semble avoir disparu. Dans un monde de plus en plus connecté et plus rapide, notre quotidien semble être hors de contrôle. Travail, vie familiale, actualités nationales et internationales parfois désastreuses,… Tout cela a des conséquences sur notre santé mentale.

Comment nous permettre d’y voir plus clair et de faire face à nos peurs et à nos difficultés ? Les psychologues sont parfois la réponse à nos découragements et questionnements. Ces spécialistes s’interrogent en tout cas sur nos sociétés et tentent d’y voir plus clair. Le travail est à la fois ambitieux et passionnant.

Entretien-portrait avec Serge Tisseron, psychiatre, psychologue et docteur en psychologie.

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Dans une société minée par les crises économiques, sociales, sanitaires et par les guerres de plus en plus proches… Avons-nous plus que besoin de la psychologie et de la psychanalyse ?

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Dans un monde de plus en plus connecté, il est essentiel que nous comprenions comment nos outils numériques modifient nos relations à nous-mêmes et aux autres. C’est l’objectif de la cyber psychologie. Mais dans la mesure où ce monde est aussi de plus en plus rapide et stressant, il est très important que nous puissions rester disponible à nos pensées et à nos rêveries, et aussi nous raconter notre histoire afin de nous construire une narration de nous-mêmes. Pour avoir un avenir, il faut en effet non seulement avoir un présent, mais aussi un passé. Et c’est plus facile de se raconter quand quelqu’un nous écoute sans nous interrompre. Ce mouvement correspond à ce que j’ai appelé en 2002[1] le désir d’extimité, qui est le désir de partager des aspects de soi jusque-là informulés avec un ou plusieurs interlocuteurs particulièrement bienveillants afin de les ancrer dans nos vies. Or la famille ou les amis ne sont pas toujours prêts à nous écouter en faisant taire leurs propres préoccupations. C’est pourquoi nous avons besoin de psychologues disponibles pour écouter nos questions et nos doutes, et nous permettre de nous approprier notre histoire personnelle.

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Face aux catastrophes, pour se mobiliser, doit-on avant tout lutter contre le déni ?

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Face à des changements brutaux, nous sommes tous menacés de nous réfugier dans le déni, qui est une façon de nier que les évènements que nous n’acceptons pas existent bel et bien. Souvent, heureusement, c’est une attitude de courte durée, juste une façon nos protéger face à une information qui vient de tomber, de nous donner le temps, quelques jours ou quelques semaines, pour l’accepter avec toutes ses conséquences. Mais il existe également des dénis durables. La thérapie a pour but de réduire progressivement l’utilité de ces dénis qui sont comme des écrans de fumée entre la réalité et nous. Heureusement, beaucoup de gens ont une plasticité psychique suffisante pour finir par accepter la réalité, même s’ils l’auraient voulue différente. On l’a vu récemment. Beaucoup d’hommes et de femmes politiques n’ont pas voulu voir la réalité des ambitions annexionniste et belliqueuses de Vladimir Poutine, mais le déclenchement de la guerre en Ukraine les a brutalement réveillés et la plupart se sont révélés capables de prendre les décisions nécessaires.

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Essor de l’intelligence artificielle, dérèglement climatique… Doit-on craindre le futur ?

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Il existe en effet dans les deux cas des raisons de nous inquiéter. Pour ce qui concerne l’intelligence artificielle, je suis inquiet lorsque des informaticiens déclarent qu’ils veulent faire une pause dans sa mise au point afin de mieux la maîtriser, parce qu’il n’est jamais question qu’ils associent la société civile aux solutions proposées. Or la question nous concerne bien autant qu’eux ! Je ne suis pas rassuré qu’ils fassent comme s’ils savaient ce qui est bon pour nous alors qu’ils ne nous le demandent jamais. D’autant plus que beaucoup d’algorithmes dans les jeux video et les réseaux sociaux sont destinés à manipuler nos choix tout en nous faisant croire que nous sommes libres de nos décisions. Je crains que la pause qu’ils demandent soient destinée à mieux contrôler l’IA… pour mieux nous manipuler. Ce n’est pas l’intelligence artificielle que je crains, c’est ceux qui la fabriquent.

Et pour le dérèglement climatique, je ne vois pas bien comment une société dont le moteur est la recherche du bonheur dans la consommation pourrait engager les réformes nécessaires. Il faudrait un changement radical de paradigme. En plus, la montée en puissance de la Chine et l’agressivité de la Russie détournent aujourd’hui vers la recherche militaire des capitaux qui ne sont plus disponibles pour l’éducation et la lutte contre le réchauffement climatique.

