Célébrée dans le monde entier comme la plus grande peintre animalière du XIXème siècle, Rosa Bonheur décède en 1899, un an avant le XXème. Dans un temps où les femmes étaient perçues comme des mineures ou des incapables en Droit et en capacités, les assujettissant à un père, un frère ou à un mari, leur interdisant l’accès au savoir et à toutes formes de pouvoir, y compris celui de gagner décemment leur vie.

Rosa Bonheur, par son style, son talent et ses actions (elle porte le pantalon lorsqu’elle peint), se jura de « relever la femme ». Paysages grandioses et purs, paysans à l’ouvrage et surtout animaux représentés de façon majestueuse, son art est revu et reconnu de nos jours notamment avec deux expositions en 2022 aux Beaux-arts de Bordeaux et au Musée d’Orsay.

Entretien pour mieux comprendre la vie de Rosa Bonheur avec Marie Borin, auteure du livre « Rosa Bonheur – Une artiste à l’aube du féminisme« .

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En quoi Rosa Bonehur est-elle une grande peintre animalière ?

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Rosa Bonheur a toujours considéré les animaux comme des êtres dotés d’une âme, à traiter avec respect, à égalité avec les humains. Elle est justement reconnue pour avoir su capter l’âme des animaux, notamment dans leur regard. Au XIXème siècle, comme de nos jours, cette qualité impressionne le spectateur.

Par ailleurs, Rosa Bonheur, grâce à son génie artistique, a réussi à s’imposer de son vivant en tant que femme artiste, alors que la grande majorité de celles-ci étaient méprisées et cantonnées dans les arts dits mineurs. Les femmes était interdites à l’Ecole des Beaux-Arts, chassées par la Révolution.

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Enfant très aimée par ses parents progressistes et artistes, ayant un lien très précoce avec la faune et la flore, Rosa Bonheur est-elle devenue peintre de façon logique ?

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Le père de Rosa, Raimond Bonheur, était peintre et sa mère musicienne. Celle-ci lui a appris à lire et à écrire en dessinant des animaux. Rosa Bonheur raconte qu’à l’âge où les enfants jouent avec un hochet, elle manie déjà le crayon. Le talent dont la nature l’a gratifiée s’est ajouté à cet environnement porteur.

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Rosa Bonheur était-elle avant tout passionnée par la nature ?

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Dans son enfance bordelaise, Rosa Bonheur allait souvent chez son grand-père naturel, Jean-Baptiste Dublan de Lahet, dont le château de Grimont à Quinsac possédait des étables. Elle aimait la compagnie des bêtes. Je fais l’hypothèse qu’elle se sentait plus à l’aise avec les animaux qu’avec les humains, surtout après la tragédie de le mort de sa mère.

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Rosa Bonheur est-elle surtout une artiste passionnée par la nature ?

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Rosa Bonheur a toujours été habillée avec un pantalon et une blouse sur le pantalon, qui était le costume des femmes saint-simoniennes. Son père la représente ainsi, avec son polichinelle dans une main et son crayon dans une autre. Sa mère sera vêtue ainsi lorsque son père s’engagera chez les saint-simoniens. Ensuite, lorsqu’elle décide d’aller travailler dans les abattoirs, elle demande l’autorisation de porter le pantalon pour des raisons pratiques, mais surtout sécuritaires. Habillée en femme, elle est constamment agressée et même interdite de présence. A la fin de sa vie, elle dit que ses pantalons ont été ses grands protecteurs. Elle continuera à s’habiller ainsi dans la forêt de Fontainebleau et dans son atelier. En revanche, dans la rue ou les réceptions officielles, elle est toujours habillée en robe. Porter le pantalon n’a jamais été, pour elle, une revendication politique. Seulement un moyen de travailler en sécurité, partout où elle le souhaitait.

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Rosa Bonheur avait également les cheveux courts.

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La mère de Rosa Bonheur est morte lorsqu’elle avait onze ans. Elle le dit elle-même : « Qui aurait pris soin de mes boucles ? » Là encore, c’est une question pratique et plus tard de sécurité.

Ses cheveux courts ont donné lieu à une méprise d’un policier, dans la rue, qui « voyant ses cheveux courts et son allure dégagée », l’a prise pour un homme déguisé en femme. Il l’emmène au poste de police en la bousculant. Rosa Bonheur réplique par un vigoureux coup de poing… ce qui conforte le policier dans sa méprise. Au poste de police, le commissaire la reconnaît et se confond en excuses.

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Vous apportez beaucoup d’importance dans votre livre à la correspondance de Rosa Bonheur. Est-ce un personnage que l’on doit étudier pour ses écrits et  pas seulement pour ses œuvres picturales ?

