Dès les premiers mots de la préface, Hubert Védrine, ancien conseiller diplomatique du président François Mitterrand et Ministre des Affaires étrangères de 1997 à 2002, se démarque du terme « amoureux » dans son ouvrage « Dictionnaire amoureux de la géopolitique« , nouveau livre de la belle collection Plon Fayard.
La géopolitique est plutôt un sujet de passion pour l’auteur. Par la rédaction d’articles organisés en ordre alphabétique, Hubert Védrine parcourt au fil des pages l’histoire des relations internationales en traitant des guerres puniques, d’Alexandre le Grand, des lois mémorielles, de l’intelligence artificielle ou de Biden. L’histoire des peuples et des civilisations côtoie la géographie ou bien l’actualité de notre monde bouleversé. Entretien.
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La géopolitique et la diplomatie existent depuis des millénaires. A-t-on finalement retenu la leçon des échecs et des succès passés ?
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Pour retenir des leçons, il faut connaître les événements passés. La transmission est tout simplement vitale. C’est ce que jadis nous appelions la culture générale.
La discussion peut être sans fin : Le traité de Versailles a-t-il été injuste pour l’Allemagne ou au contraire pas assez dur? Qui avait tort ou qui avait raison durant la guerre de cent ans ? Jules César avait-il une raison sérieuse de sécurité pour envahir la Gaule?… Les débats peuvent durer éternellement. Cependant, nous devons au moins essayer de ne pas refaire les mêmes erreurs.
Ecrire « Le dictionnaire amoureux de la géopolitique » a été un exercice passionnant.
Même si le terme « amoureux » est impropre, j’ai toujours aimé étudier la géopolitique avant même d’en connaître le nom et d’avoir des fonctions. Il faut connaître la combinaison de l’histoire et de la géographie et de la politique. Nous vivons dans un monde peuplé de 7 milliards de personnes avec des croyances, des idéologies, des systèmes politiques, des coutumes différentes. La géopolitique c’est l’interaction entre toutes et tous.
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Vous dressez des portraits assez flatteurs de personnages historiques peu populaires en France comme Otto Von Bismark, Deng Xaioping ou Ronald Reagan. Avec la géopolitique, apprend-t-on à mettre de côté son idéologie, ses aprioris ?
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J’ai toujours été réaliste, jamais un idéologue. Je n’ai par exemple jamais cru en un Grand soir, ce fruit des croyances chrétiennes et révolutionnaires. Je n’ai même pas vraiment adhéré au premier degré aux événements de Mai 68 car, élève à Sciences po, j’ai entendu certains crier : « CRS=SS ! ». Je n’ai pas adhéré à cela. Ma vie au pouvoir a renforcé ce réflexe de responsabilité. La seule approche qui marche, c’est l’approche réaliste. Nous défendons ainsi mieux nos intérêts vitaux et nos idées. C’est pourquoi je peux m’intéresser aussi à ces personnages.
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L’Europe est mentionnée dans votre dictionnaire de nombreuses fois. Ce continent, qui a connu pendant des millénaires des conflits sans fin, peut-il redevenir une grande puissance internationale selon vous ?
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« L’Europe » n’a jamais été une grande puissance. Seules la France, l’Allemagne, le Royaume-Uni, l’Espagne, l’Angleterre, donc des nations, l’ont été. L’Europe n’a juste été que leur terrain de jeux. La question serait plutôt : l’Europe peut-elle devenir une puissance?
Ceux qui furent à l’origine de la construction européenne sont en fait … Staline et Truman. Face à la menace soviétique, le président américain est celui qui a conçu la réponse de l’après-guerre avec le Plan Marshall qui a conduit à l’alliance atlantique et la construction européenne. Les Européens, que nous appelons les Pères fondateurs (Jean Monnet ou encore Robert Schuman) sont intervenus après et ont élaboré une Europe économique. Ils n’ont jamais imaginé que l’Europe devienne un jour une puissance. Le marché commun est né sous le parapluie de l’alliance atlantique demandée par les Européens et obtenue, contre le Sénat américain, grâce à Truman. Il se transformera plus tard en marché unique. Sur le plan commercial, j’ai toujours souhaité que l’Europe naïve et confiante ne devienne pas « l’idiot du village global ». Le social-démocrate allemand Frank-Walter Steinmeyer décrit encore mieux cette psychologie en disant que nous sommes des « herbivores géopolitiques » dans un monde de « carnivores géopolitiques » ! Les seuls pays qui, après la Seconde Guerre mondiale, ont conservé l’idée de puissance sont la France et le Royaume-Uni, au début pour des raisons coloniales. Pour que l’Europe en tant que telle devienne un jour une puissance, il faudrait que les Européens admettent à l’idée que l’Europe doit devenir une véritable puissance, pacifique et raisonnable, afin de défendre ses intérêts. Sur le plan militaire, il n’y aura pas de changements avant longtemps : Les Européens veulent rester protégés par les Etats-Unis. Dans d’autres domaines, notamment sur une souveraineté accrue, les Européens peuvent bouger.