Mais dans les deux cas, il existe des solutions, qui passent notamment par le travail du législateur et l’éducation.

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Nos sociétés actuelles sont-elles dirigées par les pensées extrêmes ?

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L’extrême produit de l’extrême en retour, c’est un cercle vicieux. On l’a beaucoup dit pour les réseaux sociaux où les messages extrêmes diffusent plus vite que les opinions nuancées, et les messages de haine plus vite que les messages d’affection ou d’amour. Mais le problème est plus large : toute notre société fonctionne autour de l’alternance des extrêmes. Les fameux « séjours de détox numérique » en sont un bel exemple. Vous vous privez d’un accès à Internet pendant une semaine, mais aussitôt de retour, votre employeur, vos amis et même parfois votre famille vous obligent non seulement à reprendre le rythme que vous aviez abandonné, mais à rattraper votre retard. Et évidemment, cette alternance des extrêmes génère le sentiment d’être toujours dépassé, et impuissant.

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Le harcèlement au travail peut-il être une continuité de celui que l’on retrouve à l’école?

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Le harcèlement est un moyen par lequel un être humain tente de s’affirmer comme supérieur à un autre en lui imposant sa loi. C’est pourquoi, dans un premier temps, le harceleur essaie de repérer celui ou celle qui se laissera brimer et humilier sans protester ni le dénoncer. Et en général, il ne se trompe pas parce qu’il est fréquent qu’il ait été, ou soit encore lui-même un harcelé ! Si tous les harcelés ne deviennent pas des harceleurs, tous les harceleurs sont ou ont été des harcelés. Et en choisissant bien leurs victimes et les espaces de harcèlement, la plupart échappent en général aux radars. Du coup, ceux qui harcèlent à l’école maternelle continuent en primaire, puis au collège, au lycée et dans leur vie professionnelle. Par conséquent, il faut lutter contre ce type de comportements le plus tôt possible. En 2007, j’ai créé dans ce but l’activité que j’ai appelé « Jeu des 3 figures », dont l’objectif est de développer les compétences empathiques chez tous les enfants et d’encourager les victimes à ne jamais se laisser malmener sans protester. Il s’agit d’une activité de prévention qui prend la forme d’un jeu théâtral centré sur les trois figures de l’agresseur, de l’agressé et du tiers, qui peut être simple témoin, redresseur de torts ou sauveteur. Il est mené par les enseignants eux même après une formation d’une année organisée par notre association. Le « Jeu des trois figures » est intégrée dans le programme pHARe (Prévention du Harcèlement à l’École), notamment sur l’académie de Paris.

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Le suicide de Lindsay survenu le 12 mai 2023 aurait-il pu être évité ?

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Oui, mais il faut comprendre qu’un tel drame est la conséquence d’un climat délétère général, et pas seulement du harcèlement entre élèves. Beaucoup d’institutions, publiques ou privées, ont un climat malsain dans lequel la maltraitance est quasiment systémique. Cela peut entrainer chez certains un sentiment de harcèlement, même si un harceleur n’est pas toujours identifié. Cette situation n’épargne d’ailleurs pas l’institution scolaire et diverses formes de harcèlement existent entre des enseignants eux-mêmes, sans compter les conséquences toxiques de décisions brutalement imposées par les hiérarchies, parfois sans explication. La durée d’exercice moyenne d’un ministre de l’Éducation nationale est bien trop courte pour qu’il puisse organiser de façon satisfaisante les réformes dont il rêve, alors il impose souvent brutalement son projet sans consultation ni expérimentation préalable, et avec l’obligation de le réaliser dans un temps très court. Les différents niveaux hiérarchiques chargés de le relayer s’épuisent, et deviennent aussi impérieux avec leurs subalternes que leurs supérieurs le sont avec eux. Tout cela provoque une pyramide de maltraitance. Personne n’est jamais rassuré, et personne n’est non plus jamais valorisé dans les efforts qu’il fournit. Le mécontentement des parents d’élèves, de plus en plus fréquent, s’additionne à tout cela. Et, pour alourdir encore la charge des enseignants, les comportements des élèves changent. Auparavant, ceux qui souffraient à l’école considéraient que l’école n’était pas faite pour eux et ils se réfugiaient près du radiateur ou de la fenêtre, où l’enseignant les oubliait. Mais aujourd’hui, certains élèves sont convaincus que c’est l’école qui n’est pas faite pour eux. Alors ils n’hésitent pas à sortir leur smartphone pendant le cours ou à aller aux toilettes sans demander l’autorisation. C’est aussi ce qui explique que des enfants puissent incendier leur école dans les révoltes de banlieues. Ils ont la haine d’une institution qui leur semble ne pas être à leur écoute, et où ils ont l’impression de ne pas avoir leur place.