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La correspondance de Rosa Bonheur apporte un éclairage sur sa personnalité, notamment son sens de l’humour, voire son espièglerie. Sa correspondance avec son marchand d’art, Ernest Gambart, d’abord par l’intermédiaire de Nathalie Micas, puis directement, est très émouvante. Les lettres prouvent une grande amitié qui, hélas, prendra fin peu avant la mort de Rosa Bonheur, à cause d’un malentendu, mais surtout de l’erreur d’Ernest Gambart, qui n’a pas compris la relation entre Rosa Bonheur et Anna Klumpke.

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Comment interpréteriez-vous l’écriture de Rosa Bonheur ?

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Une rapide observation graphologique des lettres de RB montre un graphisme proche d’un tableau, avec de grandes volutes, de beaux volumes. Au XIXème siècle, on imposait aux femmes l’écriture dite « sacré-cœur », rigide, mécanique, penchée en avant et pointue. Tout le contraire de l’écriture de RB !

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Rosa n’avait pas de mari. Était-elle homosexuelle ?

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Une femme célibataire, même si elle vit avec une autre femme, n’est pas forcément homosexuelle. L’histoire de Rosa Bonheur, et surtout celle de son célibat, est intimement liée à la tragédie de sa mère. Lorsque Raimond Bonheur décide d’aller s’enfermer dans le couvent des saint-simoniens et abandonne sa famille, Sophie Bonheur s’épuise à la tâche pour nourrir cinq personnes, et finit par mourir d’épuisement. C’est une maladie d’enfance de Rosa qui l’achève. Rosa Bonheur est aussi consciente des violences verbales que son père inflige à sa mère, notamment lorsqu’il lui reproche son mariage. Elle dit à plusieurs reprises que si elle ne s’est pas mariée, c’est à cause du souvenir de son père. Par ailleurs, la situation des femmes mariées au XIXème siècle interdisait toute autre activité que celle de l’entretien « du ménage ». Rosa Bonheur n’aurait jamais pu mener sa carrière de peintre si elle avait eu la charge d’une famille. Elle choisit donc le célibat.

Rosa Bonheur avait beaucoup d’amis hommes, qui venaient la voir chez elle et avec qui elle partageait de longs moments. Elle avait peu d’amies femmes car elle ne supportait pas « les femmes qui demandent l’autorisation de penser », ce qui était le lot d’à peu près toutes les femmes au XIXème siècle. Les trois grandes amies femmes qu’elle a eues ressemblaient toutes à sa mère. Nathalie Micas et Anna Klumpke étaient le portrait de sa mère, et Myolan Carvalho était la voix de sa mère. C’est le fil conducteur de la vie de Rosa Bonheur : la ressemblance à la mère. Nous sommes loin de l’homosexualité, qu’elle-même contestait. Elle était suffisamment libre pour la revendiquer, si elle l’avait été ; ce qui aurait été une autre façon de faire avancer la cause des femmes.

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Y’a-t-il dans les œuvres de Rosa Bonheur une part de sexualité et de beauté ?

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Je ne sais pas si on peut parler de « sexualité » dans ses tableaux. Elle aimait peindre les paysans dans toute leur splendeur. Les Ecossais aux jambes nues, bergers ou soldats, l’émouvaient beaucoup. Elle aimait les hommes, loin d’être insensible à leur charme, comme elle le disait dans sa jeunesse. Mais à la fin de sa vie, notamment dans son testament, elle dit n’éprouver pour la gent masculine qu’une « franche camaraderie ». Entre les deux époques, toute une vie d’agressions sexistes qu’elle n’a cessé de subir !

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En voulant observer les animaux dans leur milieu naturel, Rosa Bonheur était-elle également une scientifique ?

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Rosa Bonheur a été formée selon les principes de l’école réaliste. Elle représente donc fidèlement ses modèles, avec un génie qui force l’admiration. Aujourd’hui, les zoologistes utilisent ses tableaux pour reconnaître des animaux disparus. L’amour qu’elle éprouve pour ses modèles, les animaux, l’amène à adopter nombre d’entre eux, dont des lions. Elle ira aussi les peindre dans les zoos. Elle adorait les moutons. Sa propriété de By était une véritable Arche de Noé !

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Chiens, chèvres, vaches, lions, singes… Sont-ils chez Rosa Bonheur des personnages de haut rang ?

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Oui, ce sont de véritables personnages dont elle a fait le portrait comme on faisait le portrait des personnages humains importants. Les animaux sont ses modèles, ses amis, ses compagnons de vie. Elle n’éprouve aucune fatigue à les dessiner, même quand ils changent constamment de position.

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L’Amérique a été une part importante dans la vie de Rosa Bonheur avec les indiens, Buffalo Bill et sa grande amie Anna Klumpke. A-t-elle connu un rêve américain ?

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Rosa Bonheur admirait beaucoup les Américains et notamment la façon dont étaient traitées les femmes, qui ne subissaient pas les « entraves » qui, en Europe, ne cessaient d’empêcher les femmes de se réaliser. Les Américaines pouvaient fréquenter l’Université, ce qui n’était pas le cas des Françaises qui n’ont eu accès au baccalauréat que grâce à l’impératrice Eugénie.

