Depuis l’an 2000, un personnage est bien connu des lecteurs de bande dessinée : Alan Ingram Cope. Par les dessins (et les bulles) de l’artiste Emmanuel Guibert, le jeune GI a su nous raconter SA guerre. Engagé dans l’US Army en 1943, il débarque au Havre le 19 Février 1945 (le jour de son anniversaire), et voit la fin du conflit mondial quelques mois plus tard en Tchécoslovaquie.

Depuis, Alan a fait du chemin. En plus des 3 tomes de « La Guerre d’Alan« , l’Américain est également le héros de « L’Enfance d’Alan » et de « Martha & Alan« . Plus de 20 ans après le premier album, une autre histoire de sa vie est en préparation.

Originaire de Californie, le vrai Alan Cope s’est établi peu après la Seconde Guerre mondiale sur l’Île de Ré. C’est par sa rencontre avec Emmanuel Guibert que son aventure graphique est née. Malgré son décès en 1999, Alan continue de nous parler à travers la bande dessinée.

Rencontre avec Emmanuel Guibert, passeur de mémoires.

 

 

 

Comment est né le projet de « La Guerre d’Alan » ?

 

 

C’était tout sauf d’un projet. J’ai juste saisi une perche que la vie me tendait. Le jour où j’ai rencontré Alan Ingram Cope, le 16 juin 1994, j’étais sur l’île de Ré. Je lui ai juste demandé mon chemin alors qu’il sciait du bois devant chez lui. Alan m’a parlé pendant 15 minutes ce qui est un peu long lorsque vous voulez juste répondre à quelqu’un qui demande sontomE1 chemin. Il me conseillait d’aller à une plage où je pouvais me baigner, à de bons restaurants,… Alan vivait sur l’île depuis 1975. Il était devenu un véritable rétais. J’ai cru au départ qu’il s’agissait d’un Anglais.

Le destin nous a remis en présence le soir même lors d’un concert. Nous nous sommes recroisés quelques jours sur le port de Saint Martin. L’île de Ré est certes petite mais vous voyez beaucoup de monde. Alan et moi avons décidé d’être amis.

Très rapidement, j’ai eu envie de l’écouter. Au bout de 2-3 jours, j’ai pris la décision de réaliser une bande dessinée sur sa vie de soldat durant la Seconde Guerre mondiale. Nous étions sur une plage et au moment où Alan m’a proposé d’aller dîner, je lui ai fait part de mon projet. D’un ton tout à fait naturel, il a approuvé. Alan était soucieux de transmettre son expérience.

 

 

Comment Alan était perçu sur l’île de Ré ?

 

 

Alan était un exilé. Toute leur vie, les exilés incarnent une sorte d’entre-deux. Lorsque des Américains lui rendaient visite, ces derniers voyaient un homme qui n’était pas revenu dans son pays depuis 1948. La pensée d’Alan était resté intacte. Il avait une nostalgie très forte de son pays natale – à tel point qu’il avait envie d’y retourner. Alan craignait que sa sensibilité soit heurtée. Je tiens à rappeler que la Californie, sa région natale, était avant la Seconde Guerre mondiale, un pays de cocagne. Je le raconte dans le livre « L’Enfance d’Alan ».

La population a de plus doublé. Avec les arsenaux, beaucoup de soldats quittaient les Etats-Unis pour combattre dans le Pacifique. Un grand nombre d’entre eux trouvait la Californie magnifique. Ces jeunes hommes ont alors fait le vœu que s’ils revenaient vivants au pays, ils s’installeraient sur la côte Ouest.

Après la guerre, Alan est revenu en Californie. A ce moment-là, il y avait le smog [Brouillard brunâtre urbain] – ce mot n’existait pas avant la guerre. Alan ne reconnaissait plus son pays et les quelques mois où il a été stationné en Europe l’avait attaché au Vieux monde. Il a alors décidé de revenir.

Pour les Français, c’était un pur américain avec ses jeans et ses chemises à carreaux.

Alan était un Américain qui vivait en France. Il parlait français de façon scrupuleuse. Il maîtrisait également la langue allemande.

 

 

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Le noir & blanc a-t-il été choisi car il rappelle les photographies de la Seconde Guerre mondiale ?

 

 

Il y a de multiples raisons. La maison d’édition publiait plus volontiers des ouvrages en noir & blanc. Il y avait un aspect esthétique mais également économique – le coût est moins élevé lorsque vous sortez des bandes dessinées en noir & blanc. « La Guerre d’Alan » était de plus un livre assez épais.