Le harcèlement des élèves est un élément de toutes ces problématiques. Ajoutez-y les possibilités de l’anonymat sur Internet et vous voyez la difficulté de le repérer et de le gérer. La seule politique réaliste consiste développer la prévention dans toutes ses dimensions. Je tente d’y contribuer avec le « Jeu des trois figures ». Mais beaucoup d’autres changements de l’institution scolaire sont nécessaires, à commencer par encourager le travail collaboratif, la pédagogie de projet et les débats entre élèves.

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Harcèle-t-on pour éviter d’être soi-même harcelé ?

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Comme je vous disais, tous les harceleurs ont été, ou sont encore eux-mêmes des harcelés. Mais cela ne veut pas dire que tous les harcelés deviennent à leur tour des harceleurs, et c’est là que la prévention a toute son importance.

Un enfant peut être victime dans un espace (maison, club de sport, école) et agresseur dans un autre. C’est pourquoi je conteste les exclusions systématiques des enfants harceleurs lorsqu’ils sont identifiés. Il faut d’abord essayer de les sensibiliser aux difficultés de leur victimes. C’est le but de la Méthode de la préoccupation partagée (MPP) inspirée de la méthode Pikas et développée en France par Jean-Pierre Bellon. Certains parlent parfois, pour désigner ce passage de la situation de harcelé à la situation de harceleur, d’identification à l’agresseur. Mais c’est plus compliqué. Une personne harcelée qui ne proteste pas et ne dénonce pas son agresseur finit par l’intérioriser, et elle pense vite qu’elle mérite ce qu’elle subit. Le colonialisme a d’ailleurs imposé cette logique mentale à tous les habitants des pays occupés. Les peuples colonisés ont fini par penser qu’ils étaient inférieurs, voire indignes. Et si vous pensez cela, vous être prêts à accepter toutes les nouvelles humiliations, d’où qu’elles viennent.

C’est pourquoi, quand un enfant harcelé devient harceleur, c’est souvent pour lui une façon d’essayer de reconstruire son estime de lui-même, de revendiquer le droit de ne pas être seulement une victime soumise. Et c’est aussi pourquoi, dans le « Jeu des 3 figures », nous accordons beaucoup d’attention au fait que dans les scénarios construits et joués par les enfants,  personne ne se laisse jamais malmener sans protester. La leçon profite à la fois à ceux qui sont harcelés à l’école, et à ceux qui sont harceleurs à l’école, mais harcelés sans protester ailleurs. Quand vous savez vous protéger contre le harcèlement en dénonçant aussitôt votre agresseur, vous construisez votre estime de vous-même sur des bases qui vous dégagent de la nécessité d’être harceleur à votre tour.

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En 1982, vous découvrez dans les aventures de Tintin, le secret de famille d’Hergé avec le fait que le père du dessinateur n’a pas connu son propre paternel.

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J’ai mis à jour cette histoire à partir de la seule lecture des albums de Tintin, bien avant que la réalité biographique soit connue, dans un article paru en 1983 d’abord, puis dans mon livre Tintin chez le psychanalyste en1985. Ce qui m’a mis sur la piste, c’est que les Dupont et Dupond s’imposent comme des frères jumeaux (comme le père et l’oncle de Hergé qui étaient eux aussi jumeaux) alors qu’ils n’ont pas le même patronyme : c’est donc qu’ils ont deux pères ! Alors, ne serait-ce pas aussi le cas du père et de l’oncle de Hergé ? Et comme je pressentais là-dessous une histoire de secret, j’en ai cherché l’explication dans le seul album de Hergé qui fait mention d’un secret, c’est-à-dire Le Secret de la Licorne. J’ai alors montré que le ressort de l’intrigue réside dans la souffrance d’un ascendant du capitaine Haddock (le fameux Chevalier de Hadoque) à ne pas avoir été reconnu par son géniteur secret, le Grand Roi Louis XIV, et que la souffrance de Haddock dans tous les albums n’est que le remake de cette souffrance-là. De là à penser que cette histoire soit aussi celle de Hergé, il n’y avait qu’un pas à franchir, que j’ai réalisé d’autant plus facilement que Hergé a toujours dit que le capitaine tourmenté le représentait lui-même. La souffrance d’un fils non reconnu par un père supposé illustre traverse toute l’œuvre de Hergé, et elle est un élément essentiel de l’intrigue dans des albums aussi différents que Le temple du Soleil et Tintin au Tibet. Mon raisonnement a étonné certains, mais heureusement, il a été confirmé quelques années plus tard, en 1987, par deux biographes de Hergé, Thierry Smolderen et Pierre Stercx.