La construction européenne va se stabiliser, et je ne vois pas la naissance d’un système vraiment fédéral. Les pro-européens classiques, centre gauche, centre droit, restent, certes, importants mais plus majoritaires nulle part. De l’autre côté, il y a les anti-européens que l’on présente à tort comme euro-sceptiques – alors qu’ils sont carrément hostiles. Les euro-sceptiques sont, en fait, un peu tout le reste des populations. Cet ensemble n’est pas contre l’Europe, mais est devenu sceptique . Les dirigeants européens ont fait des promesses exagérées et intenables. Ils ont déçu les populations.
Je ne pense pas qu’il y aura d’autres traités européens. Il est plus raisonnable d’agir dans le cadre existant. Nous pourrons mener des politiques différentes à l’intérieur de ce cadre stabilisé. Des politiques d’écologisation vont ainsi se développer.
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Vous avez été le conseiller de François Mitterrand pendant 14 ans. Durant cette longue période, vous avez été notamment témoin d’événements de l’Affaire Farewell, la chute du mur de Berlin ou encore la guerre du Golfe. François Mitterrand a-t-il réussi à surprendre d’autres chefs d’Etat ?
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Il les a surtout impressionnés. A tout moment, il gardait le contrôle de la situation et imposait autour de lui une bulle de calme. Déjà lorsqu’il était interné dans le camp de prisonniers à partir de 1940, François Mitterrand avait découvert auprès des autres son charisme, son autorité. Il en imposait. Ce fut pour beaucoup une découverte après 1981, mais certains avaient pris conscience avant des talents de François Mitterrand. Dans les années 30, étudiant, il s’était intéressé à tous les débats politiques. Dans le train qui l’emmenait vers le camp de prisonniers, François Mitterrand réfléchissait déjà à l’Allemagne et à la France. Ministre de l’Outremer sous la IVème République puis dirigeant socialiste, il avait beaucoup voyagé et rencontré de nombreuses personnalités internationales. Devenu Président de la République en 1981, François Mitterrand a vite impressionné. Certains qui ne le connaissaient pas avaient brocardé son ignorance de la géopolitique. Ce fut le contraire. Avec sa profondeur historique, François Mitterrand a apporté une vraie valeur ajoutée. Le chancelier fédéral allemand Helmut Schmidt l’avait invité au Bundestag afin de faire changer la gauche européenne trop pacifiste dans la crise des euromissiles. Mais en 1981, François Mitterrand devenait Président dans un monde occidental qui a adopté l’ idéologie de Margaret Thatcher et de Ronald Reagan. Dès les premières semaines de son mandat, pourtant chef d’Etat de gauche, il fait donc des gestes préventifs envers les Etats-Unis et le Royaume-Uni.
Le Président Mitterrand a été respecté par ses décisions et ses discours mais il a parfois échoué, notamment avec son idée de confédération européenne en 1989, lancée trop tôt, ou sur le Proche-Orient. En 1981, Ronald Reagan, inquiet, a envoyé son vice-président, George H. Bush, discuter avec le nouveau Président français. La rencontre avec Mitterrand va convaincre ce dernier que les Américains ont un allié fiable à l’Elysée. La position du chef d’Etat français est claire : Il a fait l’union de la gauche, il sera loyal avec ses partenaires communistes mais il gardera le contrôle des décisions stratégiques. Tôt ou tard, les communistes quitteront le gouvernement. Les liens entre George Bush (père) et François Mitterrand vont durer des années. Lorsque G. Bush, devenu à son tour président des Etats-Unis, quittera la Maison Blanche, il enverra au président français son dernier télégramme « François, n’oubliez pas que je serai toujours votre ami ».
Alors que toutes les gauches avaient choisi de s’indigner devant l’URSS, François Mitterrand choisit l’équilibre des forces. En 1981, l’Affaire Farewell fut une opportunité. Dès la première rencontre entre Mitterrand et Reagan en juillet 1981 au Sommet d’Ottawa, les relations sont bonnes, alors qu’ils avaient de nombreux désaccords.
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L’équilibre des forces est-il essentiellement conçu par des coups de force ?
