Lorsque le moraliste et biographe Plutarque traite de la vie de Lucullus, général romain de la fin de la période républicaine et fin gastronome, il prend pour exemple une anecdote devenue célèbre. Remarquant un dîner bien modeste organisé par ses esclaves, Lucullus convoque son maître d’hôtel. Celui-ci explique en bredouillant que, faute d’invités, il avait pensé que son maître se satisferait d’un service réduit. « Comment ?, s’étrangla Lucullus. Tu ne savais donc pas qu’aujourd’hui, Lucullus dîne chez Lucullus ? »

Inutile de dire que la gastronomie était déjà chose sérieuse durant l’Antiquité. Sujet encore plus pertinent puisque ce que l’on retrouve dans les assiettes romaines peut nous en dire beaucoup plus sur la Rome impériale…

Entretien avec Dimitri Tilloi d’Ambrosi, Docteur en histoire romaine à l’université Jean Moulin Lyon 3, sur la table des Romains.

Chez les puissants et les aisés, la table était-elle le lieu incontournable de la vie de cité ?

 

La cena, le repas principal de la journée, appartient au temps de l’otium, c’est-à-dire un moment qui relève avant tout de la sphère privée, tandis que lors du negotium, le citoyen s’adonne aux affaires de la cité, qu’il s’agisse de la vie politique ou des activités économiques. Néanmoins, le banquet des membres de l’élite doit être considéré comme un espace de représentation, parfois d’affirmation des hiérarchies, destiné à rehausser le prestige de l’hôte. Les décors du triclinium, la salle à manger, la vaisselle utilisée, et bien évidemment les mets proposés, doivent participer au succès de la réception. Le banquet est donc tout à fait inhérent au mode de vie de l’élite et à ses valeurs.

La notion de plaisir est-elle parfois présente à la table des plus pauvres de l’Empire romain (villes et campagnes) ?

Les sources donnent à voir avant tout l’alimentation de l’élite, énumérant des mets prestigieux et appréciés. En outre, les sources sont bien souvent écrites par l’élite et pour l’élite. La nourriture humble jouit d’une image ambiguë : si celle-ci peut être raillée pour son caractère vulgaire, ses saveurs et ses odeurs parfois repoussantes, elle peut néanmoins symboliser la simplicité des Romains des origines, à l’image de légumes comme le chou ou les navets. Lorsque la nourriture des paysans est décrite, par exemple dans le poème du Moretum du pseudo-Virgile, chez Horace ou chez des satiristes comme Martial, cette simplicité peut être le gage d’une nourriture bonne pour le corps mais aussi savoureuse en raison de ses vertus morales.

FRUITS

Y’a-t-il avait un réel désintérêt pour la cuisine barbare ou au contraire une recherche de la gastronomie exotique ?

 

 

 

Il convient en premier lieu de tenir compte du contexte et de l’évolution de la cuisine romaine, mais aussi des limites des sources. À l’époque républicaine, la principale influence culinaire vient du monde grec. Les Grecs sont perçus avec une certaine condescendance de la part des Romains conservateurs mais aussi admirés par une partie de l’élite.

Au-delà de l’aire culturelle gréco-romaine, il est difficile de parler de cuisine barbare ou de gastronomie exotique car les textes ne nous disent quasiment rien à ce sujet. Par exemple, nous ignorons tout des recettes pratiquées par les Gaulois. Les auteurs, notamment les géographes ou les encyclopédistes, s’intéressent en revanche de façon ponctuelle à certains produits recherchés par les Romains, telles les salaisons de Gaule ou des produits aromatiques venant des confins de l’Empire. À l’inverse, les descriptions de certaines pratiques alimentaires expriment le mépris, par exemple la consommation de lait chez les Germains, voire le dégoût, par exemple avec le fait de manger certains animaux exotiques chez les Orientaux.

Le vin antique était très différent de celui de nos jours. Comment était-il perçu à l’époque romaine ?

 

 

Le goût et la texture du vin différaient de ce que nous connaissons aujourd’hui. Celui-ci était bu uniquement coupé d’eau en raison de sa forte concentration en alcool, peut-être aussi en VINOOraison d’une certaine épaisseur. Les vins étaient produits bien souvent à partir de vendanges tardives (octobre voire novembre) et la maîtrise de la vinification était imparfaite. Bien souvent, des produits aromatiques lui étaient adjoints, d’une part pour le goût, d’autre part sans aucun doute pour favoriser la digestion dans une perspective médicale. Nous pouvons approcher la perception que les Romains avaient du vin essentiellement à travers les classifications œnologiques très précises qu’établissent les textes, en particulier Pline l’Ancien, grâce à qui nous savons que les vins campaniens étaient particulièrement appréciés. Les vins du monde grec figuraient aussi parmi les plus grands crus de l’époque.