Ils ont découvert que quand le petit Hergé demandait qui était son grand-père paternel, on lui répondait parfois que c’était un homme sans importance, un inconnu de passage, et d’autres fois que c’était quelqu’un d’extrêmement important dont il était impossible de lui dire le nom car cela lui monterait à la tête. Pour l’enfant qu’il était, il était impossible de ne pas penser au roi des Belges lui-même, Léopold II (qui avait d’ailleurs pour habitude d’engrosser les servantes des nobles chez lesquels il partait régulièrement en tournée, ce qui pourrait bien donner de la crédibilité à cette histoire !). L’explication était que sa grand-mère paternelle avait eu deux jumeaux qui n’avaient pas été reconnus par leur géniteur, dont ils ont toujours ignoré l’identité, et qu’ils n’avaient pas non plus connu leur père adoptif, qui avait semble-t-il épousé leur mère dans un mariage blanc. La jeune femme était en effet domestique auprès d’une comtesse, et cette aristocrate aurait donné de l’argent à un ouvrier du nom de Remi pour qu’il reconnaisse le père et l’oncle de Hergé. Les statuts de « fille-mère » et « d’enfants bâtards » étaient en effet terriblement infamants dans la Belgique très catholique de la première moitié du XX ème siècle. Le père de Hergé éprouvait donc une souffrance terrible de ce qu’il pouvait vivre comme un double abandon et une double non-reconnaissance, de son géniteur et de son père adoptif. Et cette souffrance a marqué son fils Hergé, qui a été la victime d’une histoire qui remontait à une génération avant lui. En même temps, cette histoire a incroyablement excité son imagination puisqu’il la transcrite dans les aventures de Tintin, probablement pour une part en s’en rendant compte et pour une part de façon inconsciente.  

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L’enfance est-il le moment le plus important de notre vie ?

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Ce n’est pas le seul moment important, l’adolescence par exemple en est un autre, mais c’est en effet une période de notre vie qui laisse des traces puissantes sur chacun d’entre nous. Nous avons en effet à cet âge peu de défenses mentales face aux émotions intenses, et nous sommes très sensibles à l’attention de l’environnement à notre égard. C’est là que certains enfants développent ce qu’on appelle un attachement sécurisé au monde, ils deviennent optimistes et entreprenants, tandis que d’autres deviennent défaitistes et se sentent facilement abandonnés. Un enfant n’a pas les moyens de prendre du recul. Cette sensibilité concerne aussi le fait d’intérioriser les émotions d’un père ou d’une mère comme si c’était les nôtres. C’est objet de mon livre Vérités et mensonges de nos émotions.

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Bob de Moor a été le plus proche collaborateur d’Hergé. Il a été imaginé comme le successeur logique. Pourtant, Hergé n’a pas souhaité que Tintin puisse continuer ses aventures après son décès. Passer le témoin est-il une impossibilité pour certains ?

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Hergé ne s’est jamais opposé à ce que les Aventures de Quick et Flupke soient prolongées avec un autre artiste après sa mort. Mais avec Tintin, il a dit clairement non. Il s’est même comparé à  Gustave Flaubert qui disait que Madame Bovary, « c’était lui », en affirmant que chacun des héros des Aventures de Tintin incarne une facette de sa personnalité : Haddock lorsqu’il désespérait et s’énervait, les Dupont et Dupond lorsqu’il était bête, et le Professeur Tournesol lorsqu’il travaillait en se rendant sourd à tout ce qui se passait autour de lui. 

Pour comprendre l’enjeu de cela, il faut se rappeler que Hergé était à la fois scénariste et dessinateur des Aventures de Tintin et qu’il s’y est consacré pendant presque cinquante ans !  Si un autre reprenait Tintin, ce ne serait plus Tintin. On le voit aujourd’hui avec la façon dont les Aventures de Blake & Mortimer, crées par Edgar P. Jacobs, ont fait l’objet de suites après sa mort. Les nouveaux albums ne sont plus de la même veine. Le monde baroque de Edgar P. Jacobs a disparu avec lui. Hergé a bien fait de vouloir protéger son univers créatif.

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L’écran (télévision, ordinateur) fait de plus en plus partie de notre quotidien professionnel et privé. Afin d’éviter qu’il soit nocif, doit-il être au foyer un lieu commun et non exclusif ?