Il est évident que lorsque vous pensez à la Seconde Guerre mondiale, vous vous rappelez avant tout de photographies en noir & blanc.

 

 

Alan ne participe pas à de grandes batailles et ne connaît pas non plus de moments héroïques lors de sa vie de soldat. Pourtant le récit est captivant. La personnalité d’Alan Cope rendait-t-elle son récit passionnant ?

 

 

La guerre d’Alan a été moins douloureuse que beaucoup d’autres soldats. Son ami Lou, avec lequel il avait fait sa préparation militaire, a eu moins de chances. Il est parti avant lui de Fort Knox. Lou a donc combattu lors du débarquement en Normandie et a connu la bataille des Ardennes. Alan est resté plus longtemps aux Etats-Unis car après avoir suivi les cours de transmissions, il est devenu enseignant. Tout au long de sa vie, il comprenait les choses plus facilement et plus rapidement que les autres. Ses officiers lui ont ordonné de rester.

Son stationnement dans la région de la Bohème (Tchécoslovaquie) en mai 1945 est historiquement intéressant. A l’époque de l’écriture du livre et du vivant d’Alan, je n’avais pas encore toutes les informations à ce sujet. J’ai depuis pris contact avec des historiens américains et tchèques.  J’ai tant appris et j’ai même retrouvé des photos de lui enpilsen Tchécoslovaquie. C’est une grande frustration pour moi de ne pas avoir les montrées à Alan lorsqu’il était encore vivant.

Le passage des soldats américains en Tchécoslovaquie a été une décision prise par le général Patton. Pourtant, il n’est pas certain que l’état-major allié ait pu autoriser de telles manœuvres.

Le récit d’Alan était fascinant car ses anecdotes étaient remarquablement bien racontées. J’en apprenais tant. Le récit, à la fois épique et pédagogique, m’a permis de m’attacher à lui. Je voulais trouver une excuse pour passer plus de temps en sa compagnie. Je n’avais pas besoin de poser de questions à Alan. J’avais juste à l’écouter.

 

 

Avez-vous apporté votre propre vision au récit ?

 

 

Alan ne se souvenait certes pas de tout mais se souvenait spectaculairement de beaucoup. J’avais beaucoup de matières. J’ai quasiment reproduit tout ce qu’Alan m’avait raconté sur sa guerre. Je voulais être le plus près possible de sa voix.

Alan m’a encouragé à prendre part au récit dès le début. Il me laissait interpréter de nombreux aspects de son histoire avec non seulement de la compréhension mais aussi de l’enthousiasme. Nous avons parfaitement travaillé ensemble. Si je n’avais pas eu une telle liberté, le projet n’aurait jamais pu aboutir. Quelques jours avant son décès, Alan enregistrait encore sur un magnétophone des souvenirs afin que je puisse les retranscrire sur le papier.

Même encore de nos jours, je me sens encore en pleine complicité avec Alan. Sa mort n’a rien changé. Je l’ai tant aimé que continuer à travailler sur sa vie m’aide beaucoup à faire le deuil.

Je vais prochainement retrouver Alan pour un nouveau volume. Je vais réécouter sa voix sur le magnétophone, je vais le dessiner à nouveau, je vais voyager pour suivre ses traces. C’est comme reprendre une conversation.

 

 

enfance

 

 

 

Vous racontez un aspect de la Seconde Guerre mondiale peu traité : l’expérience du service militaire. Dans « La Guerre d’Alan », vous montrez l’intimité des soldats. Souhaitiez-vous réaliser un récit sans filtre ?

 

 

 Il est pour moi inconcevable de constater que de génération en génération, c ‘est toujours la même histoire.

J’ai des grands pères qui ont combattu dans les tranchées et mon père a été envoyé en Algérie. Je suis le premier de ma famille à ne pas avoir été à la guerre. J’ai tout de même l’envie de transmettre des faits intéressants aux lecteurs et aux gens qui nous entourent. C’est même une responsabilité. Alan était conscient de la valeur de ce qu’il avait vécu. Il avait certes été un soldat parmi d’autres mais dans un monde mouvementé.

Je me suis mis à sa disposition et il a accepté de tout dire.

 

 

3 tomes plus une édition mono-volume et la publication de « L’Enfance d’Alan » en 2012. En 2016, vous publiez « Martha & Alan ». Pour cet album, pourquoi avoir choisi la couleur ?