 

Bien qu’esclave, un cuisinier pouvait-il devenir une célébrité (un optimus) dans la cité ?

 

 

Il convient de distinguer les cuisiniers mis en scènes par les œuvres littéraires de ceux du quotidien, que l’épigraphie permet d’approcher. Dans les œuvres littéraires, le cuisinier est soit méprisé, par exemple chez Plaute, ou idéalisé, par exemple dans les Deipnosophistes d’Athénée. En réalité, l’épigraphie reflète l’humble condition des cuisiniers et ne donne pas à voir de cuisiniers célèbres. Seuls les cuisiniers impériaux se démarquent par leur statut privilégié à travers des inscriptions, mais le cuisinier reste un serviteur bien souvent. Dans les cas d’Apicius ou de Caius Matius, ami de César, il ne s’agit pas de cuisiniers à proprement parler mais plutôt de gastronomes passionnés de cuisine.

Dans le monde méditerranéen, les produits de la mer étaient-ils préférés au gibier ou à ceux des campagnes ?

 

 

D’une manière générale, pour l’élite romaine les produits de la mer sont entourés d’un prestige supérieur aux animaux terrestres, en particulier le bétail. Les échelles de valeur données par les textes soulignent clairement la haute valeur accordée aux fruits de mer et poissons. En revanche, la chasse est une activité aristocratique, dont le produit est savouré par l’élite, à l’image du sanglier. La notion de norme est essentielle pour décrypter les descriptions de repas faites par les auteurs antiques. Leur transgression, par exemple lorsqu’il s’agit de l’hospitalité de la table, peut être une manière de dénigrer le prince, ce qui est le cas de Caligula ou Commode par exemple.

poisson

L’empereur avait-il le devoir de mener un train de vie exemplaire même à table ?

Pour étudier la table de l’empereur, il convient d’afficher la plus grande prudence compte tenu du point de vue des biographes, qu’il s’agisse de Suétone ou de l’auteur de l’HistoiELIOre Auguste. D’une façon assez schématique, il apparaît que le bon empereur est celui qui sait se mesurer face aux plaisirs, notamment ceux de la table, et prend soin de son corps par une alimentation saine. Le peu d’intérêt pour la bonne chère permet alors de se consacrer pleinement aux affaires de l’Empire, c’est le cas par exemple d’Auguste ou de Sévère Alexandre. Mais dans ce deuxième cas, il s’agit de créer un fort contraste avec Élagabal, lequel se livre sans retenue aux plaisirs de la table. Le banquet demeure en tout cas un instrument de pouvoir et de mise en scène du pouvoir impérial.

Y’a-t-il avait des interdits alimentaires guidés par les règles de la cité ?

 

 

Les interdits alimentaires dans le monde romain sont très limités et ne concernent que quelques groupes philosophiques (par exemple les Pythagoriciens) ou religieux (adeptes du culte isiaque, Juifs…). En revanche, les lois qui concernent l’alimentation édictées par les autorités publiques sont des lois somptuaires qui visent à limiter le luxe de la table, dans un souci de régulation du comportement des élites. Néanmoins, certaines indications données par les textes sont difficiles à expliquer de façon claire, par exemple l’interdiction de vente de plats chauds ou de pâtisseries sous Néron dans les lieux de restauration.

Avez-vous eu l’occasion de goûter à des recettes romaines ?

 

 

L’expérience est intéressante pour se faire une idée des mélanges de saveurs. Les produits employés dans la plupart des recettes nous sont familiers, notamment pour les légumes. Mais ce sont surtout les associations d’ingrédients et leur accumulation qui peut nous surprendre. 

Néanmoins, l’utilisation de certains produits aromatiques difficiles à se procurer ou encore le caractère approximatif et imprécis de la plupart des recettes impliquent des adaptations.

LIVRE

Pour en savoir plus : Le livre de Dimitri Tilloi-d’Ambrosi « L’Empire romain…par le menu »

https://www.arkhe-editions.com/livre/lempire-romain-par-le-menu/

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