La rencontre avec Anna Klumpke a été une bénédiction dans sa vie. Par la ressemblance à sa mère et la vénération qu’Anna Klumpke lui porte, Rosa Bonheur retrouve la force de créer, qu’elle avait perdue à la mort de Nathalie Micas.

La jeune américaine éprouvait une admiration sans borne pour l’artiste française. Elle collectionnait tous les articles qui parlaient d’elle. Devenue handicapée, enfant, à la suite d’une chute, elle reçut une poupée à l’effigie de Rosa Bonheur. En 1889, quelques mois après la mort de Nathalie Micas, Anna Klumpke rend visite à Rosa Bonheur comme interprète d’un collectionneur américain. Suite à cette rencontre, les deux artistes vont correspondre et se rencontrer de temps en temps. Très souvent, les rencontres se font en présence de la mère d’Anna Klumpke. A la fin de sa vie, Rosa Bonheur lui demandera de la considérer comme l’une de ses filles, alors qu’elle est plus vieille qu’elle. Lorsqu’Anna Klumpke demande à faire le portrait de Rosa Bonheur, en 1898, elle s’installe à By et finit par y rester, à la demande de Rosa Bonheur, afin de l’aider à vivre jusqu’à sa mort, neuf mois plus tard.

En ce qui concerne Buffalo Bill, il y a eu une rencontre cordiale, l’autorisatrion de venir dans le campement indien, en 1889, et en retour, une invitation à déjeuner et une visite de l’atelier. 

Buffalo Bill a fait connaître les Amérindiens aux Parisiens, mais il a aussi grandement contribué à les massacrer, notamment en abattant à lui seul des milliers de bisons.

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Le fait que la cause du bien-être animal est plus populaire de nos jours explique-t-elle le regain d’intérêt pour les œuvres de Rosa Bonheur ?

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A l’époque de Rosa Bonheur, la cause animale commençait à être défendue, avec la création de la SPA – dont a fait partie Rosa Bonheur – et surtout en Angleterre.

Je pense que c’est d’abord le talent de Rosa Bonheur qui est à la cause de la fin de son invisibilité. Le fait que ses sujets soient des animaux joue sans doute aussi. Je ne suis pas certaine qu’aujourd’hui, la majorité des gens soit sensibilisée au bien-être animal. Si tel était le cas, la consommation de viande provenant des élevages intensifs s’effondrerait.

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Le paysage chez Rosa Bonheur est-il idéalisé ?

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Rosa Bonheur est de l’école réaliste. L’impressionnisme vient après. A la fin de sa vie, ses tableaux de paysages sont très proches de l’impressionnisme. Mais ce n’est pas son style dominant. On peut dire qu’elle a été une grande peintre animalière et une grande paysagiste, avec peu de tableaux dans ce genre.

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Rosa Bonheur s’adaptait-elle à tous les milieux ?

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Rosa Bonheur a connu la grande pauvreté. Durant son enfance, elle n’a pas toujours mangé à sa faim. Elle va devenir très riche et fréquenter aussi bien les gens modestes que les gens haut placés. Elle offre un tableau à une paysanne pour la remercier de lui avoir permis de peindre ses animaux. Cela fait la fortune de cette paysanne.

Un jour, Rosa Bonheur reçoit une lettre d’un enfant anglais, portant comme adresse « Madame Rosa Bonheur, France ». La lettre lui parvient sans problème. L’enfant lui écrit son admiration pour son talent, notamment pour le Marché aux chevaux, dont il a une reproduction chez lui. Hélas, il ne donne pas son adresse. Si cela avait été le cas, il serait devenu très riche…

Rosa Bonheur était timide, elle connu la misère alors que sa grand-mère était « de sang royal ». Elle a été traumatisée par la mort de sa mère. Elle a fréquenté tous les milieux, y compris les nobles. Elle était proche de la duchesse de Saxe Cobourg Gotha, elle a rencontré plusieurs fois l’impératrice Eugénie et Napoléon III. Rosa Bonheur était intelligente, elle considérait les êtres qu’elle rencontrait pour eux-mêmes, loin des étiquettes et conflits politiques.

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Vous étudiez Rosa Bonheur et ses œuvres depuis 2006. Après toutes ces années, y’a-t-il encore des aspects qui vous surprennent ?

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Les récentes expositions de Bordeaux et de Paris au musée d’Orsay m’ont convaincue, une fois de plus, du grand talent de Rosa Bonheur. Je reste fascinée par son génie artistique et aussi par sa vie. Rosa Bonheur a su transformer le malheur en force de vie, une vie riche de création, riche d’amitié, une vie de bonheur.  Si elle avait vécu plus longtemps, elle serait devenue une peintre impressionniste, avec le même talent dont elle a fait preuve comme peintre animalière.

Je fais le vœu que sa mémoire continue d’être honorée, même après la fin du bi-centenaire.

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