Néron ! À peine le nom résonne et il nous fait penser à un personnage sanguinaire et fou, chantant et jouant de la lyre face aux flammes qui détruisent la vieille cité de Rome, et persécutant impitoyablement les Chrétiens de l’Empire romain.
Depuis des siècles, le jeune empereur, dernier des Julio-claudiens, est perçu comme l’un des pires personnages de l’Histoire. Mais qui est Néron ? Saurons-nous un jour distinguer la réalité du mythe ? Pourquoi a-t-on autant jeté l’opprobre sur le fils d’Agrippine la jeune alors qu’il fut si populaire durant les premières années de son règne ?
Entretien avec Laurie Lefebvre, Professeur agrégée de Lettres Classiques et docteur de l’Université de Lille, nous en dit plus sur la fabrique du monstre Néron.
La décision de Néron de mettre fin à ses jours aurait été plus provoquée par des rumeurs que par de réelles menaces. Les rumeurs continuent encore aujourd’hui de ternir l’image de l’empereur. Est-ce une malédiction ou cela prend racine sur de réels faits selon vous ?
Sans doute un peu des deux. La réputation terrible dont pâtit Néron peut, d’un côté, s’expliquer objectivement : Néron a opté pour une politique propre à indisposer le sénat romain (on peut penser, par exemple, à sa volonté de faire participer l’élite aux spectacles publics ; à ses efforts, plus généralement, pour faire de Rome une cité des arts et des jeux, aux antipodes des valeurs militaires traditionnelles) ; il s’est (comme bien d’autres) employé à purger la cour des opposants et rivaux potentiels ; et à sa mort, lorsque la stabilité politique revient à la faveur de l’arrivée au pouvoir des Flaviens, la nouvelle dynastie, poussée par la nécessité de légitimer sa présence à la tête de l’État, va entreprendre de flétrir méthodiquement la mémoire de celui qui avait été le dernier Julio-claudien : pour apparaître comme des sauveurs, il leur fallait bien un monstre. Néanmoins à cela s’ajoutent des circonstances certes conjoncturelles pour ainsi dire, mais qui contribueront largement à donner une dimension mythique à Néron : par exemple le désastre, propre à marquer durablement les esprits, de l’incendie de Rome (si l’on admet, évidemment, qu’il s’agit d’un accident, ce qui est aujourd’hui la thèse communément acceptée), ou encore la montée du christianisme et notamment la venue à Rome de Paul sous le règne, précisément, de Néron. Un peu comme si ce dernier s’était, malheureusement pour lui, trouvé au mauvais endroit au mauvais moment. C’est en cela que l’on pourrait presque parler de « malédiction ». Ensuite, le travail de fantasmes et de déformations a fait patiemment son œuvre au fil du temps.
Selon les écrits, Néron a-t-il été victime de son entourage ou de son âge ?
Là encore, un peu des deux. Il est vrai que Néron est encore bien jeune lorsqu’il devient le maître de Rome : il a 17 ans quand sa mère Agrippine le fait proclamer empereur, suite à la mort suspecte de Claude. Et nombre d’auteurs antiques prêtent à Néron les travers propres à la jeunesse (goût pour les fêtes arrosées, fréquentations peu recommandables, virées nocturnes, imprévoyance…) ; l’on n’est pas loin d’entendre résonner là certaines diatribes actuelles contre l’insouciance des étudiants. Mais ces mêmes auteurs insistent également sur le fait que le jeune âge n’empêche pas la vertu ; que les premières années de Néron furent presque idylliques (c’est ce qu’Aurelius Victor appelle le « quinquennium Neronis ») ; que Néron a, surtout, été manipulé par un entourage délétère (sa mère Agrippine d’abord ; sa maîtresse Poppée ensuite ; son préfet du prétoire Tigellin aussi, et bien d’autres). Chez un historien comme Tacite, Néron apparaît ainsi bien souvent comme un personnage sans envergure, mal entouré, et utilisé presque comme un pantin.
Le goût pour le théâtre et le chant a-t-il nourri son image d’efféminé et de débauché, antithèse de la vertu virile romaine de son époque ?
Tout à fait. La Rome antique est une culture de la virilité, entendue au sens réactionnaire du terme : son idéal est fait de force (à la fois physique et mentale), de courage, et donc de combats ; les grands héros épiques sont des guerriers ; les grands hommes sont des généraux et se doivent de briller sur le plan militaire. En ce sens, le théâtre et le chant sont, d’une certaine manière, perçus comme dégradants, car trop peu virils ; le théâtre était même, du fait que l’acteur offre son corps au public, plus ou moins assimilé à une forme de prostitution. À ce titre interdiction formelle était faite aux soldats de monter sur scène, sous peine de mort, et pendant longtemps les acteurs furent exclusivement des esclaves (ce qui ne les a pas empêchés d’être, pour certains, adulés telles de véritables célébrités). La passion de Néron pour les arts de la scène ne pouvait donc qu’entrer en contradiction totale avec cet idéal : d’où cette figure d’empereur dépravé, efféminé et en ce sens passif. On en revient au Néron pantin évoqué précédemment.