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A l’époque moderne, comme avant, tout est rapport de force militaire, politique, économique ou mental. Après s’être débarrassé des derniers émules de Mao Tsé-Toung, Deng Xiaoping a jeté la Chine dans l’économie de marché et ainsi crée le monde actuel. Alexis de Tocqueville avait anticipé et redouté l’importance de l’opinion dans les démocraties. De nos jours, c’est une réalité. A tel point que les gouvernements n’ont plus beaucoup de marge de manœuvre. Mener de réelles politiques extérieures est de plus en plus difficile.
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Avec votre fils, Laurent, vous avez également écrit une biographie « non autorisée » du personnage d’Edgar P. Jacobs, Olrik, éternel antagoniste de Blake & Mortimer. L’ennemi étranger fascine sur le plan international comme ce fut le cas pour Saddam Hussein ou Kadhafi ?
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Ce livre a eu un réel succès, à tel point qu’il a été réédité en poche il y a quelques mois !
Il est vrai que dans les démocraties européennes qui pensaient vivre dans un monde pacifié, il y a cette redécouverte : il existe des systèmes autoritaires, à l’opposé de leurs convictions. Et il est vrai que les terroristes ou les dictateurs, paradoxalement, fascinent souvent les démocrates droit-de-l’hommistes. D’une certaine manière, Staline impressionnait Roosevelt – ce qui peut expliquer certaines conclusions de la Conférence de Yalta.
Mais dans la plupart des cas, dans les moments importants, un chef d’Etat ou un ministre ne suit pas ses émotions.
La France avait choisi de soutenir les démocrates syriens face à Bachar Al-Assad. Les actions horribles menées par ce dernier ont valorisé l’idée que la France était dans le camp du bien et qu’il fallait imposer la démocratie dans ce pays. Les réalistes et les irréalistes se sont alors réconciliés sur cette ligne. Bachard Al-Assad était pour tous le monstre à renverser. Mais dans cette hypothèse, que fait-on ensuite ? Une occupation militaire aurait pu servir à empêcher l’extension des islamistes, mais l’exemple afghan a montré que cela n’est pas tenable. De plus, la Russie voulait garder son influence dans la région par l’intermédiaire du régime syrien. Il fallait penser à tout cela avant.
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Vous évoquez le Rwanda dans votre livre. La venue de Paul Kagamé en mai 2021, autrefois ennemi en France puis celle d’Emmanuel Macron au Rwanda, est-elle une logique géopolitique ?
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Je suis d’autant moins hostile à la « normalisation » que lors de mes tournées en Afrique centrale, en tant que Ministre des Affaires étrangères, j’ai rencontré deux fois Kagamé en 2001 et 2002, donc après le génocide. Je suis réaliste, même si Kagamé n’a plus l’influence que certains Français lui prêtent, il est justifié d’avoir des relations avec lui. Mais ne confondons pas normalisation et vérité historique. Le rapport Duclert est une contribution (en particulier pour les chapitres de 1 à 6, mais il est très biaisé. Je ne suis pas d’accord sur la conclusion sur la « responsabilité » de la France. Les archives rwandaises, belges, anglaises, israéliennes, américaines, des Nations-Unies, n’ont pas été ouvertes. Le rapport Duclert n’est qu’une étape. Le travail sur la vérité historique reste à mener à bien.
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Au même titre que la guerre d’Algérie, le Rwanda aura-t-il toujours des cicatrices qui n’arriveront pas à se refermer ?
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En terme d’impact, les deux questions sont très différentes. La guerre d’Algérie concerne un peu tout le monde, et un très grand nombre de protagonistes comme les harkis, les anciens combattants, les Algériens d’Algérie et de France. Tout cela est très passionnel et concerne un grand nombre de groupes.
En revanche, le Rwanda concerne en France très peu de personnes – quelques centaines. Certains affirment que la France a justement empêché l’engrenage et permis le compromis d’Arusha. De l’autre côté, des militants et des membres d’ONG accusent la France d’avoir été complice du génocide des Tutsis ! Je distingue la normalisation diplomatique, compréhensible, celle voulue par le président Macron, et la vérité historique, qui reste à établir.
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Vous avez été Ministre des Affaires étrangères en 1997. Vous co-présidez la Conférence de Rambouillet en 1999 afin de mettre d’accord les indépendantistes kosovars et les autorités serbes sur la question du Kosovo. Les discussions ne permettront pas d’éviter une nouvelle guerre dans les Balkans. Quelles sont les raisons de cet échec ?