 

 

« Martha & Alan » est une petite histoire que j’aurais intégré dans un volume avec 10 cases. Cependant, elle est transversale dans la vie d’Alan. Cette histoire commence durant son enfance et s’achève à la fin de sa vie. J’ai convaincu Alan de donner à ce récit un sort particulier. L’éveil du sentiment amoureux est d’une importance nucléaire dans nos vies. Comme l’histoire était courte, je l’ai dilatée sur le plan de l’image. J’ai choisi de réaliser des doubles-pages en couleurs. Alan appréciait ce type d’illustrations et j’ai eu beaucoup de plaisir à les réaliser. Je me suis rendu sur les lieux. J’ai dessiné la première église presbytérienne de Pasadena sur Colorado Boulevard. Elle avait été détruite lors d’un tremblement de terre en 1974. J’ai retrouvé des photos d’archives.

La couleur donne finalement à « Martha & Alan » un statut à part.

 

 

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Avec « La Guerre d’Alan », vous avez connu un véritable succès critique et public. La saga a même été récompensée. Le critique britannique Paul Gravett considère « La Guerre d’Alan » comme l’une des 1001 bandes dessinées qu’il faut lire au cours de sa vie. Pourquoi vos albums sont-ils aussi populaires ?

 

 

Depuis plusieurs années, la bande dessinée a pu intéresser davantage de lecteurs – même ceux qui n’en lisaient jamais. Nous ne pouvons que nous en réjouir.

Depuis l’Antiquité, nous aimons les silhouettes qui racontent des instants de vie. Consigner notre existence sur quelques dessins est quelque chose de populaire car c’est universel. J’ai eu le bonheur de recevoir un référendum venu du Japon. « La Guerre d’Alan » se trouvait parmi des mangas comme étant l’une des bandes dessinées les plus populaires du pays.japon J’étais touché qu’un album européen ait pu retenir l’attention de jeunes lecteurs japonais mais j’ai en plus constaté qu’ils l’aimaient. Le pays a pourtant connu une histoire difficile avec les GI’s. « La Guerre d’Alan » n’est pas seulement une histoire de soldat – c’est avant tout un récit sur un éveil au monde dans des circonstances dramatiques. On y parle de courage, d’innocence et de formation.

« La Guerre d’Alan » est à présent traduit en une dizaine de langues. Les lecteurs s’intéressent avant tout à un jeune homme. Certains me demandent même ce qu’il a pu devenir. Je réponds qu’ils doivent être patients. Ils le sauront tôt ou tard.

 

 

Avec « La Guerre d’Alan », nous sommes loin des univers de vos personnages comme Ariol ou Sardine de l’espace…

 

 

Je n’établis aucune hiérarchie entre mes différentes créations. Ariol est tout autant chargé sentimentalement que « La Guerre d’Alan » ou « Le Photographe ». J’y ai intégré de nombreux souvenirs d’enfance. Toutes ces bandes dessinées sont pour moi très intimes. Si vous avez l’outrecuidance en public, vous devez montrer quelque chose qui en vaut la peine et qui est chargée en émotions.

 

 

Plus de 20 ans après le tome 1 de « La Guerre d’Alan », qu’est-ce qui vous surprend encore avec cette saga ?

 

 

Même si la guerre est terminée, elle plane toujours. Je vais publier un album sur l’adolescence d’Alan. Nous verrons que son père a failli combattre dans les tranchées et que la menace d’être enrôlé dans l’armée est bien réelle. L’adolescence se terminera avec la guerre. Alan entre dans l’US Army ensuite en 1943.

Même si je l’ai beaucoup écouté mon ami, je reste abasourdi par ce suicide ahurissant que l’Europe a accepté. La Seconde Guerre mondiale résonne encore de nos jours. Il est vital de savoir d’où nous venons. Il est vital de connaître notre histoire. Il faut lire, voir et aller à la source. Ne refaisons pas les mêmes erreurs.

 

 

Avec tous ces albums, est-ce une façon de ne pas dire au revoir à Alan ?

 

 

Je n’ai pas envie de le quitter. Alan a encore des choses à dire. Réécouter nos conversations m’apporte même de nouvelles idées. Face au deuil, il y a une efficacité d’un artisanat qui allie un certain savoir (dessiner et écrire) et l’envie de ne pas quitter un être cher. J’ai l’intime conviction que cela fait du bien. Les fantômes vous hantent d’autant plus lorsqu’on leur tourne le dos. Si vous les accueillez et que vous acceptez d’interagir avec eux, il y a alors un écho.

 

 

COPE

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