Néron était fortement critiqué par les sénateurs alors qu’il gardait une certaine popularité auprès de la plebs sordida. Les écrits ont-ils conservé cette ambivalence au fil des siècles ?
Malgré la légende noire qui s’est formée autour de Néron, il faut effectivement garder en mémoire qu’il fut manifestement un empereur très populaire, auprès de ce que l’élite romaine considérait comme la lie de la société. D’ailleurs Othon, qui régna quelques mois en 69, tâcha de se présenter comme un continuateur de Néron, preuve que ce dernier avait ses partisans. Mais nous n’avons connaissance de ce soutien populaire qu’assez indirectement : car pendant des siècles, la littérature a été écrite par l’élite pour l’élite ; ce que vivait ou pensait le peuple s’est longtemps retrouvé exclu du champ de l’écrit. Globalement, la figure de Néron a donc toujours fait l’objet d’un relatif consensus, bien plus qu’elle n’a gardé trace d’une ambivalence. Les nuances ne sont venues que bien plus tard.
Tertullien désigne Néron comme « le premier qui a répandu le sang des Chrétiens ». La persécution ne fut pourtant pas la première, fut épisodique et ne se passa pas que dans la cité. Pourquoi l’empereur a pourtant marqué les esprits jusqu’à être désigné comme l’antéchrist ?
Néron apparaît effectivement, dans la littérature chrétienne, comme le primus persecutor, le premier persécuteur de la foi chrétienne. Il n’en est rien : il ne s’est pas agi de rechercher et d’exécuter tous les chrétiens en tant que tels, mais de punir de manière conjoncturelle, aux lendemains de l’incendie de Rome, ceux qui furent (sans doute à tort) reconnus coupables du désastre. Ce qui a surtout offert à Néron une place de choix dans l’imaginaire chrétien et donc occidental, c’est la mort de Pierre et de Paul sous son règne : cette association entre le martyre de deux des principales figures du christianisme naissant et le nom de l’empereur était propre à assurer la funeste célébrité de ce dernier. À ce titre de nombreuses églises présentent, sur leurs murs, des représentations de Néron face à Paul. À cela s’ajoute la circulation, dans l’Antiquité, de poèmes connus sous le nom d’Oracles sibyllins et prophétisant le retour d’un matricide fugitif (ce qui, évidemment, devait évoquer à tous le souvenir de Néron, d’autant plus que son corps passait pour n’avoir jamais été retrouvé et que des « faux Nérons » étaient apparus après sa mort, dans la partie orientale de l’empire). Par ailleurs Paul, évoquant la question de l’Antéchrist dans l’une de ses épîtres, déclare que « le mystère d’iniquité est déjà à l’œuvre », ce qui a largement été interprété comme une allusion à Néron. Assez vite et pour ainsi dire tout naturellement, Néron, le primus persecutor, fut donc associé à la figure du dernier bourreau de l’Apocalypse.
Les « empereurs fous » (pessimi principes) sont nombreux tels que Caligula ou encore Commode mais la figure du Néron-tyran (« hyperbarbare ») semble surpasser les autres. Néron fait-il consensus parmi les intellectuels païens et chrétiens ?
Un formidable consensus, et c’est bien là ce qui a assurément contribué, dans une très large mesure, à l’ampleur qu’a pris le phénomène Néron au fil des siècles. Certes le Néron des païens n’est pas exactement celui des chrétiens : l’un a pour caractéristique principale d’être une créature infâme, dépravée et impure ; l’autre est une bête sauvage, cruelle et assoiffée de sang. Mais dans les deux cas, Néron est un monstre.
« Le Néron littéraire » est devenu une figure importante à travers les siècles avec notamment « Britannicus » et « Quo Vadis ». Il est encore même aujourd’hui au cinéma, dans les jeux vidéo. Est-il toujours un personnage négatif ?
Tout dépend du support utilisé, et du public visé. Dans la littérature scientifique, qui se veut quête de la vérité, Néron, sans être devenu pleinement positif (quoi que des tentatives aient été faites en ce sens), bénéficie désormais de portraits plus nuancés ; ses gestes sont expliqués, voire compris ; certains de ses crimes les plus emblématiques ne lui sont plus imputés (le meurtre de Britannicus ; celui de sa seconde femme, Poppée ; l’incendie de Rome). Le travail des historiens a influé sur celui des romanciers : la marginalité de Néron y apparaît, de plus en plus, presque touchante. Mais dans la conscience collective, et dans tout discours n’ayant pas la vérité du règne néronien pour objet, le dernier Julio-claudien est resté le monstre innommable qu’il a toujours été depuis sa mort : il est un repère, une valeur, par rapport à laquelle situer autrui sur l’échelle du bien et du mal. Il ne sera pas aisé de faire descendre Néron d’un tel piédestal.
Pour en savoir plus : Le mythe Néron. La fabrique d’un monstre dans la littérature antique (I-Ve s.) de Laurie Lefebvre – Presses universitaires du Septentrion (2017) http://www.septentrion.com/fr/livre/?GCOI=27574100778790