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J’ai été sensibilisé au Kosovo par mon homologue allemand Klaus Kinkel, dès le mois de juillet 1997. Nous sommes allés rencontrer ensemble Slobodan Milosevic et F. Tudjman, et nous avons ressuscité le groupe de contact crée sur la Bosnie par Kinkel et Alain Juppé. Avec entre autres Madeleine Albright, Robin Cook et Igor Ivanov, nous avons discuté pendant un an et demie sur le problème du Kosovo. Nous n’avons pas pu arrêter les exactions des milices serbes contre les populations albanaises de la région. Malgré les échecs, nous avons décidé de ne pas baisser les bras. Les violences étaient commises en plein cœur de l’Europe et j’ai proposé avec Robin Cook de réunir les différents parties au château de Rambouillet. Les autorités serbes (mais pas Milosevic) étaient prêtes à accepter le compromis (une présence des forces de l’OTAN sur le terrain était prévue). L’UCK (L’armée de Libération de Kosovo) a, elle, refusé le compromis- ce qui a mis mon homologue américaine, Madeleine Albright, hors d’elle : l’UCK était soutenue par les Etats-Unis mais n’acceptait pas de s’aligner ! Nous avons interrompu la conférence en attendant un changement d’avis. De l’autre côté, le président serbe n’a pas convaincu Milosevic d’accepter le compromis. Deux semaines plus tard, nous nous sommes réunis à nouveau au Centre Kléber à Paris. L’UCK acceptait finalement le compromis, la Serbie non. Nous avons alors constaté que nous avions fait tout ce qui était possible de faire. Même si il n’y avait pas de résolution explicite du chapitre VII, l’emploi de la force était devenue la seule option. Sans cela, Milosevic n’aurait jamais changé. Tous les membres de l’Union européenne étaient d’accord pour une intervention militaire, et même aucun neutre était contre. Avec mon homologue britannique, Robin Cook, j’ai donc pris la décision de réunir cette conférence. Vous sentez alors le poids de la décision. Ce fut une immense déception de devoir en arriver là et une immense frustration d’y être contraint par le refus de Milosevic, de trouver une solution politique. Notre devoir était hélas de prendre la décision d’intervenir militairement au Kosovo.
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Les Etats-Unis restent-ils une « hyperpuissance » ?
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Oui et non. J’ai employé cette formule il y a très longtemps afin de caractériser l’ère du président Clinton et la fin de l’URSS. Ce n’était pas polémique mais une formule pour montrer que l’Amérique était devenue plus qu’une superpuissance. Madeleine Albright m’a téléphoné pour me dire son indignation. Puis, en bonne francophone, elle a compris la nuance. Avec cette formule improvisée, je suis devenu connu outre-Atlantique !
Est-ce toujours le cas aujourd’hui ? C’est moins le cas avec la Chine. Les Américains connaissent une vraie concurrence. En même temps, les Etats-Unis gardent une puissance militaire colossale, une grande supériorité technologique, un Dollar fort, et les sanctions. Et le globish et Hollywood depuis plus d’un siècle fait rêver. La Chine impressionne, fait peur, mais ne séduit pas.
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Libéralisme, Islamisme, Communisme,… Le courant de pensée le plus courant en géopolitique n’est-il finalement pas le manichéisme ?
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En tant que Ministre, j’avais observé ironiquement que le manichéisme était revenu … au sein de l’administration de George W. Bush. Dès que vous êtes dans la politique, vous vous sentez obligé de simplifier et de distinguer les bons des méchants. Le camp du bien est une conception très forte chez les Occidentaux. Les autres seraient en retard, dans l’erreur ou menaçants. Les dirigeants doivent se méfier de ce manichéisme et le canaliser subtilement, pour arriver à des solutions pragmatiques.
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La crise du Coronavirus a profondément bouleversé notre quotidien mais aussi les relations internationales. Que penser du monde d’après ?
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Tous les dysfonctionnements du monde actuel existaient déjà avant la pandémie. Cette pandémie les a seulement révélé et intensifié. Sur le plan international, nous ne pouvons plus douter du bras de fer Chine-Etats-Unis. Dans le sens du réalisme, à l’exception de la gestion des vaccins, l’Europe a su bien jouer son rôle. Le Moyen-Orient reste une poudrière où aucune grande puissance extérieure ne peut servir d’arbitre.
A la sortie de la crise sanitaire, il faudrait évaluer les politiques de l’ensemble des pays du monde. Evaluer pour déterminer les bonnes pratiques. Avec la surpopulation, l’urbanisation et la déforestation, qui « déconfinent » les virus, les virologues prédisent d’autres épidémies.
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