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Pendant longtemps, l’écran a été un objet partagé, avec la lanterne magique d’abord, puis le cinéma. A l’époque de l’ORTF, toutes les familles regardaient encore la même émission ou le même film au même moment. Certaines communes, notamment rurales, avaient même imaginé qu’une télévision soit installée dans une pièce de la mairie pour ceux qui n’en n’avaient pas chez eux ou qui voulaient la regarder avec leurs amis.

Aujourd’hui, la démultiplication des écrans, des supports et des chaînes fait que chacun regarde quelque chose de différent. Mais à mon avis, ce n’est pas dramatique si on prend le temps de parler ensemble de ce que l’on a vu. D’abord, parce que cela peut être instructif pour tous, mais aussi parce que quels que soient les avantages des écrans, il y a quelque chose qu’ils ne nous apprennent pas : c’est à savoir raconter, alors que cela est indispensable à une socialisation satisfaisante. Et pour cela, il faut évidemment organiser dans les familles des temps d’échange partagés. A mon avis, le repas du soir est le moment qui se prête le mieux à ces échanges informels et conviviaux, à condition évidemment de le prendre sans télévision, ni tablette, ni smartphone.

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Vous dites que « la psychologie du XXIème siècle sera celle des interactions entre l’homme et les artefacts ou ne sera pas ». L’objet s’humanise-t-il de plus en plus ?

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Un mouvement se dessine peu à peu : les parents abandonnent une part croissante de leur rôle pédagogique aux écrans. Un grand nombre de Youtubeurs l’ont compris. Il existe d’excellentes vidéo non seulement pour expliquer les leçons scolaires, mais aussi la sexualité et les façons de se protéger sur Internet.

Nous pourrions voir dans les prochaines années des intelligences artificielles prêtes à répondre à toutes les questions auxquelles les parents ne savent pas quoi répondre, ou que les enfants n’osent pas leur poser. Le mouvement a d’ailleurs commencé avec les premières Game Boy. Le jeu vidéo Pokémon était boudé par les parents qui tentaient, sans succès, de dissuader leurs enfants d’y jouer. Mais ceux-ci trouvaient auprès du professeur Chen les conseils que leurs parents ne leur donnaient pas ! Et depuis, les choses n’ont fait que s’aggraver. Si nous ne réagissons pas et que nous ne nous réapproprions pas l’éducation de nos enfants, nous en paierons très cher les conséquences. Car les informaticiens de la Silicon Valley façonneront de plus en plus les manières de sentir et de penser de nos enfants par l’intermédiaire de leurs outils numériques.

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Sans émotion, avec une espérance de vie plus forte, le robot peut-il devenir l’humain de l’avenir ?

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Est-il vraiment nécessaire, pour que les robots nous soient utiles, qu’ils nous ressemblent ? La question est en débat. En tous cas, aujourd’hui, ce n’est pas la tendance. Les machines numériques sont plutôt pensées dans deux directions. La première est d’en faire des auxiliaires des humains en leur permettant de faire mieux et en se fatiguant moins ce qu’ils font aujourd’hui sans elles : c’est notamment le domaine de l’assistance à la personne. La seconde est de permettre à des personnes faibles ou en souffrance d’estime d’elles-mêmes de se valoriser : c’est le domaine des robots dit « faibles », ou « vulnérables », développés au Japon par Okada Mikio. Il s’agit de machines qui ont besoin des humains pour réaliser leurs tâches : par exemple des poubelles sur roues qui détectent les ordures dans l’espace public, mais qui n’ont pas de « bras » pour les ramasser, ce qui oblige les passants à les aider. Mais il ne faut pas oublier que les animaux domestiques sont proscrits au Japon, et qu’ils jouent souvent en France pour leur propriétaire ce rôle de soutien narcissique.

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Sommes-nous trop dans l’illusion ?

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L’être humain en a toujours eu besoin de se fabriquer des illusions pour se donner le courage de surmonter les difficultés et les souffrances de la vie. Les religions ont toujours joué ce rôle et le jouent encore. Ce ne sont pas les illusions qui sont un danger, mais ceux qui les fabriquent et les entretiennent, parce qu’ils peuvent être tentés d’en profiter pour établir une emprise sur nous. Aujourd’hui, la fabrique des illusions, ce sont les technologies numériques. Nous avons  besoin de lucidité et d’esprit critique face à elles parce qu’elles nous sont présentées comme si leur objectif était d’être à notre service, alors que ceux qui les fabriquent ne sont guidés que par une seule chose, la volonté de puissance, dont le contrôle sur nos vies fait partie.

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[1] Dans L’Intimité surexposée.

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